Seconde mimésis

Une actrice célèbre joue une scène pornographique à laquelle elle n’a pas participé. On voit encore le raccord entre le visage de l’actrice originale et cette célébrité, mais on ne semble plus très loin du moment où la disparition de celui-ci permettra de réaliser des images possibles. On pourrait sans doute problématiser cette image de façon classique, comme une simulation et un simulacre, mais la manière dont cette vidéo escamotant un visage a été produite nous interroge.

Auparavant, pour réaliser une image réaliste non tournée, on se basait sur la modélisation, la synthèse et la puissance de calcul. La simulation 3D permettait en effet de réaliser des images quasi réalistes. Son fondement était laplacien : il fallait découvrir les lois de la nature afin de pouvoir en offrir des simulations convaincantes. Reproduire c’était comprendre. Reproduire totalement c’était atteindre la connaissance divine.

Or la séquence pornographique qui nous intéresse est fondée sur une autre procédure de production : un réseau de neurones artificiels a analysé des milliers d’images des deux actrices afin de trouver des corrélations entre les deux (première ressemblance). Puis il a transformé un peu l’image de l’actrice classique afin qu’elle ressemble à l’image pornographique (seconde ressemblance). En partant donc d’images existantes, le réseau a créé une ressemblance qui a permis d’implanter une séquence dans l’autre. Cette ressemblance consiste à vectoriser des données et à les bruiter suffisamment pour être différentes, mais pas trop afin qu’elles restent reconnaissabes.

Si on étend cette procédure de production à la représentation en général, on peut avancer l’hypothèse d’un tournant historique dans la mimésis. En effet, si nous avons cherché depuis des siècles à reproduire le monde, l’industrialisation a permis d’automatiser cette reproduction par des procédés physico-chimiques. Nous nous sommes ainsi rapprochés de la matérialité du monde même si celle-ci était limitée à sa luminosité. Mais il était incontestable que cette dernière s’imprimait effectivement sur la pellicule à la manière de la main détourée dans une caverne.

Avec ces réseaux logiciels, nous utilisons des images déjà existantes pour en produire d’autres. Celles-ci ressemblent aux premières, mais ressembler n’est pas être identique. La ressemblance est une différence et une répétition : il faut que l’image produite puisse appartenir à la même série d’images sans déjà être présente dans cette série. Tout se passe comme si une collection d’images pouvait s’étendre à l’infini et que les images existantes servaient de fondement à des images possibles. L’image est une remémoration qui ne répète pas à l’identique.

On pourrait penser qu’il n’y a rien de là très neuf. La bibliothèque de Babel fut une figure fameuse de cette multiplication des possibles. Mais on doit souligner que le changement technique de la production de la mimésis change non seulement la signification historique de l’accumulation effrénée des images depuis 15 ans avec le Web 2.0 que nous comprenons rétrospectivement comme une façon d’alimenter des machines mimétiques, mais aussi la relation entre le monde, les images et l’imagination.

On a souvent considéré les images en opposition avec le monde, comme leur étant pour ainsi dire extérieur. C’est la vieille dénonciation de la mimésis par Platon. Mais bien sûr les images sont dans le monde, sont une partie de ce monde. Les images ne sont irréelles que si on leur demande d’être ce qu’elles ne sont pas et si on les identifie à leur référent. Si nous considérons les images comme aussi réelles que n’importe quoi d’autre, alors notre perception et notre conception de l’imagination changent du tout au tout. L’imagination n’est plus une faculté supérieure et mystérieuse, mais les procédures de production des images, procédures pouvant être technologiques. Dès lors le mythe de l’intériorité s’exprimant s’effondre sur lui-même et l’inscription n’est pas la projection du dedans spirituel vers un dehors matériel. Il faut passer de l’image-représentation à l’image-instrument (Lev Manovich) à l’image-possible (il faudrait sans doute mener une méticuleuse critique du virtuel chez Bersgon et Deleuze).

Si nous pouvons utiliser dans cette production matérielle des séries d’images (dataset) pour produire d’autres images, c’est que nous avons délégué à la machine une partie de la faculté à représenter. Elle peut en effet aujourd’hui, si on la nourrit par exemple d’une série d’oiseaux photographiés, imaginer un oiseau crédible qui n’existe pas. Cet oiseau n’est pas un oiseau, mais une image d’oiseau. Quand nous utilisons le mot image associé à oiseau, nous affirmons habituellement une relation de référentialité. Il existe ou il a existé en dehors de l’image un oiseau original et c’est cette référentialité qui est rappelé à un niveau cognitif. Mais quand nous produisons une image possible, le référent n’a plus le même rôle. Il est la mémoire d’une série et si l’image s’y réfère, elle n’est aucun oiseau déjà existant. Ce sont des images d’images et non pas des images du monde.

La mimésis se transforme selon une profondeur que nous avons du mal à appréhender. Elle devient spéculative et possible. Une partie du monde, les images, se transforme dans son lien de dépendance au reste du monde. Ce n’est pas que les images deviennent autonomes en cherchant la souveraineté de son médium (comme l’aurait souhaité Greenberg), c’est qu’elles se lient à des séries de représentation afin de produire une présentation de la représentation : l’oiseau produit n’existe pas, mais ressemble aux oiseaux déjà représentés, comme la mémoire d’un monde passé. Une mémoire de mémoire. Une mémoire technologique de la mémoire anthropologique.

Il serait aisé de contester aux machines le pouvoir d’imaginer parce qu’elles ne seraient que reproductives, mais j’aimerais souligner que cette capacité reproductive n’est pas seulement répétitive. Elle répète et elle diffère, elle poursuit une série au-delà de ses limites grâce à l’introduction du bruit. Ceci devrait être interprété au regard des différentes conceptions du bruit dans la cybernétique (Shannon et Wiener par exemple). On imagine alors un monde où les images pourraient se multiplier, où leurs séries seraient transfinies et pourraient augmenter avec le temps.

Sommes-nous en train de vivre une nouvelle époque de la mimésis qui transformerait en profondeur les relations entre l’effectif (devenu un stock d’images d’oiseaux) et le possible (l’image d’une image d’oiseau) ? L’ontologie n’est-elle pas déterminée pour une part par le statut de la mimésis ? Quelle influence cette transformation de la mimésis aurait-elle sur l’ontologie ?