Todo et readymade

L’héritage ambivalent du readymade

Depuis près d’un siècle, le readymade habite les marges du domaine artistique, oscillant entre limite constitutive et fondement paradoxal. Cette présence spectrale, initialement perturbatrice, a progressivement infiltré le tissu même des pratiques artistiques contemporaines. L’esthétique « neutre » et « sèche » qu’il incarnait, le déplacement radical des notions d’auteur et d’objet qu’il opérait, l’accent porté sur la contextualisation institutionnelle de l’œuvre, ainsi que son questionnement de la standardisation industrielle, ont constitué autant d’éléments qui ont alimenté les débats esthétiques pendant des décennies.

À partir des années 1980, le readymade est devenu paradoxalement un véritable lieu commun, un passage quasi obligatoire pour qu’un objet puisse prétendre au statut d’art contemporain aux yeux des institutions et des discours officiels. Cette transformation révèle une dynamique caractéristique des avant-gardes artistiques : ce qui émerge comme rupture finit souvent par se sédimenter en norme. Le readymade n’a pas échappé à ce processus d’absorption. Simultanément dénigré et adulé, il s’est métamorphosé en critère normatif, suivant ainsi un destin peut-être prévisible pour toute proposition venant troubler les habitudes établies.

Cette diffusion progressive du geste duchampien dans le corps social – « le readymade a coulé sur le socius » – témoigne d’un travail d’assimilation et de réinterprétation opéré au fil des décennies. Le système de l’art, comme tout système culturel complexe, possède cette capacité d’intégrer ses propres remises en question, les transformant parfois en nouvelles conventions. Ce phénomène ne diminue pas nécessairement la portée initiale du readymade, mais modifie profondément les conditions de sa réception et de son actualisation.

La normalisation du geste disruptif

Le readymade constituait à l’origine un élément de perturbation majeur dans le champ artistique. Sa capacité à questionner les fondements mêmes de l’art – l’unicité de l’œuvre, le geste créateur, la distinction entre objets artistiques et objets quotidiens – en faisait un dispositif critique particulièrement puissant. Avec le temps, cette charge critique s’est progressivement atténuée, non pas tant par un affaiblissement intrinsèque que par un changement du contexte de réception.

La question que posait le readymade est devenue, pour ainsi dire, passive. Elle fait désormais l’objet d’une forme de complicité entre spécialistes, d’une reconnaissance tacite qui en neutralise partiellement la portée subversive. « L’affaire est entendue », comme le souligne le texte, ce qui signifie que le geste a été intégré dans un récit historique cohérent, dans une généalogie artistique qui lui assigne une place spécifique.

Réaliser aujourd’hui un readymade revient donc à répéter un acte dans son écho, alors même que cet écho a déjà été entendu, reçu, perçu et pour ainsi dire accepté. Cette acceptation s’est possiblement effectuée pour des raisons différentes de celles qui ont présidé à sa création initiale – Marcel Duchamp lui-même avait d’ailleurs critiqué par avance l’idée d’un readymade faisant école ou académie, anticipant cette possible récupération institutionnelle.

Cette situation n’invalide pas le geste duchampien, mais transforme radicalement ses conditions d’effectuation et de réception. Elle invite à reconsidérer la relation entre geste artistique et contexte historique, entre innovation formelle et capacité d’absorption des institutions. Plus profondément, elle suggère qu’une certaine conception de la rupture artistique, héritée des avant-gardes historiques, a peut-être atteint ses limites.

Une inversion radicale : l’émergence du todo

Face à cette normalisation du readymade, une transformation subtile mais profonde semble s’opérer dans le champ artistique contemporain. Cette transformation pourrait être décrite comme une inversion qui est aussi une radicalisation : le passage du readymade au « todo ».

De nombreuses créations contemporaines ne relèvent plus de la logique du readymade – cette prise en main d’un objet quelconque légitimée par la signature d’une personne et son déplacement dans le champ de monstration artistique. Elles s’inscrivent plutôt dans une logique du todo : des « choses à faire » plutôt que des « choses toutes faites ».

Cette distinction, apparemment simple, engage en réalité une réversion profonde dans le champ artistique. Elle concerne le pouvoir d’agir, ou plus exactement la relation au possible (distinct du virtuel). Là où le readymade opérait par déplacement d’un objet déjà constitué, le todo propose des configurations potentielles, des agencements à venir, des actualisations multiples d’un même dispositif.

Cette transition, dont les contours restent encore à préciser avec exactitude, suggère que le readymade a peut-être « nettoyé » la production artistique depuis les années 1960, créant un espace conceptuel où d’autres modalités de création peuvent désormais émerger. Cette chronologie reste bien sûr approximative – il demeure difficile de déterminer précisément quand le readymade a commencé à exercer son influence, étant resté en quelque sorte « en réserve » pendant une grande partie du XXe siècle – mais elle indique une transformation significative des paradigmes artistiques.

L’art programmé comme étape intermédiaire

Entre le readymade et le todo, certaines pratiques artistiques semblent avoir joué un rôle transitoire particulièrement important. L’art programmé, dont le « Card File » (1962) de Robert Morris constitue un exemple emblématique, pourrait être interprété comme une étape intermédiaire dans cette évolution. Cette œuvre, qui consiste en un fichier documentant méticuleusement sa propre conception, introduisait déjà une dimension procédurale et langagière qui annonçait certains aspects du todo.

Les pratiques artistiques contemporaines abordent, sous des formes diverses, la question du « faire à partir de choses déjà faites », de l’utilisation créative d’éléments « déjà sous la main ». Cette approche présente des similitudes apparentes avec le readymade, mais s’en distingue par un aspect fondamental : les objets ou dispositifs utilisés intègrent d’avance la possibilité de leur appropriation, de leur détournement, de leur reconfiguration.

Ces objets sont conçus pour être coupés, décodés puis recodés, y compris dans un contexte artistique. Cette caractéristique modifie profondément la relation entre l’artiste et les matériaux qu’il utilise. Il ne s’agit plus de perturber un ordre préexistant par une coupure dans le flux des objets quotidiens (comme le faisait le readymade), mais plutôt de participer à la continuation de ce flux, à son devenir par transduction – c’est-à-dire par transmission transformatrice d’information d’un domaine à un autre.

Les manifestations technologiques du todo

Si la problématique du todo transcende largement le domaine technologique, celui-ci en offre néanmoins des exemples particulièrement révélateurs. Les technologies numériques, par leur nature même, incarnent de façon paradigmatique cette transformation de la question du faire dans le champ esthétique contemporain.

L’« esthétique par défaut » proposée par Étienne Cliquet illustre une dimension essentielle du todo : dans les systèmes informatiques existe déjà une esthétique implicite qui, par son apparente neutralité, provoque notre oubli et donc la persistance passive de ses formes. Cette esthétique « par défaut » n’est pas neutre – elle incorpore des choix, des présupposés, des héritages – mais elle se présente comme telle, créant ainsi un terrain d’intervention spécifique pour les pratiques artistiques.

De même, les interfaces de programmation applicative (API) qui s’ouvrent à des recombinaisons (« Mashups ») n’appartiennent plus à une dynamique de détournement utopique, comme pouvaient l’être certaines pratiques avant-gardistes. Elles constituent plutôt des éléments langagiers qui s’ouvrent d’avance à la possibilité d’une réappropriation, qui intègrent dans leur conception même la perspective de leur transformation.

Cette évolution suggère une transformation profonde de la notion même de norme. Les normes qu’utilisaient les readymades comme point d’appui de leur critique sont devenues des éléments d’un langage à venir. La norme ne doit donc plus être comprise uniquement comme normalisation identitaire, comme devenir-même, mais comme structure qui n’empêche pas l’individuation – c’est-à-dire la singularisation continuée des individus et des objets.

Une transformation de la matérialité artistique

Cette émergence du todo modifie également la relation des pratiques artistiques à la matérialité visuelle de leurs productions. À l’étonnement de certains observateurs attachés à des conceptions plus traditionnelles de l’esthétique, de nombreux travaux contemporains ressemblent visuellement à des choses déjà existantes – utilisant sans transformation apparente des services comme Google, Flickr ou d’autres plateformes numériques.

Cette ressemblance, loin d’être fortuite ou paresseuse, témoigne d’un déplacement significatif des enjeux artistiques. Donner une nouvelle forme à ces services ou plateformes, les soumettre à un « nettoyage cosmétique de type graphique », apparaît de plus en plus comme une démarche qui éloigne des problématiques esthétiques contemporaines plutôt que d’y répondre adéquatement.

Le jeu artistique ne s’effectue plus principalement dans une articulation entre une forme et une matière, selon le schéma hylémorphique traditionnel. Dans la logique du todo, forme et matière sont déjà données, déjà présentes. Le jeu s’élabore désormais par l’introduction d’un troisième élément qui articule et rassemble les deux précédents : ce « ce qui reste à faire », cette possibilité ouverte pour des éléments déjà constitués de se structurer autrement.

Le todo relève ainsi fondamentalement du relationnel, mais pas au sens habituellement donné à l’« esthétique relationnelle » qui concernait principalement les interactions entre le public et un objet ou dispositif. Il s’agit plutôt de relations entre des éléments langagiers, entre des composantes d’un système qui peuvent être reconfigurées selon diverses modalités.

Au-delà de la production d’images

Si les artistes contemporains prennent de moins en moins la peine de « maquiller » ce que l’on voit à l’écran, si leurs travaux ressemblent de plus en plus à des services déjà existants, c’est précisément parce que la production esthétique ne s’attarde plus principalement sur la génération d’images nouvelles. Elle s’intéresse davantage à l’articulation entre le « déjà-donné » et le « restant-à-faire », entre deux modalités du pouvoir d’agir.

Cette transformation interroge profondément la notion même d’innovation artistique. Dans un contexte où la nouveauté formelle semble de plus en plus difficile à atteindre, où la multiplication des images atteint une saturation inédite, les pratiques du todo proposent une autre conception de la création. Il ne s’agit plus tant d’ajouter de nouvelles formes au répertoire existant que de reconfigurer les relations entre des éléments déjà présents, d’activer des potentialités inscrites dans des dispositifs existants.

Cette approche ne signifie pas un abandon de la créativité ou une résignation face à l’existant. Elle témoigne plutôt d’une lucidité quant aux conditions contemporaines de la production artistique, et propose des stratégies adaptées à un environnement saturé d’images et d’objets. Le todo ne renonce pas à transformer le monde, mais reconnaît que cette transformation passe désormais par d’autres voies que la production ex nihilo.

Cette transition du readymade au todo invite à reconsidérer certains concepts fondamentaux de la théorie esthétique. La notion d’originalité, déjà mise à l’épreuve par le readymade, connaît une nouvelle inflexion : l’originalité ne réside plus principalement dans la création d’objets inédits, mais dans la proposition de relations nouvelles entre des éléments existants, dans l’activation de potentialités inaperçues.

De même, la notion d’auteur, que le readymade avait déjà considérablement transformée, continue sa mutation. L’artiste du todo n’est ni le créateur ex nihilo célébré par certaines conceptions romantiques, ni le simple sélectionneur d’objets du readymade classique. Il devient plutôt un activateur de possibles, un configurateur de relations, un créateur de conditions plutôt que de formes définitives.

La relation entre art et technologie s’en trouve également modifiée. Là où certaines approches voyaient dans la technologie un simple outil au service d’intentions artistiques préexistantes, les pratiques du todo reconnaissent que les dispositifs techniques incorporent déjà des choix esthétiques, des orientations culturelles, des préférences implicites. L’intervention artistique consiste alors à révéler ces dimensions, à les reconfigurer, à les ouvrir à d’autres possibilités.

“Du possible sinon j’étouffe”

Le todo esquisse ainsi les contours d’une esthétique du potentiel, attentive aux virtualités inscrites dans l’existant, aux devenirs possibles des dispositifs et des objets. Cette esthétique se distingue à la fois des approches centrées sur l’objet fini et de celles privilégiant le processus pour lui-même.

Ce qui importe n’est ni l’objet isolé, ni le processus abstrait, mais leur articulation spécifique dans des configurations qui restent ouvertes à des actualisations multiples. Le todo propose des œuvres qui ne sont jamais entièrement achevées, non par incomplétude ou négligence, mais par principe structurel – des œuvres qui intègrent leur propre inachèvement comme condition de leur fonctionnement.

Cette perspective engage également une temporalité particulière. Là où le readymade opérait principalement dans la logique de l’instant – le moment précis où un objet ordinaire devient œuvre d’art par sa désignation comme telle – le todo s’inscrit dans une durée plus complexe, faite d’actualisations successives, de reconfigurations multiples, d’usages diversifiés.

La transition du readymade au todo, telle qu’elle se dessine dans les pratiques artistiques contemporaines, ne constitue pas simplement une évolution stylistique ou formelle. Elle engage une transformation plus profonde du rapport entre esthétique et éthique, entre création artistique et modes d’existence.

Le todo propose une conception de l’art où la création ne consiste plus principalement à ajouter de nouveaux objets au monde, mais à reconfigurer les relations entre les éléments existants, à révéler des potentialités inaperçues, à ouvrir des espaces d’action et d’expérimentation. Cette approche résonne avec certaines préoccupations écologiques contemporaines, attentives aux limites matérielles de notre monde et à la nécessité de repenser nos modes de production et de consommation.

Elle invite également à reconsidérer la relation entre art et vie quotidienne. Là où le readymade opérait par déplacement d’objets ordinaires dans le contexte artistique, le todo propose plutôt des dispositifs qui peuvent s’intégrer aux pratiques quotidiennes tout en les transformant, qui activent des potentialités présentes mais inaperçues dans notre environnement habituel.

Cette conception de l’art comme activation de possibles plutôt que comme production d’objets ouvre ainsi des perspectives stimulantes pour repenser le rôle des pratiques artistiques dans un monde saturé d’objets et d’images, marqué par des crises écologiques et sociales qui invitent à imaginer d’autres modes de relation au monde matériel et à ses potentialités.