Les technologies et le mouvant

Notre relation à la technique demeure largement déterminée par une conception réductrice. Nous peinons généralement à réfléchir au phénomène technique autrement que sous l’angle de son usage, c’est-à-dire de l’action que nous prévoyons d’effectuer sur elle ou du programme qui a présidé à sa création. Cette approche utilitariste, si profondément ancrée dans nos sociétés, conditionne notre compréhension des objets techniques et limite considérablement notre capacité à en saisir la complexité inhérente.

Cette limitation explique sans doute pourquoi les théories esthétiques de l’art numérique insistent tant sur la non-instrumentalité comme valeur fondamentale. Selon ces théories, la non-instrumentalité incarnerait la précieuse qualité de la gratuité, du temps suspendu, de l’expérience artistique pure. Mais cette valorisation n’est en réalité que le négatif, l’image inversée de la conception instrumentale qui domine notre rapport quotidien à la technique. Même lorsque nous célébrons l’accident, l’imprévu ou l’aléatoire dans les œuvres numériques, nous ne faisons finalement que ménager une place marginale à ces éléments dans un cadre conceptuel qui reste fondamentalement utilitaire.

La nécessité d’un regard approfondi sur notre relation aux technologies

Il devient donc nécessaire d’approfondir notre réflexion sur notre relation aux technologies, d’en éroder le vernis des habitudes quotidiennes, d’en briser l’usage routinier qui, par essence, est oublieux. L’usage habituel mobilise une attention sélective qui divise, sépare, cloisonne et simplifie, nous empêchant d’accéder à une compréhension plus globale et plus nuancée du phénomène technique.

En examinant attentivement notre rapport à la technique, nous découvririons, même chez les plus fervents promoteurs de l’incident et de l’aléatoire, une relation fondamentalement fonctionnaliste qui admet certaines exceptions, notamment dans le domaine artistique. Ces exceptions confirment la règle plutôt qu’elles ne la remettent véritablement en question. Notre vision de la technique reste prisonnière d’un cadre conceptuel qui réduit sa complexité à des fonctions déterminées et à des usages prévisibles.

L’apport de la pensée bergsonienne pour repenser la technique

Pour éclairer le caractère artificiel de cette conception, il est pertinent de faire appel à Henri Bergson qui, dans “La pensée et le mouvant”, explique comment notre intellect a tendance à réduire la réalité au simple fantôme de sa structure intérieure. L’intellect projette sur le monde ses propres modes de fabrication plutôt que de s’adapter à cette création continue qu’est le réel dans son mouvement incessant. Bergson nous invite à faire un effort pour dépasser les limites de notre intelligence fabricatrice et nous adapter au caractère fondamentalement indivisible de ce qui est mouvant.

Cette recommandation bergsonienne s’applique parfaitement à notre relation aux technologies. La pensée instrumentale, par son caractère profondément réductionniste, morcelle la continuité du phénomène technique en séquences distinctes, en fonctions déterminées, en usages prévisibles. Elle perd ainsi de vue l’essence même du phénomène technique comme processus continu et complexe, irréductible à ses composantes fonctionnelles.

Vers une phénoménologie de la continuité technique

Ne devrions-nous pas concevoir les technologies selon un continuum qui défie nos habitudes décomposantes de pensée? Au lieu de considérer qu’une machine fonctionne ou ne fonctionne pas, ne faudrait-il pas envisager qu’elle fait les deux simultanément, selon un processus continu et indivisible? Le fait qu’un être humain ait assigné certaines fonctions à une machine n’élimine pas cette phénoménologie de la continuité indécomposable qui caractérise son existence concrète dans le monde.

Cette approche nous invite à reconsidérer fondamentalement notre compréhension des objets techniques. Une machine n’est jamais simplement “en marche” ou “à l’arrêt” — elle existe dans un état de vibration constante, de fluctuation permanente entre différents états qui ne peuvent être rigoureusement séparés. Même lorsqu’elle semble inactive, une machine continue d’exister physiquement, d’interagir avec son environnement, de se transformer imperceptiblement sous l’effet du temps et des conditions matérielles.

La vibration technique comme source d’une nouvelle esthétique

Comment, dès lors, concevoir la machine dans cette palpitation incessante et inséparable? Quelle est cette vibration fondamentale qui anime tout objet technique? Cette vibration peut-elle constituer le fondement d’un tempo esthétique nouveau? Ces questions nous conduisent vers une appréhension radicalement différente du phénomène technique, une appréhension qui privilégie le mouvement, la continuité et la transformation plutôt que la fonction, l’usage et la stabilité.

En accédant à cette conception, nous modifierions profondément l’ensemble de notre relation au monde technique. Nous passerions d’une relation instrumentale, marquée par la domination et l’usage, à une relation plus complexe, caractérisée par l’attention au mouvement propre des objets techniques, à leur dynamique intrinsèque, à leur existence autonome au-delà des fonctions que nous leur assignons.

Pour un “mouvant technologique”

Ne faut-il pas, alors, développer ce que l’on pourrait appeler un “mouvant technologique”, par analogie avec le mouvant bergsonien? Ce mouvant technologique nous permettrait d’appréhender les objets techniques non pas comme des ensembles de fonctions distinctes, mais comme des processus continus, comme des flux ininterrompus d’interactions matérielles et énergétiques qui échappent à toute décomposition analytique.

Ce mouvant technologique constituerait le fondement d’une nouvelle esthétique de la technique, une esthétique qui ne reposerait plus sur les notions traditionnelles de beauté, d’harmonie ou d’expression, mais sur l’attention à cette vibration fondamentale qui anime tout objet technique. Une esthétique qui ne chercherait plus à soumettre la technique à des fins artistiques préétablies, mais qui s’attacherait à révéler la dimension esthétique inhérente au phénomène technique lui-même.

La vibration technique comme source d’émotion

N’est-ce pas précisément cette motion incessante, cette vibration continue de l’objet technique, qui peut à son tour provoquer l’émotion? Une émotion qui ne reposerait plus sur la ressemblance ou l’anthropomorphisme, mais sur la reconnaissance de cette pulsation propre de la matière technique, de cette vie spécifique des objets qui, sans être biologique, n’en est pas moins réelle et intense.

Cette émotion technique serait d’un ordre nouveau, irréductible aux catégories esthétiques traditionnelles. Elle naîtrait de la rencontre entre notre sensibilité et cette vibration fondamentale qui anime tout objet technique, cette pulsation qui échappe à notre volonté et à notre compréhension instrumentale. Une émotion qui nous rappellerait que la technique n’est pas simplement un ensemble d’outils à notre disposition, mais un mode d’existence spécifique, une manière particulière d’être-au-monde qui possède sa propre dignité et sa propre puissance expressive.

Au-delà de l’opposition entre instrumentalité et gratuité

En développant cette approche du mouvant technologique, nous dépasserions l’opposition stérile entre l’instrumentalité technique et la gratuité artistique. Nous comprendrions que la technique n’est ni simplement utilitaire, ni simplement esthétique, mais qu’elle constitue un mode d’existence complexe qui participe simultanément de ces deux dimensions.

La machine ne serait plus considérée comme un simple outil que nous utilisons à des fins prédéterminées, ni comme un objet esthétique dont nous contemplons passivement la beauté. Elle deviendrait un partenaire actif dans une relation complexe, un être technique doté d’une existence propre avec lequel nous interagissons de manière créative et imprévisible.

Vers une relation renouvelée au monde technique

Cette conception du mouvant technologique nous permettrait d’établir une relation renouvelée avec le monde technique qui nous entoure. Une relation qui ne serait plus marquée par la domination et l’usage, mais par l’attention et la réciprocité. Une relation qui reconnaîtrait la complexité et l’autonomie relative des objets techniques, leur capacité à nous surprendre et à nous émouvoir au-delà de toute intention fonctionnelle.

Cette approche nous inviterait à développer une nouvelle sensibilité technique, une capacité à percevoir et à apprécier cette vibration fondamentale qui anime les objets techniques. Une sensibilité qui nous permettrait de découvrir la dimension esthétique inhérente au phénomène technique, au-delà des catégories traditionnelles de l’art et de l’utilité.

La technique, appréhendée à travers le prisme du mouvant bergsonien, se révèle ainsi comme une création continue, un flux ininterrompu d’interactions et de transformations qui échappe à toute réduction instrumentale. Elle n’est ni simplement un moyen au service de nos fins, ni simplement un objet de contemplation esthétique, mais un mode d’existence spécifique qui participe pleinement à la richesse et à la complexité du monde.

En développant cette conception du mouvant technologique, nous ouvrons la voie à une compréhension plus profonde et plus nuancée de notre relation à la technique. Une compréhension qui reconnaît la dimension temporelle et processuelle de tout phénomène technique, sa capacité à évoluer et à se transformer indépendamment de nos intentions et de nos usages.

Cette approche nous permet de redécouvrir la technique comme une source inépuisable d’émerveillement et d’émotion, comme un domaine d’expérience qui, loin d’être opposé à l’art ou à la nature, participe pleinement à cette création continue qu’est le monde dans son devenir incessant.