L’IA pense-t-elle ? / Does AI think?
Lorsque Martin Heidegger dit que la technique ne pense pas ou que « l’essence de la technique n’est rien de technique », il veut dire qu’on ne peut la saisir par elle-même parce que l’essence ontothéologique de la technique, son projet historial nommé Arraisonnement, n’est pas présente dans la technique elle-même. J’avais tenté de déconstruire cet argument en distinguant il y a fort longtemps la notion de technique et celle de technologie, estimant que la seconde intégrait le logos (en traitant informatiquement des signes) et portait plus explicitement sa définition dans son extension que la technique qui restait obnubilée par son instrumentalité. Pour cela, je me reposais sur la réalité virtuelle en tant que celle-ci d’une manière tout à fait explicite porte des prétentions métaphysiques et disait son ambition de constituer une réalité alternative.
Avec l’intelligence artificielle dont la diffusion dans le champ social semble s’accroître d’année en année et tout particulièrement ces derniers mois avec CLIP puis chatGPT, le fait que la technologie porte son essence ou sa définition devient de plus en plus prégnant. Tant et si bien qu’elle semble penser plus que nous n’en sommes capables.
Ceci ne doit absolument pas s’entendre dans le sens où l’intelligence artificielle parviendrait à mimer l’intelligence humaine dont, de toute façon la définition semble pour le moins incertaine tant nous sommes juge et partie (et on pourrait retourner la question de l’essence sur l’intelligence qui croit toujours être plus que son extension), mais au sens où les enjeux problématiques qu’elle porte restent impensés. On a même le sentiment d’une régression : nous pensons de moins en moins problématiquement les enjeux de l’intelligence artificielle et lorsque nous relisons certains textes des années 50 nous aimerions que les débats actuels aient encore ce niveau de réflexion. Lorsque nous observons les réflexions dans les médias, sur les réseaux sociaux, et dans beaucoup d’ouvrages, à propos de l’intelligence artificielle, ils ne parviennent le plus souvent pas à remonter à leurs conditions de possibilités (récursivité indispensable lorsqu’on tente de rendre intelligible l’intelligence), mais semblent toujours poser l’ensemble des concepts qu’ils manient comme allant de soi et comme fondé d’avance, héritant par là même passivement d’une structure historique dont ils sont les symptômes Pluto que les témoignages.
Les réseaux récursifs de neurones devraient impliquer des raisonnements et des réflexions d’un tout autre ordre et en ce sens-là nous ne sommes pas à la mesure de « son » intelligence : une intelligence non pas conçue comme une volonté ou une intériorité, mais comme une possible problématique. La technologie pense et elle pense sans nous, en autre absence non pas en remplaçant par mimétisme nos procédés cognitifs comme on le dit le plus souvent, mais en nous imposant un monde de significations que nous laissons impensés et dans lequel pourtant nous vivons de part en part. La responsabilité de la pensée est bel et bien encore celle de l’être humain, mais il ne répond pas, il répond de moins en moins, à ce qui devrait interpeller notre pensée dans les technologies et reste à un niveau de conditionnement instrumental. La technologie donc ne pense pas elle-même, la pensée n’a jamais été seule, mais ce qu’elle devrait nous donner à penser reste de plus en plus impensé, révélant que notre pensée n’est pas seule, qu’elle pense ou ne pense pas ce qui est digne d’être pensé.
When Martin Heidegger says that technique does not think or that “the essence of technique is nothing technical”, he means that it cannot be grasped by itself because the ontotheological essence of technique, its historical project called Gestell, is not present in technique itself. I had tried to deconstruct this argument by distinguishing a long time ago between the notion of technique and that of technology, estimating that the latter integrated the logos (by treating signs in a computerized way) and carried its definition more explicitly in its extension than the technique which remained obsessed by its instrumentality. For that, I relied on the virtual reality as this one in a quite explicit way carries metaphysical pretensions and said its ambition to constitute an alternative reality.
With artificial intelligence whose diffusion in the social field seems to increase from year to year and especially these last months with CLIP and then chatGPT, the fact that technology carries its essence or its definition becomes more and more prevalent. So much so that it seems to think more than we are capable of.
This should not be understood in the sense that artificial intelligence would manage to mimic human intelligence, whose definition seems uncertain to say the least, as we are both judge and jury (and we could turn the question of essence on intelligence which always believes to be more than its extension), but in the sense that the problematic stakes it carries remain unthought. We even have the feeling of a regression: we think less and less problematically about the stakes of artificial intelligence, and when we reread certain texts from the 1950s, we wish that the current debates still had this level of reflection. When we observe the reflections in the media, on social networks, and in many books, about artificial intelligence, they often fail to go back to their conditions of possibility (recursivity is indispensable when one tries to make intelligence intelligible), but always seem to pose the set of concepts they handle as self-evident and as founded in advance, thereby passively inheriting a historical structure of which they are the symptoms Pluto than the testimonies.
The recursive networks of neurons should imply reasonings and reflections of a completely different order and in this sense we are not at the measure of “its” intelligence: an intelligence not conceived as a will or an interiority, but as a possible problematic. Technology thinks and thinks without us, in another absence, not by replacing our cognitive processes by mimicry, as is often said, but by imposing on us a world of meanings that we leave unthought and in which we nevertheless live from part to part. The responsibility of the thought is well and truly still that of the human being, but he does not answer, he answers less and less, to what should challenge our thought in the technologies and remains at a level of instrumental conditioning. The technology thus does not think itself, the thought has never been alone, but what it should give us to think remains more and more unthought, revealing that our thought is not alone, that it thinks or does not think what is worthy to be thought.