Readymade et API
La nécessité de retravailler l’œuvre “Waiting” suite à une modification de l’API pour Flash dans Twitter, avec une restriction du crossdomain.xml, et le passage obligé par du PHP pour traiter le XML, pourrait sembler relever d’une simple contrainte technique. Cette anecdote, formulée dans un langage presque hermétique pour les non-initiés, révèle pourtant une transformation profonde dans notre relation aux œuvres d’art numériques et, plus largement, dans la conception même de l’objet artistique à l’ère des flux.
Ce détail technique, loin d’être anodin, illustre une nouvelle étape dans l’évolution du readymade, cette pratique artistique qui a profondément transformé notre compréhension de l’art au XXe siècle. Pour saisir la portée de cette évolution, il convient de revenir brièvement sur l’origine et la signification du readymade dans l’histoire de l’art.
Du détournement à la révélation contextuelle
Le readymade, initialement conçu comme une forme de plaisanterie artistique par le salon des incohérents avant d’être repris et conceptualisé par Marcel Duchamp, a constitué une rupture fondamentale dans la pratique artistique. Comme le rappelle Marc Partouche dans “La Ligne oubliée”, cette approche s’inscrivait dans une tradition de bohèmes et d’avant-gardes qui, dès 1830, questionnaient les conventions artistiques établies.
Le génie particulier de Duchamp réside dans sa capacité à révéler comment le contexte façonne notre perception de l’œuvre. En plaçant un urinoir dans un espace d’exposition et en le signant du pseudonyme “R. Mutt”, il s’amusait, avec un clin d’œil critique, des mécanismes d’autorité, de validation et de justification qui structurent le monde de l’art. Cette démarche opérait un retournement fondamental : la perception ne portait plus simplement sur l’objet mais revenait sur ses propres modalités, se trouvant ainsi déstabilisée et rendue sensible à elle-même.
Cette pratique reflétait également une certaine fascination pour l’industrialisation des biens manufacturés. Elle suggérait que la production artistique traditionnelle, avec ses techniques artisanales et son emphase sur le savoir-faire, se trouvait fragilisée face aux moyens et à l’esthétique industrielle. Le procès “Brancusi contre États-Unis” en 1928, dans lequel la douane américaine refusait de considérer une sculpture abstraite comme une œuvre d’art, illustrait parfaitement cette tension entre création artistique et production industrielle – tension que le Pop Art explorerait ultérieurement sous d’autres formes.
Le fonctionnement fondamental du readymade reposait sur un déplacement révélateur : prendre un objet apparemment inadapté à un contexte spécifique pour mettre en lumière la puissance et les capacités de ce contexte, sa forme, ses mécanismes opératoires. En extrayant un objet banal de son environnement quotidien pour le placer dans un espace artistique, Duchamp ne transformait pas matériellement l’objet – il transformait notre perception de cet objet et, plus fondamentalement, notre compréhension de ce qui constitue l’art lui-même.
Du readymade au flux : la dépendance inversée
Lorsqu’une œuvre d’art numérique contemporaine intègre un flux de données externes, comme dans le cas de “Waiting”, une transformation significative s’opère dans cette logique du readymade. Il y a bien une ouverture à un contexte donné, mais la relation se trouve fondamentalement inversée. Le dispositif artistique devient dépendant du flux qu’il intègre, et cette dépendance peut prendre la forme déstabilisante d’une précarité technique.
Cette contrainte n’est pas simplement théorique ; elle se manifeste concrètement lorsque l’artiste se trouve obligé de modifier son dispositif technique après qu’un fournisseur de données a changé ses protocoles d’accès. Cette situation révèle une caractéristique essentielle des œuvres en flux : leur médium, dans sa technicité même, dépend d’un autre médium sur lequel l’artiste n’exerce généralement aucun contrôle direct.
Cette dépendance ne constitue pas un événement ponctuel mais une condition persistante. Elle s’inscrit dans une temporalité continue qui rend le dispositif artistique intrinsèquement instable. Contrairement aux œuvres d’art traditionnelles, qui se dégradent principalement par dysfonctionnement interne ou usure matérielle, ces œuvres en flux peuvent disparaître ou devenir inopérantes suite à un changement externe, indépendant de leur constitution propre.
Ce caractère exogène de la fragilité soulève des questions esthétiques fondamentales concernant la conception traditionnelle de l’œuvre d’art. Comment maintenir l’idée que l’œuvre est une entité consistante qui persiste en elle-même et parle par elle-même – vision qui demeure dominante dans le sens commun – lorsque son médium même est exogène et dépendant d’infrastructures techniques en constante évolution ?
Cette question n’est pas simplement technique ou limitée à un domaine artistique spécifique. Elle résonne avec une expérience existentielle plus large que nous partageons face aux flux d’informations contemporains : le sentiment d’être perpétuellement débordés, dépendants et, d’une certaine manière, impuissants face à un monde saturé d’informations qui nous dépassent.
Un naturalisme inversé
La logique esthétique du flux peut ainsi être comprise comme une continuation et un retournement du readymade. Alors que le readymade déplaçait un objet quotidien dans l’espace artistique, révélant ainsi la force transformatrice du contexte artistique, l’œuvre en flux déplace un dispositif artistique dans un contexte composite (potentiellement constitué de plusieurs flux) qui n’est pas intrinsèquement artistique.
Cette inversion pourrait être qualifiée de forme de naturalisme esthétique : plutôt que d’extraire l’objet de son contexte ordinaire pour le placer dans un environnement artistique, l’artiste immerge sa création dans l’écosystème “naturel” des flux contemporains. L’œuvre n’est plus préservée dans l’espace protégé du musée ou de la galerie, mais se trouve exposée aux mêmes incertitudes, aux mêmes transformations et aux mêmes obsolescences que les autres composants des environnements numériques.
Cette configuration propose une nouvelle condition esthétique qui reflète notre relation contemporaine aux technologies et aux flux d’information. L’œuvre n’est plus conçue comme une entité stable et autonome, mais comme un nœud dans un réseau complexe de dépendances et d’interactions. Sa signification ne réside plus exclusivement dans ses qualités intrinsèques, mais également dans sa capacité à révéler les structures invisibles qui sous-tendent notre environnement informationnel.
Cette condition peut sembler fragiliser l’œuvre, la rendre vulnérable aux changements techniques sur lesquels l’artiste n’a pas prise. Cependant, cette vulnérabilité même devient une dimension significative de l’œuvre, un élément constitutif de sa capacité à témoigner de notre condition technique contemporaine. L’instabilité n’est plus un défaut à corriger mais une caractéristique essentielle qui permet à l’œuvre de manifester les tensions et les précarités propres à notre environnement numérique.
De la dépendance
Face à cette nouvelle condition esthétique, les artistes développent diverses stratégies. Certains, comme dans le cas décrit initialement, s’adaptent constamment, modifiant leur dispositif technique pour maintenir l’accès aux flux nécessaires. D’autres intègrent l’instabilité elle-même comme élément significatif de l’œuvre, documentant les modifications, les dysfonctionnements, les disparitions partielles qui surviennent au fil du temps.
Cette pratique implique une conception renouvelée du temps de l’œuvre. Plutôt qu’une entité fixe destinée à persister dans une forme stable, l’œuvre en flux existe comme une configuration temporaire, un moment dans un processus continu d’adaptation et de transformation. Elle ne vise plus la permanence mais explore les potentialités d’une existence précaire, attentive aux changements de son environnement technique.
Cette temporalité particulière rappelle peut-être, paradoxalement, certaines formes d’art traditionnelles intentionnellement éphémères – comme l’art de la performance ou certaines pratiques rituelles – tout en s’inscrivant dans les conditions techniques spécifiques de notre époque.
L’évolution du readymade au flux révèle une transformation profonde de notre relation aux œuvres d’art et, plus largement, de notre condition technique contemporaine. Si le readymade questionnait les frontières entre objet quotidien et objet artistique, l’œuvre en flux interroge les frontières entre création artistique et infrastructure technique, entre expression individuelle et dépendance systémique.
Cette situation n’appelle pas nécessairement une nostalgie pour l’autonomie supposée des formes artistiques antérieures, mais plutôt une exploration lucide et créative de nos interdépendances contemporaines. Les contraintes techniques révélées par des incidents comme la modification d’une API ne sont pas simplement des obstacles à surmonter, mais des révélateurs significatifs de notre condition esthétique actuelle.
L’art en flux assume ainsi pleinement sa participation à l’écologie technique contemporaine, avec ses fragilités et ses contraintes. Il ne prétend pas transcender cette condition mais l’habite pleinement, témoignant de nos vulnérabilités collectives face aux infrastructures numériques dont nous dépendons tous, artistes comme spectateurs.