Beatboxing et popping locking

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Il y a dans certaines pratiques populaires vocales et chorégraphiques comme le beatboxing et le popping locking un devenir-machine des corps. Comment appréhender ce phénomène qui semble défier les distinctions traditionnelles entre l’organique et le mécanique? Car ce qui frappe devant de telles performances c’est non seulement la capacité physique à produire des sons et des mouvements proches d’une machine, et à renverser dans le cas du beatboxing la hiérarchie du modèle, puisque c’est l’instrument que la bouche mime non l’inverse, mais c’est encore une image très forte du flux, d’un écoulement qui transforme le corps en medium de rythmes et d’intensités variables.

Les corps deviennent en effet continus, ils ne s’arrêtent jamais et cette continuité est paradoxalement fonction de pauses et d’arrêts, comme si la fluidité ne pouvait émerger que d’une rythmicité qui alterne présence et absence. Chacun ménage des différences d’intensité, pour le beatboxing c’est le fait de mimer le suspend du mix, c’est-à-dire le passage d’un morceau à un autre, ce moment de transition qui est aussi celui d’une métamorphose sonore, pour le popping c’est le passage entre deux mouvements continus du corps comme un morphing corporel, une transformation qui s’effectue sous nos yeux sans que nous puissions en isoler les différentes phases. La continuité excessive (le corps fait trop) est fonction de l’arrêt qui appauvrit (le corps se fige) et du différentiel qui produit une attente esthétique (ça va reprendre). N’est-ce pas dans cette tension dialectique entre excès et retenue, entre fluidité et rupture, que se joue l’effet fascinant de ces pratiques?

La relecture du rôle de l’attente et de la répétition sur l’intelligence du corps chez Bergson serait à même de transformer ces curiosités contemporaines en symptôme de modes de fonctionnement corporel courants et le plus souvent inaperçus. « La répétition a pour véritable effet de décomposer d’abord, de recomposer ensuite, et de parler ainsi à l’intelligence du corps. » (Henri Bergson, Matière et mémoire, p.122.) Cette intuition bergsonienne nous invite à voir dans ces pratiques non pas de simples divertissements mais des manifestations d’une intelligence corporelle qui se déploie précisément dans cette capacité à décomposer et recomposer le mouvement, à fragmenter pour mieux fluidifier.

On pourrait certes s’arrêter au caractère anecdotique et spectaculaire de ces pratiques, les réduire à des curiosités marginales ou à des phénomènes de mode, mais il faut savoir y regarder des performances dans lesquelles il devient difficile de séparer les parties du tout et de procéder à une quelconque décomposition, comme dans le beatboxing les différentes couches d’instruments mimés, et qui articulent de manière complexe le corps et la technique à partir d’une inversion de l’isomorphie entre les deux. Quelle est cette relation inédite qui se tisse entre le corps et la machine, non plus dans un rapport d’aliénation mais dans une forme d’émulation créative?

C’est la machine qui libère le corps, renversement paradoxal des perspectives critiques traditionnelles qui voyaient dans la mécanisation une forme d’asservissement. C’est cette contrainte mimétique qui lui donne des possibilités inconnues jusqu’alors et qui surprennent le public, comme si le corps ne pouvait découvrir certaines de ses potentialités qu’en se confrontant à son apparente altérité technique. C’est la répétition machinique qui permet au corps d’être ce qu’il n’est pas, de s’affranchir de ses limites supposées pour explorer des territoires expressifs inédits. La choséification n’est plus une aliénation subie mais le désir de devenir-autre, transformation volontaire qui ouvre le champ des possibles corporels plutôt qu’elle ne le restreint.

Que ces pratiques soient nées dans le tournant des années 70 et 80 aux USA dans un monde postindustriel montrent sociologiquement comment les techniques machinent avec les corps et ont permis à une génération d’accéder à la production artistique en inversant, là encore, consommation et création par le détournement de la platine non plus seulement comme moyen d’écoute mais aussi moyen de diffusion active et individualisée. Cette émergence historiquement située ne révèle-t-elle pas une capacité fondamentale des corps à s’approprier les logiques techniques pour les transformer en moyens d’expression?

Ce renversement anticipait ce que l’ordinateur produisit quelques années plus tard à plus grande échelle en rendant compatible la réception et la diffusion, la consommation et la production. N’y a-t-il pas dans ces pratiques corporelles l’intuition précoce d’une révolution médiatique plus vaste qui allait bouleverser nos rapports à la création et à la diffusion culturelles? Le corps, dans sa capacité à mimer la machine, n’a-t-il pas préfiguré ce que la technologie numérique allait généraliser: un brouillage des frontières entre production et réception, entre création et consommation?

Ces pratiques corporelles nous invitent ainsi à repenser profondément la relation entre technique et corporéité, non plus comme une opposition mais comme un entrelacement productif où chacun des termes se trouve transformé par l’autre. Le corps qui mime la machine n’est plus tout à fait un corps organique traditionnel; mais la machine mimée par le corps n’est plus non plus une simple mécanique reproductible. Émerge alors une entité hybride, un corps-machine ou une machine-corps, qui défie nos catégories habituelles et nous oblige à penser autrement l’articulation entre le vivant et le technique.

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