L’IA, de la volonté puissance à l’abandon transcendantal

L’une des manières de distinguer les pratiques artistiques faisant usage de l’intelligence artificielle est sans doute de séparer, même s’il existe des zones grises, les pratiques dont le projet préexiste à l’intelligence artificielle, des projets dont l’intentionnalité est modifiée par cette technologie. On voit en effet fleurir un grand nombre de films qui utilisent les réseaux de neurones pour générer des images et des sons. Ceci facilite incontestablement la production d’un film ainsi que sa charge économique, sans modifier fondamentalement le projet narratif. Bien sûr, il y a une étrangeté dans ces images mais d’une certaine façon le projet pourrait exister autrement.

Cette démarche est comparable à ceux qui cherchaient, au début de la photographie, à reproduire la peinture et ses effets picturaux. Ou encore quand le cinéma s’inspire largement du théâtre pour en offrir simplement une version amplifiée. Le nouvel outil technique devient alors le prolongement d’une intention déjà formée, le véhicule d’une vision préexistante qui cherche seulement à s’incarner différemment : la technologie comme servante docile d’un dessein inchangé. La machine neuronale, dans cette perspective, n’est qu’un rouage plus efficace dans l’engrenage de la création, une main invisible qui exécute sans transformer la partition préalablement composée.

Mais il existe une autre démarche, plus rare et plus spécifique, consistant à concevoir avec ces logiciels le projet lui-même et à ainsi transformer ses facultés transcendantales telles que la perception, l’entendement et la raison, sans oublier l’imagination. Ces approches sont plus rares car je n’en connais qu’un très petit nombre, mais elles ne poursuivent plus l’objectif de rentrer dans un cadre médiatique préexistant. Elles s’aventurent plutôt dans les territoires inexplorés où la distinction entre créateur et création s’estompe, où l’algorithme devient non plus un outil mais un partenaire dans une danse imprévisible. Comment penser cette co-création qui échappe aux catégories traditionnelles de l’intentionnalité artistique ? Que devient l’œuvre lorsqu’elle émerge d’un dialogue entre l’humain et la machine, dialogue dont les règles mêmes se réinventent à chaque échange ?

Il y a là deux conceptions implicites de l’art et de la technique. La première approche est l’expression d’une volonté de puissance dont la figure de l’artiste a été longtemps le paradigme : celui capable, grâce à sa seule volonté, de former la matière brute selon ses désirs. C’est une figure romantique qui s’est étendue jusqu’à celle du chef d’entreprise au début du 20e siècle. L’artiste-démiurge, maître absolu de son œuvre, plie le monde à sa vision dans un geste souverain qui affirme la primauté de l’esprit sur la matière. Les algorithmes deviennent alors les nouveaux pinceaux, les nouveaux ciseaux, obéissant docilement aux injonctions du génie créateur. Le flux numérique se soumet à la volonté humaine comme autrefois l’argile ou le pigment, dans une continuité qui masque la rupture épistémologique sous-jacente.

La seconde correspond à une autre tradition qui sait lâcher prise et qui désire, par la production artistique, abandonner la question du sujet et de l’égo. Elle est intéressante en ceci que, si elle constitue un lieu commun dans les milieux culturels, elle reste profondément incompréhensible pour le sens commun qui voit toujours l’artiste comme quelqu’un en pleine maîtrise de ses moyens. L’abandon n’est pas ici synonyme de négligence ou d’abdication : il devient plutôt une posture active, une attention flottante qui accueille l’imprévu, qui consent à la perturbation. L’intelligence artificielle n’est plus domptée mais invitée à la table de la création, admise dans le cercle intime du processus artistique où elle apporte sa propre logique, son propre rythme, ses propres déviations insoupçonnées.

Les exemples de ce lâcher-prise sont nombreux, de John Cage à David Hockney, en passant par tant d’autres dans la performance, le land art, etc. Cette approche ne conçoit pas la technique comme le moyen pour exprimer sa volonté, mais comme un moyen pour transformer sa volonté et en faire un simulacre réflexif. Dans ce dialogue avec l’altérité machinique, l’artiste se découvre lui-même autre, étranger à ses propres certitudes, déplacé dans ses habitudes créatives. Le flux numérique ne coule plus selon des canaux prédéterminés mais irrigue des territoires inconnus où germent des formes inattendues : l’œuvre devient alors le témoignage de cette rencontre plutôt que l’expression d’une subjectivité souveraine.

Je connais peu d’artistes qui travaillent réellement dans cette voie et qui savent qu’ils n’ont rien d’exceptionnel à exprimer, qu’il n’y a nulle subjectivité qui pourrait prendre forme dans le monde, sans doute parce que la subjectivité est le monde. Cette modestie ontologique n’est pas un renoncement mais une lucidité : reconnaître que le soi créateur est déjà tissé de mille influences, traversé par des courants qui le dépassent, habité par des voix qui ne sont pas les siennes. L’intelligence artificielle ne fait alors que rendre visible cette vérité fondamentale : nous sommes des êtres de flux, des nœuds temporaires dans la circulation incessante des formes et des idées.

Ce passage de la volonté souveraine à l’abandon conscient résonne étrangement avec les flux numériques eux-mêmes : instables, mutants, imprévisibles dans leurs recombinaisons infinies. N’y a-t-il pas une affinité profonde entre la nature du médium algorithmique et cette conception de l’art comme exploration plutôt que comme expression ? Les deux partagent cette qualité liquide, cette résistance à la fixation définitive, cette ouverture à l’émergence de configurations inattendues. Le créateur qui collabore avec l’intelligence artificielle selon ce mode ne cherche pas à domestiquer le flux mais à naviguer sur ses courants, attentif aux tourbillons et aux remous qui peuvent soudain ouvrir des passages vers des territoires inconnus.

Ce n’est pas seulement là une différence quant à la conception de l’art qui exprime une subjectivité ou qui s’abandonne à la rencontre hasardeuse avec une matière, fût-elle numérique, mais c’est aussi l’ensemble de la logistique technique alliée à la volonté de puissance en tant qu’elle a été l’expression occidentale d’une hélice qui est ici en jeu d’une façon paradigmatique. Le dispositif technique n’est jamais neutre : il porte en lui une vision du monde, une manière d’être au temps, une relation particulière à la matérialité. L’intelligence artificielle, dans sa structure même, ne représente-t-elle pas déjà une certaine conception du savoir, de la créativité, de la mémoire ? Travailler avec elle ne peut donc être un simple choix instrumental : c’est nécessairement s’engager dans un dialogue avec cette épistémologie incarnée dans le code.

Il y a d’un côté un destin de l’art expérimental et de l’autre celui qui veut toucher un public, qui veut être accessible, qui veut se mettre à la portée de tous et de chacun. Mais on sait ce que cette perspective suppose du public en tant qu’elle le préforme et le sous-estime le plus souvent, en se mettant au-dessus de lui selon une vision surplombante. Cette dichotomie entre l’hermétisme prétendu de l’expérimentation et l’accessibilité supposée de l’art populaire masque peut-être une question plus fondamentale : celle de la nature même de l’expérience esthétique à l’ère des flux numériques. Ces flux ne connaissent pas les frontières traditionnelles entre haute et basse culture, entre avant-garde et divertissement. Ils circulent, se métamorphosent, s’infiltrent dans tous les interstices de notre sensibilité contemporaine.

L’intelligence artificielle, par sa capacité à absorber et recombiner des corpus immenses de créations humaines, ne nous invite-t-elle pas justement à repenser cette opposition ? Elle peut tout aussi bien générer une symphonie d’avant-garde qu’une mélodie pop accrocheuse, un poème hermétique qu’un slogan publicitaire efficace. Cette versatilité n’est pas un signe de superficialité mais plutôt le reflet d’une époque où les frontières esthétiques sont devenues poreuses, où les influences circulent à une vitesse inédite, où l’hybridation est devenue la norme plutôt que l’exception.

Dans cette perspective, l’artiste qui choisit de collaborer avec l’intelligence artificielle selon le mode de l’abandon, du lâcher-prise, ne fait pas un choix élitiste ou ésotérique : il explore simplement une nouvelle modalité de la création qui correspond profondément à notre condition contemporaine. Il reconnaît que nous sommes tous désormais immergés dans ces flux numériques, que notre sensibilité est façonnée par eux, que notre imaginaire collectif est irrigué par ces courants d’images, de sons, de textes qui circulent sans cesse autour de nous et en nous.

Il est sans doute temps d’en finir non seulement avec cette volonté de puissance technique et carbonifère mais aussi avec cette manière de faire de l’art en commençant par son esprit pour chercher à former la matière selon ses désirs. Ce qui se dessine alors, c’est peut-être une nouvelle écologie de la création, attentive aux flux et aux équilibres précaires, aux émergences imprévues, aux collaborations inattendues. Une écologie qui ne place plus l’humain au centre comme maître et possesseur, mais comme participant, comme élément d’un système complexe où circulent des énergies, des informations, des potentialités.

L’intelligence artificielle devient alors moins un outil qu’un révélateur : elle nous montre que l’acte créatif lui-même est toujours déjà un flux, un processus dynamique plutôt qu’une projection statique d’une intention préalable. Elle nous invite à repenser notre relation à la technique non plus sur le mode de la domination mais sur celui de la conversation, du dialogue, de l’écoute réciproque. Elle nous rappelle que la création n’est pas l’imposition d’une forme sur une matière passive mais l’émergence de configurations nouvelles à partir de la rencontre entre des forces diverses.

Dans ce mouvement, ce n’est pas seulement notre conception de l’art qui se transforme, mais notre compréhension même de ce qu’est la pensée, de ce qu’est la conscience, de ce qu’est l’imagination. Les frontières du soi créateur s’estompent, se diluent dans le flux numérique qui traverse et nourrit notre époque : non pas pour se perdre dans l’indifférencié, mais pour se réinventer dans des configurations inédites, des assemblages surprenants, des constellations imprévues. Où nous mèneront ces flux ? Nul ne le sait encore, mais c’est précisément cette ouverture à l’inconnu qui fait de notre époque un moment si fascinant pour repenser l’acte créateur.