Tra(ns)duction perçue ou l’amplification des machines

L’invisibilité sensible des processus numériques

La tra(ns)duction constitue un concept fondamental pour appréhender le fonctionnement des machines numériques et leur relation au domaine sensible. Ce terme composite désigne simultanément le mode opératoire d’un programme informatique et les modalités de communication entre différents systèmes techniques. L’ordinateur se révèle ainsi comme une machine à traduire et comme un dispositif transductif, propageant des flux qui se transforment progressivement tout en conservant des traces de leurs états antérieurs.

Cette double nature de la machine informatique soulève une question esthétique particulièrement délicate : comment rendre perceptible ces processus de tra(ns)duction qui constituent pourtant l’essence même des arts numériques? Cette difficulté se manifeste régulièrement dans le champ de la création contemporaine. Nombreuses sont les œuvres qui mobilisent des technologies complexes pour des résultats dont la dimension sensible demeure problématique. Le spectateur peine souvent à saisir les relations de causalité, les logiques opératoires, les mécanismes de tra(ns)duction qui animent ces dispositifs. Cette opacité engendre fréquemment un sentiment de déception, comme si certaines créations semblaient plus intéressantes à conceptualiser ou à réaliser qu’à expérimenter directement.

Le recours aux explications pédagogiques accompagnant ces œuvres témoigne de cette difficulté et suscite des interrogations légitimes sur leur dimension proprement esthétique – entendue ici au sens étymologique de ce qui relève du perceptible. Cet écart entre la sophistication technique et l’accessibilité sensible constitue un défi auquel aucun créateur dans ce domaine ne peut échapper, quelles que soient ses intentions ou ses compétences.

La polarité interne : traduction et amplification

La tra(ns)duction se déploie selon deux polarités complémentaires, que l’on peut distinguer conceptuellement comme interne et externe, tout en reconnaissant que ces dimensions s’entremêlent constamment dans la réalité des dispositifs.

Le pôle interne privilégie les mécanismes de traduction proprement dits : transformation d’un texte en image, découpage d’une chaîne textuelle en unités lexicales au moyen d’un séparateur déterminé, conversion d’un signal en un autre format. Cette dimension interne implique nécessairement l’utilisation de composants électroniques et d’un langage de programmation dont la présence peut être rendue sensible par des procédés d’amplification.

L’amplification constitue un concept central de l’esthétique électronique, dans la mesure où tout composant électronique fonctionne, d’une manière ou d’une autre, comme un système d’amplification de signal. Cette amplification peut prendre des formes actives ou passives. On peut ainsi amplifier les manifestations sonores d’un composant (par exemple les vibrations acoustiques d’un disque dur en fonctionnement) ou décoder et rendre perceptibles certains signaux habituellement invisibles (comme l’activité des boucles d’un programme à travers des diodes électroluminescentes). L’amplification de la traduction interne constitue elle-même une nouvelle traduction, formant ainsi une chaîne de transformations successives. Sur le plan esthétique, la traduction doit être réitérée pour devenir effectivement perceptible.

La polarité externe : transduction et matérialité

Concernant le pôle externe, la notion de transduction apparaît plus appropriée, désignant la mise en réseau différentielle des données. Cette dimension se manifeste particulièrement dans la communication entre différentes machines. Le passage d’un système à un autre représente souvent un moment crucial de transformation entre le domaine du langage et celui de la perception au sein d’un dispositif numérique. On peut imaginer, par exemple, une machine dédiée à la collecte de textes sur le réseau et une autre chargée de piloter la diffusion de médias en fonction du traitement de ces éléments textuels.

Pour rendre sensible cette dimension transductive, une attention particulière peut être portée aux éléments matériels qui la supportent. Ces éléments concrets sont principalement les fils – ou plus exactement, la multiplicité des fils, puisqu’il y a toujours plus d’un fil dans tout système numérique. Ces composants, que nous avons tendance à oublier ou même à dissimuler volontairement (derrière des caches-fils), constituent pourtant les vecteurs matériels de la transduction, comme l’illustre un câble Ethernet. Ces fils, sur lesquels se déposent quotidiennement poussière et résidus organiques, témoignent de la dimension profondément matérielle des processus numériques.

Cette matérialité peut être amplifiée esthétiquement en rendant les fils visibles par divers moyens : traitements chromatiques, mise en scène spécifique, disposition spatiale particulière. Même les technologies sans fil ne s’affranchissent pas entièrement de cette logique transductive, puisqu’il s’agit toujours de transmettre des données d’un point à un autre. Dans ce cas également, la perception de la transduction peut être amplifiée par l’utilisation de composants signalant la communication : éléments clignotants, vibrants, ou inscrivant des traces dérivées des processus tra(ns)ductifs en cours.

Contre l’esthétique de l’inattention

Cette attention portée aux éléments matériels – fils, composants, interfaces – constitue une manière d’interroger ce qu’on pourrait nommer, à la suite de Jonathan Crary, une “esthétique de l’inattention”. Ce concept, plus pertinent que celui d’immersion souvent invoqué dans les discours sur les arts numériques, désigne notre tendance à oublier les médiations technologiques, c’est-à-dire les structures complexes de communication, transformation, induction et conversion qui sous-tendent notre expérience numérique.

Cette inattention n’est pas accidentelle mais structurelle : nous devenons délibérément inattentifs aux médiations pour faciliter l’usage instrumental des dispositifs. Notre attention se concentre sur l’utilisation plutôt que sur les mécanismes qui la rendent possible. La création esthétique peut alors opérer un retournement significatif en proposant une phénoménologie de la tra(ns)duction, en attirant l’attention sur les détails, les mécanismes et les fonctionnements habituellement relégués à l’arrière-plan de notre conscience.

Cette attention renouvelée ne relève pas d’une fascination technologique autotélique (la machine pour la machine) mais s’inscrit dans une esthétique du détail, de l’infime, du résiduel – de ce qui se tient ordinairement à l’écart de notre perception. En amplifiant esthétiquement les lieux de la tra(ns)duction, il ne s’agit pas de reconstruire le fil d’une instrumentalité intentionnelle (selon le modèle de la cause efficiente) mais plutôt d’interroger cette instrumentalité elle-même, d’en révéler les présupposés et les implications.

L’imagination technologique et ses traces

Cette approche suggère une conception profondément technologique de l’imagination elle-même, entendue comme agencement d’une technè (savoir-faire, art) et d’un logos (discours, raison). L’imagination apparaît ainsi comme une attention portée aux traces, aux résidus d’une activité technique : les fils d’un ordinateur portent témoignage de processus numériques tout comme les éclats d’un silex attestent d’une pratique lithique ancestrale.

Cette perspective inscrit les arts numériques dans une continuité anthropologique de longue durée, où les technologies – anciennes comme contemporaines – laissent des traces matérielles qui peuvent devenir les supports d’une expérience esthétique. La tra(ns)duction numérique, rendue sensible par des stratégies d’amplification, révèle ainsi sa place dans une histoire plus vaste des relations entre technique et perception.

Vers une esthétique de la tra(ns)duction

Cette réflexion invite à développer une véritable esthétique de la tra(ns)duction, attentive aux processus de transformation et de transmission qui caractérisent les arts numériques. Une telle esthétique reconnaîtrait la double dimension – traductive et transductive – des dispositifs numériques et chercherait à rendre ces mécanismes accessibles à l’expérience sensible.

La difficulté principale d’une telle entreprise réside dans l’équilibre à trouver entre la mise en évidence des processus techniques et la qualité de l’expérience proposée. Il ne s’agit pas simplement de dévoiler les mécanismes habituellement dissimulés, mais de transformer cette révélation en une expérience esthétique signifiante, capable d’engager la sensibilité du spectateur tout en stimulant sa réflexion sur les médiations technologiques qui façonnent notre rapport contemporain au monde.

Cette esthétique de la tra(ns)duction s’apparente à une écologie de l’attention, proposant des expériences qui nous rendent sensibles aux infrastructures techniques habituellement invisibilisées. En révélant les fils, les composants, les interfaces et les processus de transformation qui constituent la trame matérielle de notre environnement numérique, elle nous invite à reconsidérer notre relation aux technologies qui médiatisent de plus en plus nos expériences perceptives et cognitives.

La matérialité irréductible du numérique

Cette approche nous rappelle également que le numérique, malgré les discours sur sa supposée dématérialisation, reste fondamentalement ancré dans une réalité physique. Les fils, les composants, les serveurs, les infrastructures réseau constituent l’armature matérielle sans laquelle aucune expérience numérique ne serait possible. La poussière qui s’accumule sur les câbles, les vibrations des disques durs, la chaleur dégagée par les processeurs témoignent de cette dimension irréductiblement matérielle.

Rendre sensible cette matérialité constitue un enjeu esthétique et politique, à une époque où les infrastructures numériques tendent à se dissimuler derrière des interfaces toujours plus transparentes. Les stratégies d’amplification évoquées précédemment – sonorisation des composants, visualisation des flux de données, mise en évidence des réseaux de câbles – participent d’une démarche de réappropriation sensible de ces infrastructures habituellement soustraites à notre attention.

Vers une phénoménologie des médiations numériques

La réflexion sur la tra(ns)duction dans les arts numériques nous invite finalement à développer une phénoménologie des médiations techniques contemporaines. Il s’agit d’explorer comment ces médiations – traductions, transformations, transmissions – façonnent notre expérience sensible du monde, tout en restant généralement imperceptibles.

La création artistique peut jouer un rôle privilégié dans cette exploration en proposant des dispositifs qui amplifient, révèlent ou détournent ces mécanismes de tra(ns)duction. Ce faisant, elle nous offre la possibilité d’une expérience réflexive, où la perception sensible devient inséparable d’une prise de conscience des conditions techniques qui la rendent possible.

Cette démarche ne relève pas d’une simple fascination technologique mais participe d’une interrogation plus fondamentale sur notre condition contemporaine, caractérisée par une multiplication des médiations numériques. En rendant sensibles les processus de tra(ns)duction, les arts numériques nous invitent à habiter différemment cet environnement technique, à développer une attention renouvelée aux infrastructures qui soutiennent silencieusement notre expérience quotidienne.