Les technologies sans la technique

Lorsque je repasse le fil des événements, il m’est difficile de dire si j’avais enfant un attrait pour la technique. L’ordinateur était le domaine réservé de mon frère, de mon côté je préférais lire et dessiner. C’est sans doute la raison pour laquelle ma pratique reste à côté de la technique, elle la questionne mais sans pour autant la prendre comme un objet à part. J’avoue même un certain manque d’intérêt par rapport aux expérimentations artistiques geek, fascinés par les floculations de pixels, les lignes brisées vectorielles, ce que je nomme l’art-screensaver (bien qu’il y ait parfois en cela des découvertes). Je ne me sens ni à ma place dans l’art numérique ni dans l’art contemporain. Simplement un peu décalé parce qu’il manque encore un langage.

Ces souvenirs d’enfance révèlent peut-être l’origine d’une position singulière : ni technophile ni technophobe, mais dans une situation d’entre-deux qui permet un regard à la fois engagé et critique. Mon frère naviguait dans les lignes de code comme dans un territoire familier, tandis que je restais en périphérie, préférant les chemins plus traditionnels de l’expression créative. Cette répartition initiale des territoires n’était pas simplement le fruit du hasard ou de tempéraments différents, mais déjà l’esquisse d’une sensibilité particulière, d’une manière d’habiter le monde.

Ce premier rapport à la technique, fait de distance et de curiosité mêlées, a probablement influencé ma trajectoire ultérieure. En restant à la lisière du monde technologique, ni complètement dedans ni totalement dehors, j’ai développé une aptitude à l’observer sans être absorbé par ses logiques propres. C’est cette position d’équilibre instable qui permet peut-être de saisir quelque chose de la technique qui échappe tant à ses adeptes les plus fervents qu’à ses détracteurs les plus résolus.

La lecture et le dessin, ces pratiques qui ont bercé mon enfance, reposent sur une temporalité différente de celle qu’impose la machine. Elles invitent à une patience, à une attention aux détails, à une lenteur méticuleuse qui contraste avec l’immédiateté électronique. Pourtant, elles partagent avec la technique numérique contemporaine cette même capacité à générer des mondes, à produire des possibles. La page blanche du dessin, comme la page blanche du traitement de texte ou la toile vierge du logiciel graphique, est un espace de potentialités infinies.

Mon éloignement initial de la technique n’était donc pas tant un rejet qu’une approche différente du même désir de création. Ce n’est que progressivement que ces mondes ont commencé à se rejoindre dans ma pratique, non par une conversion soudaine aux vertus du numérique, mais par la découverte graduelle des possibilités qu’offre ce dialogue entre des formes d’expression initialement perçues comme distinctes.

Alors pourquoi cet appareillage, pourquoi cette omniprésence des machines tant dans ma pratique artistique que dans mes soucis théoriques? C’est qu’il y a sans doute quelque chose qui effleure dans ces technologies, et qui sans être elles, les touchent. Ce sont sans doute des effets de surface: des images qui ne cessent de varier, des histoires indéterminées, des voix qui ne s’adressent à personne parce qu’elles ne cessent jamais.

Cette question fondamentale – pourquoi la technique? – révèle un paradoxe constitutif de ma démarche. Tout en me tenant à distance des expérimentations qui célèbrent la technique pour elle-même, je me trouve néanmoins constamment ramené à elle, comme si elle était devenue un horizon indépassable de la création contemporaine. Cet inconfort face aux catégories établies de l’art numérique ou de l’art contemporain traduit sans doute moins un problème de classification que l’émergence d’une sensibilité nouvelle, encore privée du vocabulaire adéquat pour se dire pleinement.

Ce sentiment d’être “décalé” n’est pas simplement une affaire de positionnement individuel dans le champ artistique, mais le symptôme d’une transformation plus profonde des conditions mêmes de la création à l’ère technologique. Le “langage qui manque encore” n’est pas seulement un ensemble de mots ou de concepts, mais une grammaire complète pour appréhender les nouvelles modalités du sensible que la technique fait émerger sans pour autant les épuiser.

L’art-screensaver que j’évoque avec une pointe d’ironie n’est pourtant pas sans vertus. Ces explorations formelles, ces jeux avec les possibilités graphiques des machines, ont contribué à cartographier un territoire esthétique inédit. Si je m’en tiens à distance, ce n’est pas par dédain mais plutôt par la conviction que quelque chose d’essentiel se joue ailleurs, dans cette zone crépusculaire où la technique n’est ni simplement un outil ni une fin en soi, mais le révélateur d’une dimension de l’expérience humaine qui la précède et la déborde.

Cette position inconfortable, ni dedans ni dehors, s’accompagne d’une difficulté à se situer dans les courants artistiques dominants. L’art numérique, souvent trop fasciné par les prouesses techniques, risque de se réduire à une célébration naïve des innovations technologiques. L’art contemporain, quant à lui, intègre la technique mais souvent d’une manière distanciée, conceptuelle, qui peut manquer la puissance propre de l’expérience technologique. Entre ces deux pôles, un espace demeure pour une pratique qui ne se définirait ni par son medium ni par son inscription dans une tradition artistique spécifique, mais par sa capacité à révéler ce qui, dans la technique, excède la technique elle-même.

Il y a en cela du flux, quelque chose de continu mais qui peut cesser, une relation du local au global qui est turbulente et imprévisible, simplement est-elle sensible. On pourrait dès lors penser que la machine est un moyen pour obtenir cet effet d’infinitude (et non d’infini), mais c’est autre chose encore, car il y a une certaine excitation devant les boutons, devant les fils, les cartes, les nouveaux logiciels, et cette excitation est toute sauf fétichiste, elle est plutôt cognitive.

Ce qui m’attire dans la technique n’est pas tant la maîtrise qu’elle promet que les flux qu’elle permet de générer et d’observer. Ces flux ne sont pas simplement des données qui circulent, mais des courants sensibles, des mouvements qui traversent aussi bien les machines que les corps, les espaces physiques que les réseaux numériques. Ce qui fascine ici n’est pas l’infini comme concept abstrait, notion métaphysique héritée de la tradition philosophique, mais l’infinitude comme expérience concrète, comme sensation d’un processus qui se déploie sans terme assignable.

La machine devient alors moins un instrument de contrôle qu’une surface de contact avec ces flux, un dispositif qui permet à la fois de les canaliser et de les rendre perceptibles. Les “images qui ne cessent de varier”, les “histoires indéterminées”, les “voix qui ne s’adressent à personne” ne sont pas simplement des produits de la technique, mais des manifestations de cette dimension fluide de l’expérience que la technique permet d’amplifier et de rendre sensible.

La relation entre le local et le global que j’évoque comme “turbulente et imprévisible” fait écho aux théories de la complexité et du chaos, où de petites variations initiales peuvent engendrer des transformations majeures à l’échelle d’un système. La technique contemporaine, avec sa capacité à connecter instantanément des points distants de l’espace et du temps, à faire circuler des informations à l’échelle planétaire, intensifie cette expérience de la turbulence, cette sensation que tout est lié mais d’une manière qui échappe à la prédiction linéaire.

Cette excitation que suscitent “les boutons, les fils, les cartes, les nouveaux logiciels” n’est pas de l’ordre du fétichisme technologique, de la fascination pour l’objet technique en tant que tel, mais relève d’une stimulation intellectuelle et sensible. Chaque nouveau dispositif, chaque nouvel outil représente une possibilité d’exploration, un territoire inconnu à cartographier, une occasion d’étendre le champ des possibles créatifs. C’est cette dimension cognitive de l’expérience technologique, cette ouverture constante à l’apprentissage et à la découverte, qui forme peut-être l’attrait le plus profond de la technique pour la création contemporaine.

Ce sont des occasions d’apprendre, encore et toujours. Lorsqu’on manie un nouveau logiciel, il y a un effort, une rigueur à le prendre en main et à lire la documentation et cette connaissance ne sera pas morte, elle deviendra immédiatement active, produisant quelque chose, image ou son ou texte, qui était certes dans le spectre de possibilité du programme mais qui n’avait pas encore eu lieu (fut-ce virtuellement). Avec on pourra donc continuer à jouer. Peut-être n’ai-je voulu que cela.

Cette dimension d’apprentissage perpétuel constitue sans doute l’un des attraits les plus puissants de la pratique artistique liée à la technique. Chaque nouveau logiciel, chaque nouveau dispositif exige un effort d’appropriation, une discipline, une attention aux détails qui est aussi une forme de méditation active. La lecture de la documentation, souvent perçue comme une corvée technique, devient ici un moment clé du processus créatif, une étape où se dessinent déjà les contours des œuvres à venir.

L’apprentissage n’est pas ici séparé de la production. La connaissance acquise “deviendra immédiatement active”, elle s’incarnera dans des formes, des sons, des textes qui n’existaient pas auparavant, même à l’état virtuel. C’est cette immédiateté de la traduction du savoir en création qui distingue peut-être l’expérience technologique d’autres formes d’apprentissage plus théoriques ou contemplatives. La technique ne se contente pas d’augmenter notre compréhension du monde, elle transforme directement notre capacité à agir sur lui, à le modifier, à l’enrichir de nouvelles configurations sensibles.

Cette production, toutefois, n’est pas entièrement libre. Elle s’inscrit “dans le spectre de possibilité du programme”, dans un espace de potentialités délimité par les contraintes du médium technique. Mais ces contraintes, loin d’être simplement limitatives, sont aussi productives : elles canalisent l’énergie créative, lui donnent une direction, un cadre dans lequel s’exercer. Comme en poésie où les règles métriques ou les contraintes formelles peuvent stimuler l’invention plutôt que l’entraver, les limites inhérentes aux outils techniques peuvent devenir le moteur même de la création.

Le jeu évoqué dans la formule “avec on pourra donc continuer à jouer” n’est pas ici un simple divertissement, mais cette activité fondamentale que les philosophes, de Schiller à Winnicott, ont identifiée comme essentielle à la condition humaine. Jouer avec les possibilités d’un médium, explorer ses frontières, tester ses limites, c’est se maintenir dans cet espace intermédiaire entre la maîtrise et la surprise, le contrôle et l’abandon, qui caractérise peut-être toute création authentique.

“Peut-être n’ai-je voulu que cela” – cette phrase apparemment simple révèle la profondeur de l’engagement : au-delà des œuvres produites, au-delà même des expériences esthétiques qu’elles peuvent susciter, c’est ce processus d’apprentissage perpétuel, cette exploration constante de nouveaux territoires, cette ouverture permanente à l’inconnu qui constitue peut-être la motivation la plus fondamentale de la pratique artistique liée à la technique.

Il y a au travers de la technologie (et non en elle dans son monde clôt) la capacité d’ajouter quelque chose au monde, et non pas simplement de répondre à un mot d’ordre, à une commission dans un relai de causalité qui nous soumet un peu plus chaque jour. Cette liberté est une responsabilité, car il faut travailler, aimer cette tentation de l’ajout, de la production, encore et toujours, même si la perte de sens est toujours proche, toujours là, même si cela semble vain.

Cette capacité d'”ajouter quelque chose au monde” représente peut-être la dimension éthique fondamentale de la création à l’ère technologique. La technique n’est pas ici envisagée comme un monde clos sur lui-même, autoréférentiel et autonome, mais comme un point de passage, une interface qui permet d’intervenir dans le tissu même du réel, d’y introduire des différences, des variations, des intensités nouvelles. Cette perspective s’oppose à une conception purement instrumentale de la technique, qui la réduirait à un moyen au service de fins préexistantes, mais aussi à une vision techniciste qui ferait de la technique une fin en soi, un horizon indépassable de l’activité humaine.

Ajouter plutôt que simplement répondre, créer plutôt que simplement exécuter, c’est résister à la logique de la commande et de la soumission qui structure une part croissante de nos interactions avec le monde technologique. Face aux algorithmes de recommandation qui anticipent nos désirs, aux interfaces qui canalisent nos comportements, aux dispositifs qui sollicitent notre attention, l’acte créatif affirme une forme d’autonomie, non pas comme retrait illusoire hors du monde technique, mais comme capacité à le détourner, à l’infléchir, à y introduire des bifurcations imprévues.

Cette liberté, toutefois, s’accompagne d’une responsabilité. Elle exige un travail, un effort, une discipline qui n’est pas simplement technique mais aussi éthique et esthétique. “Aimer cette tentation de l’ajout, de la production” implique un rapport affectif, un investissement du désir qui dépasse la simple maîtrise instrumentale. C’est peut-être dans cet amour que se joue la possibilité d’une pratique qui ne serait ni simple fascination technophile ni résistance technophobe, mais exploration attentive des potentialités que la technique ouvre pour l’expérience humaine.

La menace de “la perte de sens” et du sentiment de vanité n’est pas niée ni minimisée, mais assumée comme une dimension constitutive de cette pratique. Dans un monde saturé d’informations, d’images, de sons, de textes, où chaque production s’ajoute à un flux déjà surabondant, le risque de l’insignifiance est réel. Mais c’est précisément dans cette confrontation avec la possibilité de l’échec, de la disparition, de l’oubli, que la création contemporaine trouve peut-être sa gravité propre, son ancrage éthique.

En ce sens, au travers de la technologie, il y a aussi la possibilité d’un flux de travail: laisser tourner les machines, calculer encore et toujours. Au-delà du fétichisme technique, si complice de la finissante société de consommation, il y a des flux sauvages, turbulents, une manière d’organiser sa vie pour qu’autre chose que soi arrive par soi.

Cette notion de “flux de travail” évoque simultanément les procédures standardisées des environnements informatiques professionnels et quelque chose de plus ancien, de plus fondamental : le flux comme continuité, comme mouvement ininterrompu, comme processus qui se déploie dans le temps. “Laisser tourner les machines, calculer encore et toujours” n’est pas ici l’expression d’une fascination naïve pour la puissance de calcul, mais la description d’une pratique où l’humain accepte de s’effacer partiellement, de laisser place à des processus qui le dépassent, à des émergences qui ne sont pas entièrement prévisibles ni contrôlables.

Le fétichisme technique, dénoncé comme “complice de la finissante société de consommation”, correspond à cette attitude qui isole l’objet technique de ses contextes de production et d’usage, qui l’investit d’une valeur autonome, indépendante de ses effets concrets sur l’expérience humaine. Cette critique du fétichisme n’est pas un rejet de la technique en tant que telle, mais une invitation à la réinscrire dans des flux plus vastes, plus sauvages, qui échappent aux logiques marchandes et aux impératifs de rentabilité immédiate.

Ces “flux sauvages, turbulents” évoquent les processus naturels – le cours d’un fleuve, les mouvements atmosphériques, les cycles biologiques – tout en désignant aussi des dynamiques proprement humaines : flux de désirs, de pensées, d’affects qui traversent les individus et les collectifs. La technique, dans cette perspective, n’est plus simplement un ensemble d’outils au service de fins préétablies, mais un révélateur de ces flux, un dispositif qui permet de les capter, de les amplifier, de les rendre sensibles.

“Organiser sa vie pour qu’autre chose que soi arrive par soi” – cette formule énigmatique résume peut-être l’éthique sous-jacente à cette pratique. Il ne s’agit pas d’affirmer un moi souverain, maître de ses outils et de ses créations, mais au contraire d’aménager les conditions pour que quelque chose d’imprévu, d’impersonnel, puisse émerger à travers notre activité. Cette dépersonnalisation n’est pas une négation de la singularité, mais au contraire une manière de l’intensifier en l’ouvrant à des forces qui la dépassent, à des virtualités qui excèdent les limites de l’individu constitué.

Dans cette perspective, la création à l’ère technologique apparaît moins comme l’expression d’une subjectivité autonome que comme la mise en place d’un dispositif qui permet à des flux hétérogènes – techniques, esthétiques, conceptuels, affectifs – de se rencontrer, de s’entrecroiser, de produire des configurations inédites du sensible. L’artiste n’est plus celui qui impose sa vision au monde, mais celui qui aménage les conditions pour que le monde puisse se manifester dans sa complexité turbulente, dans son inépuisable capacité à engendrer des différences.

Ce parcours à travers ma relation ambivalente à la technique révèle peut-être moins une position personnelle qu’une situation caractéristique de notre époque. Nous sommes collectivement pris dans ces flux technologiques, immergés dans des environnements numériques qui reconfigurent profondément nos modes de perception, de pensée, d’action. Face à cette situation, ni la célébration naïve de l’innovation technologique ni la nostalgie d’un monde pré-technique ne constituent des réponses satisfaisantes.

L’enjeu serait plutôt de développer une éthique des flux, une manière d’habiter consciemment ces environnements technologiques sans être simplement emporté par eux ni prétendre les maîtriser totalement. Cette éthique ne reposerait pas sur des principes abstraits ou des règles universelles, mais sur une attention minutieuse aux effets concrets de nos interactions avec les dispositifs techniques, sur une sensibilité aux nuances, aux variations, aux intensités qui traversent ces flux.

La création artistique, dans ce contexte, ne se définit plus par la production d’objets finis, de formes stables, mais par sa capacité à rendre sensibles ces flux, à les infléchir, à y introduire des différences significatives. Elle devient une pratique exploratoire qui ne vise pas tant à représenter le monde qu’à en augmenter les potentialités, à élargir le champ des expériences possibles.

Cette pratique exige une certaine modestie : reconnaître que nous sommes toujours déjà pris dans des flux qui nous dépassent, que notre autonomie est relative, que nos créations s’inscrivent dans des processus qui les précèdent et les excèdent. Mais elle implique aussi une forme d’audace : accepter le risque de l’insignifiance, persévérer dans l’effort créatif même face à la possibilité de l’échec, maintenir ouverte la question du sens dans un monde qui tend à la refermer prématurément.

Entre fascination et distance critique, entre immersion et recul réflexif, se dessine ainsi une voie étroite mais féconde pour penser et pratiquer la création à l’ère technologique. Non pas comme célébration du nouveau pour lui-même, ni comme résistance nostalgique au changement, mais comme exploration attentive des potentialités que la technique ouvre pour l’expérience humaine, comme invention de nouvelles manières d’habiter les flux qui traversent et constituent notre monde contemporain.