Résistance : entre conduction et flux

Alors que le système capitaliste ne cesse de s’arrêter et que, toujours au bord de la faillite, il semble se renforcer de jour en jour, mêlant force et fragilité d’une manière inattendue jusqu’au point où il rejoindra sa destinée fasciste, les œuvres d’art se présentant comme des actes de résistance se multiplient. Mais il faut distinguer deux formes de résistance en art. La première est un écrin pour le pouvoir en place et si elle semble s’opposer à lui c’est toujours en y réagissant à partir d’un lieu qui ne peut inquiéter le pouvoir tant il est solitaire. Cette résistance est critique et en tant que critique, elle met en scène une crise qui valide la puissance en place.

Étrange paradoxe du système capitaliste qui, dans sa perpétuelle agonie, trouve les ressources pour se régénérer indéfiniment : n’est-ce pas précisément dans cette oscillation permanente entre l’effondrement et la reconstitution, dans cette tension entre la catastrophe imminente et la résilience inattendue, que réside sa force véritable ? Car le capitalisme n’a jamais prétendu à l’éternité des formes : il se nourrit au contraire de leur dissolution continue, de leur reconfiguration incessante, faisant de la crise non plus un accident de parcours mais le mode même de son existence. Et dans cette chorégraphie complexe où chaque mouvement de résistance semble aussitôt absorbé, métabolisé, transformé en nouvelle source d’énergie pour le système, l’art qui prétend résister se trouve confronté à une aporie fondamentale : comment s’opposer à ce qui fait de l’opposition son carburant même ?

La résistance critique, cette première forme que nous identifions, se pense comme rupture, comme négation, comme scandale, mais elle ne fait en réalité que confirmer la règle qu’elle prétend transgresser. Qu’est-ce en effet qu’une critique sinon déjà une reconnaissance, une validation de ce qu’elle attaque ? En désignant un adversaire, en le nommant, en délimitant son territoire, elle lui accorde d’emblée cette consistance, cette réalité contre laquelle elle pourra ensuite s’élever. Cette résistance prend place dans un espace déjà balisé, dans un langage déjà codifié : elle prétend subvertir, mais sa subversion ne fait que renforcer ce qu’elle croit ébranler. N’est-ce pas là l’ironie suprême de cette posture critique qui, croyant porter un coup fatal au pouvoir, ne fait que lui offrir le spectacle rassurant d’une opposition qu’il a lui-même programmée ?

La seconde se place résolument ailleurs, dans un espace qui n’est pas celui du pouvoir, et c’est pourquoi elle semble faible et fragile, distante et inquiète à la fois. Elle ne réagit pas, elle ne cherche pas le dialogue (fut-ce pas un coup d’éclat) comme la première, elle produit elle-même son propre lieu qu’on appellera ici par commodité l’imaginaire. Ce dernier est une topologie dotée de signes dont la signification n’est pas encore la propriété du pouvoir structurel. Et c’est pourquoi ces signes semblent au premier abord insignifiants, inconsistants, leur signification n’a pas été partagée, le partage est encore un événement à venir : des gens viendront, interpréteront ou pas, seront sensibles ou insensibles, ces gens seront libres d’être ce qu’ils sont, de réagir comme bon leur semblent, parce que cette signification n’est pas (encore) un mot d’ordre, mais un flottement, l’inconsistance conquise (Lyotard).

Cette seconde forme de résistance, plus subtile et plus radicale à la fois, ne cherche pas à s’inscrire dans la dialectique du pouvoir et de la contre-puissance : elle œuvre plutôt à la création d’espaces hétérogènes, de zones temporairement autonomes où les règles du jeu ne sont plus celles qu’impose le système dominant. L’imaginaire dont il est ici question n’est pas cette rêverie impuissante à laquelle on l’associe trop souvent, mais bien cette capacité à faire surgir de nouvelles configurations de signes, de nouvelles modalités de relation qui échappent encore à la captation par les structures établies. Ces signes ne tirent pas leur force d’une opposition frontale, d’une négation explicite : leur puissance réside précisément dans leur “inconsistance”, dans ce caractère fluide, incertain, inachevé qui les rend difficiles à saisir, à catégoriser, à neutraliser.

Et si cette apparente fragilité constituait en réalité leur force la plus profonde ? Car ce qui échappe au pouvoir, ce n’est pas ce qui le défie ouvertement – défi qu’il sait parfaitement récupérer, transformer en spectacle, en marchandise – mais bien ce qui se tient en deçà ou au-delà de son radar, ce qui ne répond pas à ses sollicitations, ce qui ne s’inscrit pas dans ses coordonnées. L’inconsistance dont parle Lyotard n’est pas un défaut, une faiblesse : elle est au contraire cette qualité précieuse qui permet de se soustraire à la capture, de conserver cette mobilité, cette indétermination qui déjoue les mécanismes d’appropriation. Les signes de cette résistance ne prétendent pas à l’universalité immédiate, à l’évidence partagée : ils s’offrent plutôt comme des possibilités ouvertes, comme des invitations à un dialogue qui n’est pas encore formaté, prédéterminé.

La signification de ces signes n’est pas donnée d’avance : elle est un événement à venir, une rencontre possible entre l’œuvre et ceux qui la recevront, l’habiteront, la feront vivre. Et c’est précisément dans cette ouverture, dans cette indétermination que réside leur potentiel émancipateur. Car contrairement aux mots d’ordre qui prétendent dire ce qu’il faut penser, ce qu’il faut désirer, ce qu’il faut faire, ces signes laissent à chacun la liberté d’être ce qu’il est, de répondre – ou non – selon sa sensibilité propre. Ils ne cherchent pas à convaincre, à rallier, à unifier : ils proposent des espaces de résonance où chacun peut éprouver, à sa manière singulière, la possibilité d’autres modes d’existence, d’autres formes de relation au monde et aux autres.

La première résistance est conductrice : comme dans un système électrique, il faut une résistance pour que ça passe. Elle ne résiste qu’en apparence, parce qu’en s’opposant, elle ne fait que répondre au mot d’ordre énoncé par la structure au pouvoir. En ce sens, vandaliser un musée est une résistance qui alimente le système, parce qu’elle reste dans le cadre défini par lui et elle ne joue que dans les bornes préexistantes. Elle décode le flux et le recode sans changer les conditions mêmes du codage (Deleuze et Guattari). Résister en critiquant le système en place, en proposant des alternatives, c’est accepter le langage des dominants. Résister en piratant, en détournant, c’est encore accepter d’avance les condition du dialogue.

Cette analogie électrique est d’une pertinence saisissante : la résistance, dans un circuit, n’est pas ce qui empêche le courant de circuler – elle est au contraire ce qui permet cette circulation, ce qui la régule, ce qui la canalise. De même, la résistance critique ne bloque pas le système : elle lui fournit l’opposition nécessaire à son fonctionnement, elle lui offre cette altérité contrôlée sans laquelle il ne pourrait maintenir l’illusion de sa propre ouverture, de son propre pluralisme. Le vandaliseur de musée croit porter atteinte à l’institution artistique, mais il ne fait que confirmer son importance, sa centralité : il valide le cadre même qu’il prétend contester. Son geste, aussi radical qu’il puisse paraître, ne fait que renforcer les partages établis, les hiérarchies implicites qui structurent l’espace culturel.

Plus fondamentalement, cette forme de résistance accepte d’emblée le langage des dominants, leur manière de poser les problèmes, de définir les enjeux. Critiquer le système, c’est déjà reconnaître sa légitimité à fixer les termes du débat, à déterminer ce qui mérite d’être discuté, contesté, modifié. Proposer des alternatives, c’est encore se situer dans l’horizon des possibles tel qu’il est défini par ce même système. Même les pratiques apparemment les plus subversives – le piratage, le détournement, l’appropriation – peuvent aisément être récupérées, intégrées à la logique dominante, tant qu’elles ne remettent pas en question les conditions mêmes du dialogue, les règles fondamentales qui régissent les échanges.

Car le pouvoir capitaliste contemporain ne craint pas la transgression : il l’encourage même, la valorise, la marchandise. Ce n’est pas un pouvoir qui cherche à imposer une norme rigide, un modèle unique : c’est un pouvoir qui prolifère précisément dans la multiplication des singularités, dans la célébration des différences, des marges, des écarts – à condition que ces différences restent commensurables, qu’elles s’inscrivent dans un espace homogène où tout peut être échangé, comparé, équivalent. Ce que ce pouvoir redoute par-dessus tout, ce n’est pas l’opposition frontale, la critique explicite : c’est l’incommensurable, l’hétérogène radical, ce qui échappe à sa logique même d’intégration et de valorisation.

La seconde résistance est flux : comme dans un cours d’eau, il est difficile de distinguer le calme de l’agitation, le sens du courant, les détails de l’ensemble, parce que ce qui est en jeu sont des multitudes dont les rapports ne sont pas réglés d’avance, c’est-à-dire qui ne parlent pas le même langage et qui ne suivent le même mot d’ordre. Il n’y a pas la rivière et “ses” tourbillons, la rivière est tourbillon(s).

Cette métaphore fluviale nous ouvre à une tout autre conception de la résistance, qui ne se définit plus en termes d’opposition, de négation, de critique, mais bien en termes de flux, de mouvements, d’intensités. Dans cette perspective, résister ne consiste pas à se dresser contre un pouvoir identifié, localisé, nommé : c’est plutôt participer à la création de flux alternatifs, de courants imprévisibles qui ne répondent pas aux canalisations établies, aux régulations imposées. La résistance-flux n’est pas unitaire, identifiable : elle est multiple, diffuse, insaisissable dans sa totalité. Elle ne cherche pas à imposer une direction unique, un mot d’ordre commun : elle compose avec des multitudes, avec des singularités dont les rapports ne sont pas fixés à l’avance, qui n’obéissent pas aux mêmes logiques, qui ne parlent pas nécessairement le même langage.

N’est-ce pas là le défi le plus profond pour toute pensée politique aujourd’hui : comment concevoir une résistance qui ne soit plus fondée sur l’unité, sur l’identité, sur la représentation, mais qui puisse accueillir la multiplicité irréductible des devenirs, la diversité inépuisable des modes d’existence ? Comment penser une résistance qui ne cherche pas à s’opposer frontalement au pouvoir – opposition qui ne fait que renforcer ce pouvoir – mais qui œuvre plutôt à la création d’espaces d’indétermination, de zones de turbulence où les coordonnées habituelles perdent leur évidence, où d’autres possibles peuvent émerger ?

La rivière n’est pas un canal qui contiendrait des tourbillons : elle est elle-même tourbillon(s), elle est cette multiplicité de mouvements, de vitesses, de directions qui ne se laissent pas réduire à une unité simple, à une identité stable. De même, la résistance-flux n’est pas un bloc homogène qui s’opposerait à un pouvoir lui-même unifié : elle est cette prolifération de petites différences, de micro-décalages, de déviations subtiles qui, sans jamais se cristalliser en une opposition frontale, travaillent néanmoins à éroder les certitudes établies, à ouvrir des brèches dans les évidences partagées.

Et c’est peut-être là que réside la force paradoxale de cette résistance apparemment si fragile, si inconsistante : dans sa capacité à se soustraire aux mécanismes de capture, à déjouer les tentatives d’assimilation, à maintenir ouverte la possibilité d’autres devenirs. Car contrairement à la résistance conductrice qui, en s’opposant explicitement au pouvoir, lui offre déjà la prise nécessaire à sa neutralisation, la résistance-flux se tient dans cet espace d’indétermination, dans cette zone d’ambiguïté où les identités ne sont pas encore fixées, où les significations restent en suspens, où les trajectoires demeurent imprévisibles.

Le pouvoir capitaliste contemporain sait parfaitement comment intégrer, comment valoriser, comment marchandiser la critique explicite, l’opposition déclarée : ce qu’il peine davantage à saisir, à capturer, ce sont ces mouvements fluides, ces devenirs imperceptibles qui ne se laissent pas assigner à résidence, qui échappent aux catégorisations établies. Non pas parce qu’ils seraient plus “purs”, plus “authentiques”, mais précisément parce qu’ils cultivent cette inconsistance, cette indétermination qui les rend difficiles à identifier, à nommer, à neutraliser.

Si la résistance conductrice opère dans l’espace homogène de la représentation, de la signification partagée, du dialogue institué, la résistance-flux travaille plutôt dans les interstices, dans les plis, dans les zones d’ombre où le partage n’est pas encore effectué, où la signification reste en suspens. Elle ne cherche pas à imposer un nouveau code, un nouveau langage qui viendrait remplacer l’ancien : elle œuvre plutôt à maintenir ouverte la possibilité même du codage, à préserver ces espaces d’indétermination où d’autres configurations de signes, d’autres modalités de relation peuvent émerger.

Cette résistance ne se définit pas par son contenu, par son message, par ce qu’elle affirme ou nie : elle se caractérise bien plutôt par sa forme même, par cette fluidité, cette mobilité, cette capacité à se transformer, à se reconfigurer sans cesse. Elle ne cherche pas à construire un contre-pouvoir, une alternative globale qui viendrait se substituer au système dominant : elle s’attache plutôt à créer, ici et maintenant, des espaces hétérogènes, des zones d’expérimentation où d’autres logiques, d’autres rythmes, d’autres manières d’être ensemble peuvent être éprouvés.

Et si cette résistance semble parfois si discrète, si imperceptible, c’est précisément parce qu’elle ne vise pas l’éclat, le scandale, la rupture spectaculaire : elle œuvre plutôt à ces transformations moléculaires, à ces micro-déplacements qui, sans jamais faire événement, modifient néanmoins en profondeur le tissu du réel. Elle ne prétend pas à la totalité, à l’universalité, à la représentation de tous : elle compose avec des singularités, avec des différences irréductibles, avec des devenirs hétérogènes qui ne se laissent pas subsumer sous une identité commune.

C’est peut-être là, dans cette modestie même, dans cette attention aux petites différences, aux écarts minuscules, que réside sa force la plus profonde. Non pas une force qui s’opposerait frontalement au pouvoir, qui chercherait à le renverser, à le remplacer – opposition qui, nous l’avons vu, ne fait que renforcer ce pouvoir – mais une force qui travaille plutôt à créer les conditions d’autres possibles, à ouvrir des espaces d’indétermination où les coordonnées habituelles perdent leur évidence, où d’autres manières d’être, de penser, de sentir peuvent être explorées.

La résistance-flux ne prétend pas savoir à l’avance ce qui adviendra de ces explorations, de ces expérimentations : elle accepte cette part d’incertitude, d’imprévisibilité qui est inhérente à toute création véritable. Elle ne cherche pas à imposer un modèle, une direction, un sens : elle s’attache plutôt à maintenir ouverte la possibilité même du sens, à préserver ces espaces de jeu où les significations ne sont pas encore figées, où les identités restent en devenir.

Et c’est peut-être dans cette ouverture même, dans cette disponibilité à l’imprévu, à l’inattendu, que réside sa dimension la plus profondément politique. Non pas une politique de la représentation, de l’identité, de la revendication – politique qui, nous l’avons vu, s’inscrit toujours déjà dans les coordonnées du pouvoir qu’elle prétend contester – mais une politique de l’expérimentation, de la création, de l’invention de nouvelles manières d’être ensemble, de nouvelles formes de vie commune.

Résister, dès lors, ne consiste plus à s’opposer, à critiquer, à dénoncer : c’est plutôt créer, inventer, expérimenter des possibles qui échappent encore aux captures du pouvoir. C’est œuvrer à la constitution de ces espaces hétérogènes, de ces zones d’indétermination où peuvent s’éprouver d’autres manières d’être, de sentir, de penser, de vivre ensemble. C’est cultiver cette “inconsistance conquise” dont parle Lyotard, cette fluidité, cette mobilité qui déjoue les tentatives de fixation, d’assignation, de normalisation.

La résistance-flux ne se définit pas contre quelque chose, en opposition à un pouvoir identifié : elle se caractérise bien plutôt par ce qu’elle rend possible, par les devenirs qu’elle permet, par les espaces qu’elle ouvre. Elle ne prétend pas à la totalité, à l’universalité, à la représentation de tous : elle compose avec des singularités, avec des différences irréductibles, avec des multiplicités qui ne se laissent pas réduire à l’unité.

Et c’est peut-être là sa force la plus profonde, sa puissance la plus radicale : non pas dans sa capacité à s’opposer frontalement au pouvoir, à le critiquer, à le dénoncer – opposition qui, nous l’avons vu, ne fait que le renforcer – mais dans sa capacité à créer des espaces d’indétermination, des zones de turbulence où les coordonnées habituelles perdent leur évidence, où d’autres possibles peuvent émerger.