La théologie de la créativité : généalogie d’un renversement

Le discours idéologique de la créativité s’impose de plus en plus pour désigner un ensemble aux contours flous comprenant l’art, le design, l’artisanat, et dont l’objet est de soumettre ces activités à une idéologie économique. On parle d’ingénierie créative, d’innovation créative, que sais-je encore. Non seulement ce concept doit être attaché au libéralisme actuel qui espère dans cette créativité trouver un ressort pour produire la tant désirée croissance, et au développement de la subjectivité, chacun étant appelé à déployer son potentiel propre par l’intermédiaire de la créativité qui est en même temps une invention de soi, mais aussi à un discours théologique : l’artiste est créateur de son destin tout comme l’entrepreneur est créateur d’entreprises. Un étrange déplacement s’est réalisé du XIXe au XXIe siècle, de l’esthétique dandy (l’existence comme œuvre d’art, Dorian Gray) aux utopies des années 70, de la théologie jusqu’aux libertariens de la Silicon Valley et au discours dominant actuel où l’entreprenariat n’est plus un secteur particulier mais un paradigme moral s’appliquant à toutes choses et brouillant les répartitions classiques entre l’entreprise, l’État et la délibération collective.

Ce glissement sémantique n’est-il pas le symptôme d’une transformation plus profonde de notre rapport au monde et à nous-mêmes? La créativité, autrefois attribut divin par excellence, s’est progressivement sécularisée pour devenir le propre de l’artiste romantique, puis de tout individu capable de se réinventer. Mais cette démocratisation apparente cache une mutation plus inquiétante : la créativité n’est plus l’expression d’une singularité irréductible, mais l’injonction généralisée à produire de la différence exploitable. Ce n’est plus la création ex nihilo qui est valorisée, mais la capacité à générer sans cesse du nouveau commercialisable, à transformer l’existence même en source de profit. Cette mutation ne témoigne-t-elle pas d’une colonisation progressive de tous les domaines de l’existence par la logique marchande? L’intimité la plus profonde de l’être n’est-elle pas devenue le dernier gisement à exploiter pour un capitalisme en quête perpétuelle de nouvelles ressources?

La créativité contemporaine se présente comme une libération des potentialités individuelles, comme l’avènement d’une société où chacun pourrait enfin exprimer sa singularité. Mais cette promesse d’émancipation ne masque-t-elle pas une nouvelle forme d’assujettissement, plus subtile et plus efficace que les précédentes? Car ce qui est demandé à l’individu créatif n’est pas tant d’être lui-même que de produire sans cesse de la différence, de l’innovation, de la disruption : il doit constamment se réinventer, non pour son propre épanouissement, mais pour satisfaire les exigences d’un marché toujours en quête de nouveauté. L’injonction à la créativité devient ainsi le masque souriant d’une précarisation généralisée, où chacun est sommé de devenir l’entrepreneur de sa propre vie, responsable de ses succès comme de ses échecs, dans un monde où les protections collectives s’effritent.

Ce déplacement a pour effet de fonder l’hégémonie actuelle sur une structure qui lui était historiquement opposée. La valorisation du fil invisible de l’existence chez les dandys défiait le matérialisme industriel et l’accumulation du capital (les dandys et les premiers modernes venant souvent de famille ayant consumé leur capital). La créativité existentielle prend aujourd’hui la forme d’un mot d’ordre « Soyez créatif ! », seuls les créatifs survivront dans un monde occidental désindustrialisé et devenu cognitif, dont l’orientation est capitalistique. C’est la consumation créative qui permettra d’accumuler une plus-value économique : en créant je créé par là même occasion une valeur qui n’existait pas, de nouveaux besoins et de nouvelles productions. Bien évidemment, cette créativité a peu de rapport avec ce que visait la naissante modernité du XIXe siècle, parce que si le mot utilisé est commun aux deux époques, ce qui est produit est tout différent. D’un côté, des œuvres d’art, de l’autre des innovations technologiques qui ne sont le plus souvent que des gadgets dont l’intérêt est moins en eux-mêmes que dans le rythme même d’obsolescence. La créativité innovante est hantée par la destruction et par la ruine, à peine produit-elle quelque chose qu’il faut penser à produire autre chose pour réaliser un remplacement permanent. La créativité n’est pas dès lors une innovation, c’est-à-dire l’invention du nouveau qu’on pourrait lié à l’appel de la modernité (Baudelaire), mais une obsolescence programmée qui nous jette dans un futur qui est de manière fort paradoxale nostalgique : chaque objet est remplacé par un autre, à peine acheté il est déjà dépassé, tout passe.

L’ironie de ce renversement ne pourrait être plus cruelle : ce qui fut jadis un geste de résistance au matérialisme bourgeois devient l’instrument même de son triomphe. Le dandy baudelairien, dans son élégant détachement, incarnait un refus aristocratique des valeurs marchandes, une célébration de l’inutile et du gratuit contre l’utilitarisme ambiant. Sa créativité existentielle ne visait aucun profit, aucune reconnaissance sociale : elle était pure dépense, consumation improductive d’un capital symbolique hérité. Aujourd’hui, cette posture a été récupérée, retournée, mise au service de l’accumulation qu’elle contestait : la créativité n’est plus dépense mais investissement, non plus gratuité mais rentabilité.

Cette métamorphose s’accompagne d’une transformation profonde de notre rapport au temps : là où le dandy cultivait l’instant, la suspension du temps utilitaire dans l’éternité du beau geste, l’individu créatif contemporain est pris dans une accélération permanente, dans une fuite en avant où chaque innovation est immédiatement frappée d’obsolescence. Cette temporalité paradoxale, où le nouveau est déjà périmé avant même d’avoir pleinement existé, n’engendre-t-elle pas cette forme particulière de mélancolie propre à notre époque : la nostalgie d’un futur qui ne viendra jamais, la nostalgie d’un présent qui ne cesse de se dérober? L’obsession de l’innovation trahit ainsi une incapacité fondamentale à habiter le présent, à s’installer dans la durée d’une œuvre qui résisterait au temps.

Cette accélération temporelle affecte profondément notre rapport aux objets : devenus obsolètes presque instantanément, ils perdent toute épaisseur, toute capacité à incarner une présence durable dans nos vies. Les objets de l’ère de l’innovation perpétuelle sont des fantômes, des apparitions fugitives destinées à disparaître aussitôt qu’apparues. Leur succession effrénée dessine une étrange chorégraphie de la disparition, où chaque nouveauté ne fait que souligner l’absence de ce qu’elle remplace. Cette fragilité ontologique des objets ne contamine-t-elle pas notre propre sentiment d’existence? Ne sommes-nous pas, nous aussi, pris dans ce vertige de l’obsolescence, dans cette précarité généralisée où rien ne dure, où tout se consomme?

Ce discours est la reprise de la logique des vanités. Nos vanités contemporaines sont les gadgets technologiques que chacun désire. L’important est ici de dépasser une vision moraliste qui opposerait ce rythme effréné et vain au retour d’une existence vraie et terrienne. Comme l’ont démontré, chacun à leur manière Lyotard et Klossowski, ce qui est en jeu dans la logique du remplacement consumériste, qui lie les affects et les objets, ce n’est pas une occultation des affects et de la puissance irraisonnée de l’existence, c’est encore l’existence irreprésentable. Derrière la consumation de l’innovation, s’exprime encore l’astre noir de nos existences, non plus le développement d’une subjectivité qui produit en bout de course le nihilisme occidental, mais un nihilisme (comme mal-être) qui produit une existence. Si l’on peut déconstruire les discours de la créativité et de l’innovation, dont l’actuel démantèlement de la culture est le symptôme, en en montrant les contradictions, il faut ensuite savoir écouter les puissances qui grondent encore en dessous et ce que ce refoulement dit de nos existences démesurées qui ont trouvées là une autre manière de « dire » sans représentation leur puissance.

Les vanités contemporaines diffèrent pourtant des vanités baroques en un point essentiel : là où ces dernières rappelaient la vanité des biens terrestres face à l’éternité divine, nos gadgets technologiques n’opposent à leur propre vacuité que la promesse d’un autre gadget, plus performant, plus désirable encore. Le crâne des vanités traditionnelles a été remplacé par l’obsolescence programmée : ce n’est plus la mort qui relativise nos possessions, mais leur propre autodestruction programmée. Cette circularité vertigineuse, où la vanité ne renvoie plus qu’à elle-même, n’est-elle pas le signe d’un enfermement dans l’immanence, d’une incapacité à penser un dehors du cycle production-consommation-destruction?

Et pourtant, comme le suggèrent Lyotard et Klossowski, cette logique consumériste n’est peut-être pas une simple aliénation, une pure dépossession de soi. Elle est peut-être aussi l’expression déformée, travestie, d’une puissance plus profonde, d’un désir qui excède toute représentation. Le rythme frénétique de l’innovation ne serait-il pas une tentative désespérée pour donner forme à ce qui, en nous, refuse toute forme stable, à cette part d’existence irréductible à toute identité fixe? La destruction permanente des objets ne manifesterait-elle pas, de façon paradoxale, notre résistance à la chosification, notre refus d’être réduits nous-mêmes à des objets manipulables, identifiables?

Cette ambivalence fondamentale de la logique consumériste nous invite à dépasser l’opposition simpliste entre aliénation et authenticité, entre fausse conscience et vérité de l’existence. Car ce qui s’exprime dans le cycle infernal de l’innovation n’est pas seulement la domination du capital sur nos vies, mais aussi une certaine vérité de notre condition : cette impossibilité d’habiter pleinement le présent, cette inadéquation fondamentale à nous-mêmes qui définit peut-être l’humain comme tel. Le nihilisme contemporain ne serait alors pas tant une maladie à guérir qu’une condition à assumer, à traverser, pour y découvrir peut-être d’autres possibilités d’existence.

L’astre noir qui pulse sous la surface lisse de nos écrans ne serait-il pas cette puissance sans nom qui excède toute identité, qui refuse toute fixation dans une forme définie? Cette force qui s’exprime aussi bien dans la création artistique que dans la destruction consumériste, dans l’extase mystique que dans l’ivresse technologique? Cette pulsation obscure que la théologie nommait jadis deus absconditus, le dieu caché, et que notre modernité tardive éprouve comme l’absence de tout fondement, comme le vertige d’une liberté sans garde-fou?

L’idéologie de la créativité apparaît ainsi comme une tentative paradoxale pour capturer cette puissance, pour la mettre au service de la production de valeur, pour transformer l’excès même en source de profit. Mais cette capture reste nécessairement partielle, imparfaite, car ce qu’elle prétend maîtriser lui échappe par définition. L’existence irreprésentable qui gronde sous la surface des discours officiels continue de travailler souterrainement, de miner les fondements de l’ordre établi, de faire surgir des formes imprévues, inassimilables. C’est peut-être dans les failles de l’idéologie dominante, dans les interstices du discours de la créativité, que se laisse entrevoir cette puissance anonyme qui n’est ni le sujet souverain de l’humanisme ni le consommateur formaté du capitalisme tardif, mais quelque chose comme une vie impersonnelle, une force qui traverse les individus sans se réduire à eux.

Cette puissance impersonnelle ne se manifeste pas seulement dans les grandes œuvres d’art ou dans les innovations révolutionnaires : elle s’exprime aussi dans les gestes les plus quotidiens, dans les formes d’existence les plus ordinaires. Elle est cette part d’excès, d’indétermination, qui fait que toute vie humaine excède ses propres conditions, que tout individu est irréductible aux déterminations sociales, économiques, culturelles qui le constituent. C’est cette puissance que l’idéologie de la créativité tente de formater, de normaliser, de rendre productive, mais qui lui échappe toujours en partie.

Cette résistance n’est pas nécessairement spectaculaire, héroïque : elle peut prendre la forme d’une simple distraction, d’un détournement imperceptible, d’une manière singulière d’habiter les dispositifs qui nous sont imposés. Elle est cette façon qu’ont les individus de ne jamais coïncider parfaitement avec ce qu’on attend d’eux, de toujours introduire un écart, une différence, dans la répétition même des gestes les plus standardisés. C’est dans cet écart minuscule, dans cette différence imperceptible, que se loge peut-être la possibilité d’une autre créativité, d’une créativité qui ne serait plus au service de l’accumulation du capital mais de l’intensification de l’existence.

Cette créativité alternative ne se définit pas par la production du nouveau pour le nouveau, par l’innovation pour l’innovation : elle est plutôt une certaine manière d’habiter le présent, d’intensifier la relation aux choses et aux êtres, de faire surgir des possibilités inédites au cœur même du donné. Elle n’est pas nécessairement création d’objets nouveaux, mais plutôt invention de nouvelles façons de vivre avec les objets, avec les autres, avec soi-même. Elle est moins production que réappropriation, moins innovation que détournement, moins création ex nihilo que reconfiguration des possibles.

Cette conception de la créativité nous invite à repenser radicalement notre rapport au temps : non plus comme une ligne droite orientée vers un futur toujours plus innovant, mais comme un présent épais, stratifié, où coexistent différentes temporalités, différentes strates de sens. Elle nous invite à sortir de l’alternative stérile entre nostalgie réactionnaire et futurisme acritique, pour habiter un présent complexe, tissé de multiples fils temporels, où le passé n’est pas ce qui a été dépassé mais ce qui continue de travailler le présent, de l’ouvrir à d’autres possibles.

L’obsolescence programmée des objets technologiques pourrait alors être lue non seulement comme une stratégie d’accumulation du capital, mais aussi comme le symptôme d’un rapport plus profond à la finitude, à la mortalité, à la disparition. Les gadgets que nous ne cessons de remplacer ne sont-ils pas les substituts profanes des objets sacrés d’autrefois, ces objets qui nous mettaient en relation avec l’invisible, avec ce qui excède la vie quotidienne? Leur succession effrénée ne témoigne-t-elle pas d’une tentative désespérée pour conjurer la mort, pour maintenir à distance ce qui, en nous, appartient déjà à la disparition?

La théologie de la créativité apparaît ainsi comme une religion séculière, comme une tentative pour réenchanter le monde après la mort de Dieu, pour retrouver une forme de transcendance dans l’immanence même du marché. L’entrepreneur créatif est le nouveau prêtre de ce culte, le médiateur qui transforme la puissance brute de l’existence en valeur exploitable, en innovation rentable. Mais cette médiation reste nécessairement imparfaite, car ce qu’elle prétend capturer lui échappe par nature : la puissance anonyme de l’existence, cette force qui traverse les individus sans se réduire à eux, reste irréductible à toute forme de valorisation économique.

La créativité dont nous parle l’idéologie dominante n’est donc pas la créativité comme telle, mais sa forme captée, disciplinée, mise au service de l’accumulation. Elle est à la créativité ce que le travail aliéné est au travail vivant, ce que la sexualité normalisée est au désir polymorphe : une forme domestiquée, appauvrie, d’une puissance qui excède toute normalisation. C’est cette puissance excédentaire, cette créativité sauvage qui continue de travailler souterrainement nos existences, de faire surgir des formes imprévues, des modes de vie inassimilables par la logique dominante.

Ce n’est donc pas en opposant à l’idéologie de la créativité une authenticité retrouvée, une pureté originelle, que nous pourrons échapper à son emprise : c’est plutôt en intensifiant les contradictions qui la traversent, en poussant à bout sa logique même, en faisant surgir au cœur de ses dispositifs les puissances qu’elle tente de capturer. C’est en habitant autrement les espaces qu’elle nous assigne, en détournant les objets qu’elle nous propose, en inventant d’autres usages du temps et du corps qu’elle prétend formater. C’est dans ce travail patient, imperceptible, que se joue peut-être la possibilité d’une autre créativité, d’une créativité qui ne serait plus au service de l’accumulation du capital mais de l’intensification de l’existence.

Cette créativité alternative ne se définit pas par la production du nouveau pour le nouveau, par l’innovation pour l’innovation : elle est plutôt une certaine manière d’habiter le présent, d’intensifier la relation aux choses et aux êtres, de faire surgir des possibilités inédites au cœur même du donné. Elle n’est pas nécessairement création d’objets nouveaux, mais plutôt invention de nouvelles façons de vivre avec les objets, avec les autres, avec soi-même. Elle est moins production que réappropriation, moins innovation que détournement, moins création ex nihilo que reconfiguration des possibles.

La théologie de la créativité est ainsi traversée par une contradiction fondamentale : elle prétend valoriser l’expression singulière, l’invention subjective, tout en la soumettant aux exigences homogénéisantes du marché. Elle célèbre la différence tout en la réduisant à un simple vecteur de valorisation économique. Cette contradiction n’est pas accidentelle, elle est constitutive du capitalisme contemporain, qui a besoin à la fois d’une standardisation des comportements et d’une différenciation permanente des produits. C’est dans cette tension, dans cet écart entre la créativité promise et la créativité effectivement permise, que peuvent s’inventer d’autres formes de vie, d’autres manières d’être créatif.