Représentation, calcul et bruit

Lorsqu’il est question d’intelligence artificielle et d’art (ou de créativité), la manière de poser la question est souvent plus intéressante que les réponses qu’on apporte. En effet, il est surprenant d’observer combien la formulation de ces problématiques est surdéterminée par un arrière-plan culturel qui en n’étant pas questionné fini par orienter le raisonnement d’une manière qui empêche la prise en compte de ses conditions de possibilités.

Entre les enthousiasmes et les conjurateurs, selon un mouvement classique de balancier, il y a ce même jeu de fascination et de répulsion : on s’enthousiasme des « fascinantes possibilités » des machines, on s’effraye qu’elles aliènent l’être humain jusqu’à le faire disparaître. Dans les deux cas, on se ferme à l’émotion de leur entre-deux.

On demande : « Les machines sont-elles capables de créer ? » sans même voir que la création comme propre de l’être humain appartient à une longue histoire théologique et romantique où nous avons été mis à la place de dieu. La question se poursuit « Les machine se réduisent-elles à un calcul ou sont-elles capables d’imprévisibilité ? ». « Ne font-elles que reproduire ce qui préexistent ou peuvent-elles faire émerger du nouveau ? »

Ces questions présupposent d’une part une opposition entre calcul et événement, or notre expérience quotidienne de l’informatique ne relève pas de la répétition que l’on accorde habituellement au calcul. D’autre part, on laisse supposer que la question de l’art est celle de l’événement et de l’émergence du nouveau qui s’opposerait à la reconnaissance. Est-il même nécessaire de souligner combien cette conception moderniste ne correspond plus à une grande partie de la production contemporaine qui, au moins, après le Pop art et Duchamp a su montrer que la différence est le fruit d’une répétition culturelle parce que nous n’avons pas affaire à des événements séparés mais à une mélopée culturelle dans laquelle la simple répétition modifie notre mémoire et notre anticipation selon le modèle de la rétention mélodique développée par Husserl et reprise par Stiegler ?

On en revient donc à un lieu commun : l’art comme événement anomique d’inspiration baudelairienne et le calcul comme prévisibilité qui ne saurait produire que de la répétition. Mais, disons-le, notre simple expérience quotidienne s’écarte de cette double idéologie. L’art contemporain est souvent répétitif et relève du mème, du tic formel ou de l’esthétique par défaut. Qui pourrait prétendre que les artistes sont capables de produire de l’imprévisible, de l’événement sans précédent ? Quant au calcul, ou plus exactement l’ordinateur parce que les deux ne sont peut être pas identiques, produit du bruit, de la surprise, des bugs, des perturbations inanticipables. Il faut donc déconstruire notre structure idéologique pour parvenir à décrire notre expérience banale et aborder la question.

Il ne s’agit pas ici d’expliquer en détail le fonctionnement des RNN et GAN, mais simplement de pointer d’une part qu’en posant la question « Les machines sont-elles capables de … », proposition suivie d’une faculté qu’on attribue sans y penser à l’être humain, on pose la machine comme séparée de l’être humain, action qui n’a peut être pas d’autre objectif que de présupposer l’autonomie de l’être humain selon un angle mort qui aura été le coeur de la longue histoire du miroir que nous nous tendons par la technique. Or être humain et technique ne préexistent pas à leur relation.

A partir du moment où on adopte la méthode anthropotechnologique, notre pensée change radicalement, puisque questionner la capacité des machines c’est indissociablement poser la question des capacités humaines. C’est par ailleurs savoir que la créativité ou l’art ne sont pas des choses ou des facultés en elles-mêmes, mais sont le fruit d’une relation appropriante : quelqu’un pose la question et se donne l’autorité de vérifier si la machine est ceci ou cela, ou encore s’il y a œuvre, s’il y a bien art. L’anthropotechnologie est le transcendantal, elle est une condition de possibilité du raisonnement. Elle permet de suspendre la critique et le jugement.

Par ailleurs, l’esthétique est relationnelle, non pas seulement au sens où Bourriaud l’a thématisé avec justesse dans le contexte qui était le sien, mais aussi parce que l’attribut n’est jamais celui d’un objet mais toujours d’une relation. Cette ontologie relationnelle (et non pas corrélationnelle) est une extension de l’anthropotechnologie et affecte la différence ontologique parec qu’il devient possible de penser les étants sans l’être.

On répète « Les machines sont-elles capables d’imprévisibilité artistique ? ». On déconstruit cette proposition en soulignant que l’art n’est pas l’imprévisible ou un événement anomique, mais la reconfiguration d’un précédent, celui de notre contexte culturel. Or c’est précisément ce que font les réseaux récursifs de neurones par l’induction statistique : s’alimentant de données préexistantes nommées dataset, ils produisent quelque chose qui pourrait appartenir à la suite de ces données, mais qui n’y est pas déjà. Ceci veut dire qu’ils sont capables de produire de la ressemblance qui est entre la répétition (on reconnaît l’élément) et la différence (on ne l’avait jamais vu), rejouant sur la scène de la mimésis la différence entre extension et définition.

Ressemblance et reconnaissance anthropotechnologique permettent d’abandonner l’évaluation de la machine ou de l’être humain comme autonomie séparée. En effet, lorsqu’on parle de ressemblance concernant la production des RNN, GAN et CAN (et il faudrait distinguer nettement, à partir de leurs fonctionnements, leurs modalités productives), on parle bel et bien d’une relation de codétermination entre l’être humain et la machine. Cette dernière ne produit rien par elle-même en amont (programmation) et en aval (reconnaissance esthétique) de la même manière que l’être humain ne programme rien et ne perçoit pas sans que la machine puisse produire du différentiel.

Nous disons que la ressemblance relationnelle est le fruit d’une intrication entre la répétition et la différence La première relève de la vectorisation statistique. La seconde correspond à l’introduction du bruit et à l’arrêt ou à la poursuite du processus de génération selon les objectifs déterminés par un agent humain qui est lui-même déterminé par un milieu technico-culturel. L’orientation de l’ensemble est codéterminée. La question du bruit est complexe et devrait nous entraîner à des développements historiques, mais qu’il nous soit permit de simplement souligner que l’informatique et le calcul ont à voir avec le bruit et que l’analogique ne se perd jamais totalement dans le numérique. Il y a des incidences.

Pour conclure temporairement, questionner la relation entre l’intelligence artificielle et l’art, c’est en premier lieu déconstuire nos réflexes culturels qui ont tendance à définir d’une manière inexacte ce qu’est une œuvre d’art et ce qu’est la technique ou le calcul. C’est donc une question qui est avant nous plutôt qu’une question qui appelle une réponse en aval. C’est aussi une question qui doit en même temps prendre en compte le fonctionnement concret des logiciels et le statut contemporain de l’art. Car malheureusement, la plupart des textes qui aujourd’hui interrogent ce domaine sont déséquilibrés d’un côté ou de l’autre. Ils fantasment la technique au regard de l’art ou l’art au regard de la technique. Cet équilibre suppose de désimplifier, selon le bon mot d’Henri Michaux, la technè, au double sens de la technique et de l’art, de désinstrumentaliser la première et de techniciser le second. C’est précisément cet entrelac de la technè qui permet de définir l’imagination artificielle comme capacité des machines à produire des représentations et notre capacité à nous représenter les machines. La prothèse comme empathie blanche.