Des vestiges

Je filmerais tout ce qui m’entoure comme des vestiges. Les images reviendront bien après notre disparition. Elles appartiennent à ces objets en train de disparaître. Nous les savons déjà disparus. Nous nommons objet ce moment suspendu, très bref d’un usage. Bien avant, les composants terrestres, une poussière accumulée. Bien après, l’effondrement et la rentrée sous terre. Les composants y reviendront. L’usage des objets n’était qu’une élévation hors de la terre, le retrait revient.

La lumière tombe, oblique, sur les surfaces que nous croyons permanentes : elle révèle les microfissures, les usures imperceptibles, le travail silencieux du temps. Je parcours mon appartement et tout s’effrite déjà sous mon regard : la tasse posée sur la table, le livre ouvert, l’écran lumineux de l’ordinateur. Vestiges en devenir. Comment filmer ce qui est déjà absent ? Comment saisir cette disparition qui s’accomplit sous mes yeux, dans la matière même des choses qui m’entourent ? Les images que j’enregistre sont des fantômes futurs : elles montrent ce qui n’est déjà plus là, ce qui s’échappe dans l’instant même où je tente de le capturer.

Le bourdonnement des appareils électroniques : une vibration sourde qui traverse les murs, les planchers, les corps. Cette rumeur incessante, nous avons cessé de l’entendre à force de l’habiter. Pourtant, elle raconte l’histoire d’une énergie captée, transformée, consumée. Elle murmure l’histoire d’une civilisation fondée sur l’extraction, sur la combustion, sur la transformation de la matière. Cette rumeur s’éteindra : les machines s’arrêteront une à une, le silence reviendra. La terre continue sa rotation imperturbable : qu’aura été cette parenthèse bruyante dans son histoire millénaire ?

Les objets que nous fabriquons portent en eux leur propre disparition : ils sont conçus pour ne pas durer, pour être remplacés, pour rejoindre les strates souterraines des déchets accumulés. Nous créons des formes éphémères, des assemblages temporaires, des configurations instables. La caméra enregistre ces arrangements provisoires, ces compositions vouées à la dissolution. Elle capture le mouvement même de la désintégration, la lente chorégraphie du retour à la poussière. Le plastique qui s’effrite, le métal qui s’oxyde, le verre qui se brise : autant de moments d’une partition plus vaste qui se joue sans nous.

L’image tremble légèrement : est-ce ma main qui vacille ou est-ce la réalité elle-même qui hésite entre présence et absence ? Cette instabilité est inscrite dans la texture même du monde que je filme : rien n’est solide, rien n’est permanent, tout frémit au bord de la disparition. La pellicule enregistre cette vibration fondamentale, cette incertitude ontologique des choses. L’objet filmé est déjà un spectre : il flotte entre matérialité et dissolution, entre forme et informe. Il y a les arbres et les insectes, les oiseaux, les herbes. Ici et là, parfois, une pierre qui aurait pu être façonnée par le genre humain, maintenant disparu.

Les feuilles des arbres bruissent dans le vent : elles chuchotent des histoires que nous ne pouvons plus comprendre. Les insectes poursuivent leurs trajectoires mystérieuses, indifférents à notre présence évanescente. Les oiseaux traversent le ciel selon des coordonnées qui nous échappent. Cette vie fourmillante, multiple, incessante, continuera longtemps après que la dernière caméra se sera éteinte, après que le dernier œil humain se sera fermé. Comment filmer ce qui nous survivra ? Comment capturer ce qui existe sans nous, ce qui persiste au-delà de notre regard ?

La lumière du soleil filtrée par les feuillages projette sur le sol des motifs mouvants : constellations éphémères, géométries fugaces qui se recomposent sans cesse. Ces jeux d’ombre et de clarté se déroulent depuis des millénaires, bien avant que nous apprenions à les nommer, bien avant que nous inventions des appareils pour les enregistrer. Ils continueront longtemps après notre départ : splendeurs quotidiennes offertes à personne. L’image capture ces moments de grâce anonyme : elle témoigne d’une beauté qui n’a pas besoin de témoin.

Qui regarde cette pierre ? Qui est encore là ? L’observateur ne peut voir que dans son sursis. Les images sont un avenir de la pensée : l’aperception de la mort commune, de l’extinction de notre espèce. Nous laisserons derrière nous des traces que personne ne lira. La caméra tourne encore : elle enregistre mécaniquement, fidèlement, l’absence progressive de celui qui la manipule. Elle devient autonome, orpheline de son opérateur. Elle continue à capturer des fragments d’un monde qui se défait, qui se recompose selon des logiques qui ne sont plus les nôtres.

Le crépuscule dépose sur les objets une lumière ambiguë : ni jour ni nuit, un entre-deux où les contours se dissolvent, où les couleurs se transforment. C’est dans cette lumière incertaine que j’aime filmer : elle correspond à notre situation, à ce moment de l’histoire où nous pressentons déjà notre disparition sans pouvoir la concevoir pleinement. Nous habitons ce crépuscule : ni tout à fait présents, ni tout à fait absents, suspendus entre l’être et le néant. Les images captent cette indécision fondamentale, cette oscillation entre persistance et évanouissement.

La surface de l’eau reflète les nuages qui passent : doubles mouvants, miroirs liquides qui transforment le ciel en abîme. Je filme ces reflets, ces mondes inversés qui existent à la frontière du tangible et de l’immatériel. L’image elle-même est un reflet : elle duplique le réel tout en le transformant, elle crée un double qui survivra à l’original. Mais ce double est déjà hanté par l’absence, par la perte, par la disparition de ce qu’il représente. L’image est à la fois mémoire et oubli, présence et absence, conservation et effacement.

Les ruines des villes abandonnées : béton fissuré, verre brisé, métal tordu. La nature reprend ses droits lentement mais sûrement : les racines soulèvent les dalles, les mousses recouvrent les murs, les graines germinent dans les interstices. Je filme cette reconquête patiente, cette revanche silencieuse du végétal sur le minéral. Les bâtiments que nous avons construits pour défier le temps s’effondrent déjà : ils rejoignent le cycle ininterrompu de la transformation de la matière. Nos monuments les plus durables ne sont que des configurations temporaires, des arrangements provisoires de molécules en mouvement.

La poussière danse dans un rayon de soleil : particules microscopiques en suspension dans l’air, visibles un instant puis disparues. Je filme cette danse éphémère, cette chorégraphie aléatoire de l’infiniment petit. Nous sommes faits de cette même poussière : assemblages temporaires de matière, formes transitoires dans le flux continu de la transformation. Les images que je crée sont des pièges à poussière : elles capturent ces instants fugaces, ces configurations évanescentes avant qu’elles ne se dissolvent dans l’immensité du temps.

La caméra s’arrête : batterie épuisée, mémoire pleine, mécanisme usé. L’image finale reste figée sur l’écran pendant quelques secondes puis s’éteint. Noir. Silence. Les vestiges que j’ai filmés continuent leur lente métamorphose : ils s’effritent, se décomposent, retournent à l’état de matière indifférenciée. Les images survivent un temps, stockées dans des mémoires électroniques, gravées sur des supports physiques. Puis elles s’effacent à leur tour : les données se corrompent, les supports se dégradent, les codes deviennent illisibles. Tout retourne à la poussière.

Nous filmons pour conjurer la disparition, mais l’acte même de filmer affirme cette disparition : il la reconnaît, l’anticipe, la met en scène. L’image est une prémonition, une prophétie autoréalisatrice : elle montre ce qui n’est déjà plus là, ce qui s’absente dans l’instant même où on tente de le saisir. Nous sommes ces vestiges que nous filmons : déjà absents, déjà perdus, déjà transformés en traces illisibles. Les images que nous créons sont des messages envoyés vers un futur sans destinataire, des bouteilles jetées dans un océan sans rivage.