Acheiropoïètique
Que αχειροποίητα, le « non fait de main d’homme », soit devenu au fil de l’histoire de l’art acheiropoïète c’est-à-dire une image dont l’origine est miraculeuse, indique un glissement symptomatique. Ce déplacement sémantique, loin d’être anodin, révèle une tendance profonde de la pensée occidentale face à ce qui échappe à l’action humaine. Comment interpréter cette transfiguration du simple constat d’extériorité en manifestation divine? Quelle nécessité intime pousse l’humain à transmuer l’ahumain en surhumain, comme si l’absence de notre empreinte ne pouvait signifier que la présence d’une main transcendante?
Il s’agit le plus souvent d’images du Christ ou de la Vierge Marie, les plus connues étant le suaire de Turin, Notre-Dame de Guadalupe et le voile de Manoppello. Ces objets de dévotion incarnent parfaitement ce processus par lequel l’inexplicable devient miracle, par lequel l’absence de trace humaine devient présence divine. Cette opération herméneutique ne se contente pas de constater une origine non-humaine : elle institue une origine surhumaine, comme si l’alternative à l’anthropos ne pouvait être que le theos, jamais la simple altérité indifférente du monde.
Ce glissement transforme l’ahumain en transcendance divine, c’est-à-dire un principe sans doute mystérieux mais explicatif et ultime. La conversion opérée n’est pas innocente : elle substitue à l’indifférence potentiellement angoissante de l’ahumain la bienveillance supposée d’une intention supérieure. Tout se passe comme si tout ce qui était hors de l’être humain était interprété selon cette conversion du fait de la difficulté fondamentale de concevoir l’ahumain en tant qu’ahumain, dans sa nudité ontologique, sans le revêtir des oripeaux de l’intentionnalité, fût-elle divine. Ne pouvant supporter le silence de ce qui n’est pas nous, nous lui prêtons une voix qui, paradoxalement, nous parle.
Or, nous sommes entourés d’acheiropoïètique, les artefacts humains sont nombreux mais non majoritaires dans l’immensité cosmique. L’univers fourmille d’entités, de processus, de phénomènes qui se déploient sans nous, avant nous, après nous, indépendamment de nous. L’anthropomorphisme est-il un principe si puissant, si enraciné dans notre structure cognitive, qu’il devient pratiquement impossible de laisser l’ahumain comme ahumain, dans sa simple existence qui n’est ni pour nous ni contre nous? Notre regard est-il condamné à cette projection perpétuelle qui transforme l’indifférence en intention?
Devons-nous toujours interpréter le fait ahumain, et qui peut nier qu’il y a du fait hors de l’être humain, c’est-à-dire des processus par exemple naturels, du point de vue de l’humain fut-il transfiguré, divinisé, sursignifié? Cette question nous place devant une aporie épistémologique : pouvons-nous accéder à l’ahumain sans le médiatiser par des catégories humaines? Et dans la notion générale même de nature, considérée comme un ensemble cohérent et unifié, n’y-a-t-il pas déjà une simplification, une conceptualisation, une désingularisation que l’on pourrait soumettre à une critique proche de celle qu’avait portée Jacques Derrida par rapport au pluriel homogène “animaux” comme s’il s’agissait là d’une seule et même chose, d’un bloc ontologique opposé à l’humain plutôt que d’une multiplicité irréductible d’êtres singuliers?
L’une des forces de l’art contemporain n’est-elle pas précisément de nous ramener à une acheiropoïètique morne et misérable, indifférente et neutre, bref à du singulier non sublimé, sans que cette singularité soit le produit d’une structure de comparaison générale sursignifiante (dont la différence aura été une forme historique privilégiée de la pensée occidentale)? Certaines pratiques artistiques ne tentent-elles pas de nous exposer à l’ahumain sans le travestir en miracle, de nous confronter à l’altérité radicale sans la domestiquer par l’interprétation? Elles nous invitent peut-être à une expérience de décentrement où l’humain n’est plus la mesure de toute chose.
Faut-il considérer le dehors selon une logique de l’absolu, comme si l’extériorité devait nécessairement prendre la forme d’une transcendance radicale? Et cette logique ne nous entraîne-t-elle pas inévitablement vers une emphatisation absolutoire d’un principe premier qui n’est en définitive que la projection démesurée de la volonté de puissance explicative propre à l’être humain? En cherchant l’absolu hors de nous, ne trouvons-nous finalement que le reflet hypertrophié de notre besoin d’explication?
L’individuation, ce processus fondamental par lequel émergent des entités singulières, n’est-elle pas toujours déjà contaminée par une tendance anthropocentrique à refaire humainement l’individu, à en refaire la genèse à notre image, à ne pas supporter cette projection de notre propre contingence, à remettre cette projection au dehors pour mieux l’oublier, à la rendre absolue pour la soustraire à notre finitude? Sommes-nous capables de penser une individuation non-anthropomorphique, une singularité qui ne soit pas le miroir de notre propre singularité?