La connaissance des flux

Le sens commun comprend intuitivement le flux comme un phénomène flou, excessif, continu. On parle souvent de flux quand on est dépassé, saturé par une continuité qui est hors de notre portée : automobiles filant dans une ville polluée, énergie circulant dans les immeubles, informations déversées quotidiennement, consommation toujours galopante, cohorte de passants vaquant à leurs occupations, déluge météorologique produit par l’activité croissante des humains. Cette image du flux se répand dans certaines philosophies actuelles qui caricaturent le flux en en faisant une totalité impensable, un devenir absolu qui exclurait la quantification, c’est-à-dire la codification. Mais dès que l’on plonge son regard dans la construction historique de ce concept, succède à cette image simplifiée compris comme intégralité, une entité plus complexe et surtout beaucoup plus ambiguë qu’on aurait du mal à résumer en quelques sentences.

Comment penser cette ambiguïté fondamentale du flux qui semble échapper à toute catégorisation définitive ? Ne faut-il pas, pour en saisir la complexité, abandonner notre tendance à réduire les phénomènes à des polarités simples et embrasser cette tension constitutive qui fait du flux à la fois excès et manque, continuité et rupture, totalité et fragmentation ?

L’ambivalence originaire : trop et pas assez

En effet, si le flux est excessif il est aussi, et ceci depuis son origine grecque, en manque. Le flux est du trop et du pas assez parce que d’une façon très pratique l’excès des pluies glisse sur une terre asséchée qui ne parvient plus à le boire. De sorte que les anciens savaient bien que ces deux phénomènes, semblant opposés à un esprit moderne, la sécheresse et la pluie torrentielle, sont en fait un complexe de forces indissociables dont l’alternance forme justement le tempo comme influx, reflux et afflux. D’ailleurs la racine étymologique du torrent, torrens, fait justement référence à cette pauvreté. Cette dualité originaire nous révèle déjà que le flux n’est pas réductible à un simple écoulement continu, mais qu’il porte en lui-même une tension dialectique, une différentialité constitutive qui défie nos catégories logiques habituelles.

La question des flux est une question en même temps théorique et pratique, car pas de Cité sans gestion des eaux, que ces eaux viennent du monde extérieur ou intérieur, c’est-à-dire des corps qui habitent la ville. L’hydrologie, cette ontologie pratique, est indispensable à la construction de la vie sociale et cette connaissance sera rapidement reléguée au niveau d’un simple savoir-faire et non d’une science. Cette relégation n’est-elle pas symptomatique de notre rapport ambigu aux flux, à la fois nécessaires à notre existence et pourtant maintenus à distance de notre pensée théorique ? N’est-ce pas parce que les flux nous confrontent à une forme d’altérité radicale, à quelque chose qui semble échapper à notre maîtrise tout en nous constituant intimement ?

Les métamorphoses historiques de l’ambivalence

Cette ambivalence du flux va trouver des expressions variées au fil des siècles. Ce qui importe est qu’à chaque époque l’Occident va déployer et réinventer l’ambiguïté métaphysique des flux, parce que devant le désordre apparent de ceux-ci, qui n’est pas désordre chaotique mais chaos de chaos, c’est-à-dire nécessité de la contingence qui remet même en cause l’absence de loi, il faudra bien trouver un principe supérieur pour organiser comme du dehors ce tumultueux désordre. Cette recherche d’un principe organisateur ne traduit-elle pas notre incapacité fondamentale à habiter pleinement ce chaos différentiel, cette contingence nécessaire qui défie nos cadres conceptuels ? Le flux nous place face à l’irréductibilité d’un phénomène qui refuse de se laisser enfermer dans les catégories du même et de l’autre, de l’ordre et du désordre, de la nécessité et de la contingence.

C’est sans doute au regard du flux que la connaissance véritable fut considérée comme connaissance au-dehors, se retrouver au milieu des flux constituant un risque de s’y noyer. Il fallait bien que l’objet de la connaissance soit dangereux pour que la connaissance s’en retire. Ce qui était sans doute au début une préoccupation pratique des cultivateurs et de la Cité se transforme progressivement en une structure essentielle de notre façon d’être au monde permettant de comprendre nos rapports ambivalents au monde lui-même et à la question de savoir comme ordre et désordre, continuité et discrétion, totalité et fragment peuvent s’agencer ensemble alors que notre pensée est toujours tentée de les décomposer afin de faire correspondre le monde à la structure du langage.

Au-delà de la perception : la différentialité ontologique

L’ambivalence des flux est l’expression d’une différentialité dans le phénomène lui-même et non pas seulement entre le phénomène et la perception. Le flux n’est ni une chose, ni un milieu mais un état (il faudra revenir ultérieurement sur la redéfinition de l’état au-delà de l’accidentel). Cette différentialité ontologique, cette tension constitutive au cœur même du phénomène, ne nous invite-t-elle pas à repenser fondamentalement notre rapport au monde ? Ne nous révèle-t-elle pas que l’ambivalence n’est pas un défaut de notre perception ou de notre pensée, mais bien une caractéristique essentielle de la réalité elle-même ?

L’Occident va donc donner une forme à chaque époque des flux, du clinamen lucrécien aux saignées thérapeutiques, de la théorie des humeurs aux écoulements christiques, de l’étrange zoologie des animaux machines à la thermodynamique, de l’énergie industrielle aux réseaux télégraphiques, de l’ordinateur aux réseaux numériques, etc. Chacune de ces figurations historiques ne constitue-t-elle pas une tentative pour apprivoiser cette différentialité fondamentale, pour donner forme à cette ambivalence constitutive qui défie nos catégories logiques ? Et pourtant, à travers ces métamorphoses successives, quelque chose persiste : cette tension irréductible entre l’excès et le manque, entre la continuité et la rupture.

À chaque époque nous remarquons que s’agence une certaine structure entre ce qui s’écoule et ce qui interrompt cet écoulement, entre le flux et le barrage (ce que Deleuze et Guattari nommaient le code), et que cet agencement s’articule toujours autour de trois polarités qui peuvent sembler éloignées : le flux comme physique (au sens de physis), le flux comme corps (les écoulements, la conscience, etc.) et le flux comme technique (l’énergie, l’information, le réseau instrumental, etc.). Cette articulation tripartite ne nous révèle-t-elle pas une dimension fondamentale de notre être-au-monde, une structuration profonde de notre rapport à l’altérité qui traverse les domaines apparemment séparés de la nature, du corps et de la technique ?

L’objet comme solitude dépendante

Le flux ne s’oppose pas à toutes les philosophies de l’objet, mais seulement à celles qui conçoivent l’objet comme une unité et une identité (rien n’est plus identique à un objet que ce même objet) car alors le flux serait considéré comme un milieu dans lequel baignent ces unités. Si l’objet est par contre envisagé comme solitude dépendante, c’est-à-dire singularité incomparable ouverte à des agencements avec d’autres objets (transduction d’un objet à un autre qui pourrait même en définir la nature), alors l’objet n’est ni unité ni fragmenté, il est singularité tourbillonnaire et appartient donc au flux. Cette conception de l’objet comme “solitude dépendante” ne nous offre-t-elle pas une voie prometteuse pour penser la technique au-delà de l’anthropocentrisme, pour reconnaître son autonomie relative sans pour autant en faire un absolu détaché de toute relation ?

Le flux n’est donc pas un fluide qui baigne les objets et qui leur arrive accidentellement, mais est, d’une certaine façon, ces objets mêmes parce qu’en eux il y a la possibilité d’un excès et d’un défaut. Cette inclusion réciproque du flux et de l’objet nous permet de dépasser l’opposition stérile entre continuité et discontinuité, entre devenir et être. L’objet n’est plus pensé comme une substance stable opposée au flux changeant, mais comme un nœud de relations, un point singulier dans un réseau de forces qui le traversent et le constituent.

L’inhumain des flux et la pensée de l’inachèvement

Quelque chose émerge de cette succession d’agencements historiques dont nous voyons progressivement émerger la structure. Nous n’en sommes pas au bout, et la silhouette continue à se définir, mais quelque chose d’inouï, à nos yeux tout du moins, voit le jour. Une articulation profonde et remettant en cause nos habitudes les plus secrètes entre les mondes physique, corporel et technique qui ne sont pas réductibles à quelque chose d’humain. Cette inhumanité des flux ne doit pas être comprise comme une négation de l’humain, mais plutôt comme la reconnaissance d’une altérité fondamentale qui nous traverse et nous constitue, qui excède notre maîtrise tout en rendant possible notre existence. N’est-ce pas dans cette relation paradoxale à l’inhumain que se joue précisément notre humanité ?

Le flux est devenu une figure fondamentale de l’extériorité en expansion. Étrangement tout se passe comme si des phénomènes qui semblaient provoqués par l’être humain étaient autonomes et pour ainsi dire inhumains. Cette autonomie paradoxale des flux techniques ne nous invite-t-elle pas à repenser fondamentalement notre rapport à la technique, à reconnaître qu’elle n’est ni un simple instrument à notre disposition, ni une force entièrement étrangère qui nous dominerait de l’extérieur, mais bien un élément constitutif de notre être-au-monde, une médiation nécessaire de notre rapport à l’altérité ?

Le flux n’est pas absolu comme flux intégral mais comme infinitude du flux, c’est-à-dire comme différentiel et l’art aura été la tentative pour donner une forme à celle-ci : les drapés, les nuages, les écoulements, les phénomènes lumineux et vaporeux, l’inframince, etc. Cette dimension esthétique du flux nous rappelle que la pensée ne peut jamais le saisir entièrement dans des concepts figés, mais qu’elle doit se faire elle-même mouvement, devenir sensible aux tensions et aux intensités qui traversent le réel. L’art ne cherche pas à domestiquer le flux ou à le réduire à des catégories stables, mais à en explorer les potentialités différentielles, à habiter cette ambivalence constitutive qui défie nos cadres conceptuels.

Ainsi, penser le flux dans sa différentialité fondamentale, c’est accepter l’inachèvement nécessaire de toute pensée, c’est s’ouvrir à une forme de connaissance qui ne prétend pas dominer son objet de l’extérieur mais qui accepte de se laisser traverser par lui, de se laisser transformer par cette altérité qui nous constitue intimement. N’est-ce pas dans cette ouverture à l’inachèvement, dans cette reconnaissance de notre propre insuffisance face à l’excès et au manque du flux, que peut se déployer une pensée à la hauteur de la complexité du réel ?