Te (se) perdre

Tout commence par la perte. La perte précède l’objet. La perte précède la mémoire de l’objet. La perte précède même celui qui pourrait se souvenir. Une perte sans référent, sans contenu identifiable, sans histoire préalable. Une perte qui n’est pas la fin d’une possession mais son commencement paradoxal.

Nous avançons dans le temps en regardant derrière nous, cherchant un état originel de plénitude. Illusion. Mirage dans le désert de l’existence. Où que se porte le regard, la perte est déjà là, installée avant la première pensée, avant la première conscience, avant le premier je. Elle est l’antichambre de tout être.

Rien ne vient nous rassurer. Ni les mythes fondateurs, ni les récits familiaux, ni les arbres généalogiques soigneusement dessinés. Ces constructions narratives sont des échafaudages branlants, des tentatives désespérées de créer une cohérence factice. Les généalogies sont des échecs programmés—des fictions consolatrices qui s’effritent sous le poids de leur prétention à la vérité.

Le récit des origines porte en lui une violence originelle. Il est criminel dans son essence même. Criminel car il nie, dissimule, obscurcit cette vérité fondamentale: que nous nous originons tous dans cette perte sans objet. Cette perte n’est pas accidentelle ou contingente. Elle est constitutive. Sans elle, l’individuation—ce processus perpétuel de devenir, ce flux ininterrompu que certains nomment conscience—ne pourrait se maintenir dans la durée d’une existence.

Cette conscience n’est pas une entité stable et cohérente. Elle ressemble davantage à la peau qui ne cesse de se renouveler en s’effritant, en nous quittant cellule après cellule. Nous sommes ce qui s’en va, ce qui se détache, ce qui se perd. Notre persistance paradoxale réside dans ce mouvement continu d’effritement et de régénération.

Ne voyez pas ici une quelconque poésie apophatique, une mystique négative de la perte absolue. Il faudrait pouvoir parler de cette perte en l’asséchant, en la vidant de son pathos, en la rendant blanche, neutre, monotone comme un battement de cœur. Battement de cœur. Battement de cœur. Rythme primitif qui marque simultanément la vie et son inéluctable érosion.

Dans la pratique artistique, deux voies se dessinent. On peut choisir—avec une certaine naïveté que je confesse partager parfois—la production active des formes, croire qu’on va faire émerger du nouveau. Cette posture n’est jamais très éloignée de l’expression de soi, d’un soi mythique dans lequel viendrait s’originer cette forme. L’artiste comme démiurge, comme source, comme origine. Illusion tenace.

On peut aussi, avec le risque assumé d’une certaine vacuité, se donner des formes qui sont déjà là, données, ready-made. Non pas pour les célébrer dans leur banalité révélatrice, mais pour y chercher autre chose: non pas ce qui s’y donne immédiatement, mais ce qui, dans cet objet réputé normal, se retire d’avance. Ce qui se soustrait avant même que ne soit établie cette normalité de l’objet. Dire, donc, la perte comme force productive.

Ce vide n’est pas un simple manque. Il ne retire rien à proprement parler. Au contraire, en excédant notre pouvoir d’appropriation, il signale notre pauvreté essentielle, notre état de panne perpétuelle. Nous sommes les êtres en panne, les êtres de la panne. Notre tâche: déplier et multiplier les possibilités d’une forme, témoigner du vide qui la structure et qui, paradoxalement, la rend perceptible.

Dans ce jeu entre présence et absence, dans cette danse entre le visible et l’invisible, tout est devant soi, ouvert. Non pas comme promesse d’une plénitude à venir, mais comme horizon d’une exploration sans fin de ce qui, tout en nous constituant, nous échappe inéluctablement.

La perte n’est pas ce que nous avons perdu, mais ce que nous sommes. Non pas notre malheur, mais notre condition. Non pas notre échec, mais notre possibilité.