Un nouvel académisme

Si le Pop art avait pris son parti de la multiplication à l’identique des images produites industriellement, nous sommes pris d’un sentiment nauséeux en parcourant les revues d’art, les sites internet dédiés à l’art et les publications d’autopromotion des artistes : ce sont les mêmes formes, les mêmes images, les mêmes couleurs. D’un pays à l’autre, d’un artiste à l’autre, les formes semblent circuler et se reproduire de plus en plus rapidement le long des réseaux. Tout se passe comme si le Pop art actuel ne se référait pas tant à la production des industries culturelles qu’aux images artistiques elles-mêmes devenues normatives non parce qu’elles seraient prescriptives, mais du simple fait de leur circulation proliférante.

La fluidité qui caractérise notre époque n’est plus celle des corps en mouvement, mais celle des images qui glissent d’un écran à l’autre, d’un atelier à l’autre, d’une galerie à l’autre, sans jamais s’arrêter pour respirer, pour se questionner sur leur propre existence. Comment ne pas voir dans cette circulation effrénée le symptôme d’une époque où l’immobilité est devenue intolérable ? Flux constant d’images qui s’auto-engendrent : les triangles se multiplient sur les toiles comme sur les écrans, les couleurs fluos s’imposent comme signature d’une contemporanéité sans profondeur, les matières synthétiques dégoulinent dans une mélancolie artificielle qui ne renvoie à aucune intériorité véritable. N’est-ce pas là le paradoxe de notre temps : plus les images circulent, plus elles stagnent dans une similitude qui finit par engendrer son propre ennui ?

Ce mouvement perpétuel produit une étrange sensation d’immobilité : tout bouge mais rien ne change vraiment. Les formes se déplacent à la vitesse de la lumière numérique mais restent prisonnières d’une orbite étroite, gravitant autour des mêmes références, des mêmes affects superficiels, des mêmes stratégies visuelles. La liquidité contemporaine n’est pas celle d’un renouvellement permanent mais celle d’une réplication virale : chaque image en appelant une autre, dans une chaîne mimétique qui s’auto-alimente sans fin. Ce n’est plus le monde qui est saisi par l’art, mais l’art qui se saisit de lui-même, dans une autoscopie vertigineuse qui finit par tourner à vide.

On peut bien sûr s’amuser de ces tumultes réplicatifs, et analyser la manière dont les œuvres se reproduisent : images prises sur Internet, polygones, triangles, autoscopies en réseau, matières qui dégoulinent et qui se brisent, banques d’images. Que sais-je encore ? Mais cette fascination est quelque peu nihiliste, car ce qui se réalise par le biais de cette circulation répétitive c’est l’apparition d’un nouvel académisme à grande échelle dont le moteur est l’innovation : il faut pour les artistes saisir l’air du temps, être dans le vent, tenter de capter, c’est-à-dire de reproduire en toute innocence, ce que d’autres font parfois depuis des années.

La contradiction se loge au cœur même de cette dynamique : l’innovation comme moteur d’un académisme. Comment l’innovation, censée rompre avec les formes établies, peut-elle devenir le principe même de la reproduction à l’identique ? C’est que l’innovation dont il s’agit ici n’est qu’apparente : elle consiste moins à inventer qu’à détecter, moins à créer qu’à répliquer avec une légère variation ce qui commence déjà à circuler dans les réseaux artistiques mondialisés. L’artiste contemporain devenu sismographe des tendances : il ne crée plus, il capte ; il ne transforme plus, il transfère ; il n’invente plus, il intercepte. Étrange renversement où la sensibilité artistique se réduit à un talent d’appropriation, où la création devient une forme sophistiquée de veille stratégique.

Le flux des formes artistiques contemporaines dessine ainsi une temporalité paradoxale : une accélération qui produit de l’immobilité, un mouvement permanent qui engendre de la stagnation. N’est-ce pas là le symptôme d’une époque qui a perdu le sens de l’historicité profonde ? Car ce qui manque à ces formes en circulation, c’est précisément ce que l’on pourrait nommer une densité temporelle : cette capacité à condenser en elles-mêmes non pas l’actualité immédiate, mais le travail complexe du temps, l’accumulation des strates sédimentées de l’expérience humaine, la tension dialectique entre ce qui a été et ce qui pourrait advenir.

Les formes glissent sur la surface du présent sans jamais s’y enfoncer, sans jamais creuser cette épaisseur temporelle qui seule pourrait leur conférer une véritable singularité. Car la singularité n’est pas affaire d’originalité superficielle : elle naît de cette capacité à faire résonner en soi, dans une configuration unique, les échos multiples de l’histoire des formes et des sensibilités. La vraie nouveauté n’est pas rupture absolue mais métamorphose, transformation profonde qui conserve en elle la mémoire de ce qu’elle transfigure.

C’est aussi un certain manque de singularité et d’imaginaire (deux mots qui semblent parfois exclus du langage actuel), une faiblesse formelle, un conformisme pour tout dire. Le conformisme contemporain ne se présente plus sous les traits autoritaires de la règle académique classique : il prend la forme souple et séduisante de la tendance, du zeitgeist, de la contemporanéité. Être de son temps : voilà l’injonction paradoxale qui pèse sur les artistes d’aujourd’hui. Mais qu’est-ce qu’être de son temps, sinon parfois savoir résister à son temps, creuser sous la surface agitée de l’actualité pour atteindre cette strate plus profonde où se joue la véritable contemporanéité ?

L’imaginaire : ce mot semble aujourd’hui frappé d’obsolescence, comme s’il appartenait à un vocabulaire désuet, à une conception romantique de l’art que la circulation des formes aurait définitivement invalidée. Pourtant, l’imaginaire dont il est question ici n’est pas cette faculté subjective et arbitraire d’invention ex nihilo : il est cette capacité de mettre en tension des éléments hétérogènes, de créer des constellations inédites à partir de fragments dispersés de réalité. L’imaginaire comme puissance de configuration, comme force capable de donner forme à l’informe, de rendre visible l’invisible : non pas une évasion hors du réel, mais une intensification du réel.

La fluidité contemporaine, avec son culte de la circulation perpétuelle, semble avoir dissous cette capacité configuratrice : tout circule, mais rien ne prend forme véritablement. Les images glissent les unes sur les autres sans jamais entrer dans cette relation de friction productive qui seule pourrait engendrer de nouvelles configurations. Comment retrouver cette friction nécessaire dans un monde où tout est devenu trop fluide, trop lisse, trop mobile ? Comment interrompre, ne serait-ce qu’un instant, ce flux incessant pour permettre à de nouvelles cristallisations de se produire ?

Alors, comment intervenir dans ce champ saturé de formes sans pour autant retomber dans une naïveté qui sacraliserait l’art et le ferait revenir à une forme théologique ? Comment intervenir en prenant en compte ce contexte sans appartenir soi-même à l’académisme ? Ce nouvel académisme appartient à un régime de l’actualité et comme tel il passe aussi vite qu’il apparaît, il se rend de lui-même obsolète.

L’académisme contemporain porte en lui sa propre obsolescence : il est condamné à disparaître aussi vite qu’il est apparu, emporté par cette même logique de circulation accélérée qui l’a fait naître. Étrange temporalité où la nouveauté devient instantanément désuète, où l’innovation d’hier devient le cliché d’aujourd’hui. Cette autodestruction programmée ne constitue-t-elle pas la limite interne de cet académisme fluide ? Ne révèle-t-elle pas sa profonde incapacité à produire des formes qui puissent résister au temps, qui puissent s’inscrire dans une durée qui ne soit pas celle, éphémère, de la tendance ?

Face à cette temporalité de l’évanescence, une autre temporalité se dessine en creux : celle de l’historialité. Non pas l’histoire comme simple succession chronologique d’événements, comme accumulation de faits dans le grand récit du progrès artistique ; mais l’historialité comme dimension constitutive de l’expérience humaine, comme cette profondeur temporelle qui habite chaque instant du présent et lui donne son épaisseur propre. L’historialité : cette capacité à faire résonner dans les formes d’aujourd’hui non pas seulement l’écho des formes d’hier, mais cette tension fondamentale entre ce qui a été et ce qui pourrait être, entre la mémoire et la promesse.

Or, il y a une dimension proche de l’actualité, qui s’en différencie, et c’est le régime historique ou historial qui ne saurait se résumer à quelques anecdotes prises sur le vif. C’est cette historialité dont nous devons nous emparer par nos formes, le sentiment insondable d’une densité historique qui nous constitue de part en part.

L’historialité dont il est question ici n’est pas un simple retour au passé, une nostalgie des formes anciennes contre les flux de l’actualité : elle est cette capacité à faire de la forme artistique le lieu d’une tension temporelle, d’une dialectique non résolue entre l’héritage et l’invention, entre la tradition et sa transformation. Elle est cette conscience aiguë que toute forme porte en elle, comme son ombre portée, l’histoire des formes qui l’ont précédée et qu’elle transforme. L’historialité comme conscience de notre situation dans le temps : non pas simplement notre localisation sur la ligne chronologique, mais notre inscription dans cette épaisseur temporelle qui fait que chaque présent est habité par une multiplicité de passés et de futurs possibles.

Les flux contemporains semblent avoir aplati cette conscience historiale : tout se passe comme si les formes circulaient dans un présent perpétuel, déconnectées de cette profondeur temporelle qui seule pourrait leur donner sens et consistance. Comment retrouver cette profondeur sans pour autant se réfugier dans une conception monumentale et figée de l’histoire de l’art ? Comment habiter cette tension entre le flux et la forme, entre la circulation et la cristallisation, entre la mobilité et la persistance ?

Peut-être faut-il concevoir l’intervention artistique contemporaine non plus comme création ex nihilo, mais comme interruption critique des flux : non pas s’abstraire illusoirement de la circulation des formes, mais y introduire ces moments d’arrêt, ces points de condensation où le flux se cristallise temporairement en forme, où la vitesse se suspend pour laisser apparaître, dans cette pause, la complexité d’une constellation temporelle. Interrompre le flux non pour le nier, mais pour y faire apparaître des configurations inédites, des relations non perçues, des tensions productives : faire du flux lui-même la matière d’une mise en forme qui en révèle les contradictions internes.

Si les formes circulent aujourd’hui comme jamais auparavant, elles le font dans un espace paradoxalement homogène, où les différences s’estompent sous l’effet d’une mondialisation culturelle qui uniformise les références et les sensibilités. Comment réintroduire de l’hétérogénéité dans cette homogénéité apparente ? Comment faire surgir, au sein même des flux globalisés, des singularités qui ne soient pas de simples variations superficielles mais des différences véritables, des écarts significatifs ?

L’historialité nous offre peut-être cette possibilité : non pas comme retour à une identité culturelle figée, mais comme conscience aiguë des différentes temporalités qui traversent chaque présent, des multiples strates historiques qui se superposent en chaque lieu. Contre l’homogénéité du temps global, faire valoir la multiplicité des temps locaux ; contre la synchronisation mondiale des tendances, faire ressurgir l’anachronisme productif des survivances et des anticipations. L’historialité comme conscience de cette hétérochronie fondamentale qui fait que nous n’habitons jamais un temps unique, mais une multiplicité de temps enchevêtrés.

Ce qui se joue ici, c’est la possibilité d’une résistance qui ne soit ni réactionnaire ni naïvement progressiste : une résistance qui s’ancre dans cette conscience historiale pour interrompre le flux perpétuel et y introduire ces moments de cristallisation où le temps se condense, où les multiples strates temporelles deviennent perceptibles dans leur tension même. Non pas s’extraire illusoirement du flux contemporain, mais y introduire ces plis, ces ralentissements, ces intensifications où se révèle la complexité d’une expérience temporelle irréductible à la simple actualité.

L’art, dans cette perspective, ne serait plus ni simple expression de l’air du temps, ni refuge illusoire hors du temps, mais ce lieu paradoxal où le temps fait l’expérience de ses propres tensions, où l’histoire se donne à percevoir non comme simple succession mais comme champ de forces contradictoires. Créer, alors, ce serait moins innover que complexifier : introduire dans l’apparente homogénéité des flux contemporains ces points de densité où le temps se révèle dans sa profondeur conflictuelle, où l’historialité fait irruption au cœur même de l’actualité pour en révéler les fissures, les contradictions, les potentialités inexplorées.