Le récit contingent : vers une narration post-dramatique
Elles avaient été la plupart du temps des prétextes. Cette histoire qu’on racontait. Cette technologie qu’on utilisait. Et c’est pourquoi les histoires appartenaient à des genres déjà définis : polar, comédie romantique, film d’auteur, etc. Les technologies étaient simplement plaquées dessus, comme si on avait essayé de mettre les événements racontés au goût du jour.
On se concentrait sur les dernières tendances et les mots qui semblaient renouveler par le miracle de leur seule prononciation, notre perception : transmédia, crossmédia (comme si une telle chose pouvait s’enjamber et qu’une forme existait indépendamment d’une matière), etc. C’étaient des mots magiques qui permettaient d’éviter l’au-delà du prétexte. On avançait de nouveauté en nouveauté, prenait ici ou là ce qui permettait de soutenir son appétit. Mais depuis des années, il s’agissait toujours de la même chose, des histoires variables (n+1).
On ne pouvait faire comme si elles pouvaient raconter la même chose dans un nouvel emballage. Elles ne parlaient pas du même monde. Elles ne parlaient pas à partir de ce monde légué par la Grèce antique, le monde dramatique du destin et de la chute, de l’accomplissement et des difficultés, barrage appliqué à la volonté humaine, traces divines dans l’existence de chacun, monde des météores et de la domesticité. N+1 parlait d’un monde variable, c’est-à-dire contingent, ceci ou cela pouvant avoir lieu, indifféremment, la causalité et la nécessité s’effondrant enfin sur elles-mêmes semblables à des rêves que nous murmurions à notre propre oreille. Une histoire, des histoires contingentes, façon de se débarasser enfin de la factualité transformée en une nécessité, à l’aide d’une cause dernière.
L’histoire postdramatique (variable, sans narration), n’appartient à aucun genre déjà connu parce que le monde dont elle parle et à partir duquel elle parle, n’existe pas encore, n’existera sans doute jamais, sa contingence la tient à la limite de ce qu’exister pour nous veut encore dire : une nécessité inventée se rêvant découverte. On ne pourra appliquer à une matière fictionnelle une forme technologique, on ne rendra pas interactif ce qui ne l’était pas, on n’appareillera pas à une fiction télévisuelle une documentation numérique, des extras. On tracera un autre monde, pour désigner ce qui n’a pas encore valeur de signe, ce qui fait trembler, pour un avenir qui jamais ne deviendra un futur, toutes les valeurs des signes.
Dans les interstices de cette contingence, un souffle nouveau s’élève. Ce n’est plus le vent tragique qui portait Œdipe vers son destin inéluctable, ni la brise comique qui réordonnait le chaos en harmonie sociale. C’est plutôt une turbulence atmosphérique imprévisible, un flux aérien qui déplace les particules narratives sans suivre aucun schéma préétabli. Ici, dans cet espace post-dramatique, les histoires ne se content plus, elles se disséminent. Leur matière n’est plus celle de la causalité aristotélicienne — début, milieu, fin — mais celle de la simultanéité, de la juxtaposition, du fragment qui refuse de se reconstituer en totalité.
Les écrans multiples qui aujourd’hui peuplent notre quotidien ne sont pas simplement des supports nouveaux pour d’anciennes histoires : ils constituent la matérialisation même de cette fragmentation ontologique. L’écran divisé n’est pas une innovation formelle appliquée à un contenu classique, mais l’expression nécessaire d’une perception éclatée du réel. Nous ne saisissons plus le monde comme une succession d’événements orientée vers une résolution, mais comme une constellation de moments qui coexistent sans hiérarchie temporelle ou causale.
Cette constellation narrative reflète notre expérience contemporaine du temps : non plus le temps linéaire de la modernité, mais un temps feuilleté, stratifié, où passé, présent et futur s’interpénètrent sans cesse. Dans cet enchevêtrement temporel, le récit ne peut plus se déployer comme une flèche tendue vers son but. Il devient rhizomatique, pour emprunter à Deleuze et Guattari, se ramifiant dans toutes les directions, créant des connections inattendues, des surgissements aléatoires de sens.
La contingence n’est pas ici un défaut ou une faiblesse narrative, mais bien la condition même d’une authenticité nouvelle. Car le monde que nous habitons n’est plus celui de la nécessité métaphysique, mais celui de l’aléatoire quantique, du chaos déterministe, des systèmes complexes dont l’évolution défie toute prédiction. L’histoire post-dramatique ne cherche pas à imposer un ordre factice à ce désordre fondamental, mais à en épouser les mouvements imprévisibles, à en révéler les beautés cachées.
Dans ce paysage narratif métamorphosé, les personnages eux-mêmes ne peuvent plus être conçus selon le modèle psychologique hérité du XIXe siècle. Ils ne sont plus des entités stables dotées d’une intériorité cohérente et d’une volonté orientée vers un but. Ils deviennent des intensités fluctuantes, des nœuds de relations en perpétuelle reconfiguration, des identités provisoires qui ne cessent de se défaire et de se reconstituer autrement. Leur vérité n’est plus à chercher dans une essence immuable, mais dans leurs métamorphoses mêmes, dans leur capacité à devenir autres.
Les technologies numériques, dans cette perspective, ne sont pas de simples outils au service d’un récit qui leur préexisterait, mais des modes d’existence narratifs spécifiques. Elles ne viennent pas augmenter ou enrichir une histoire qui pourrait se raconter sans elles, mais constituent les conditions mêmes de possibilité de certaines formes de récit. L’interactivité, par exemple, n’est pas un supplément facultatif ajouté à une trame narrative classique, mais une modalité fondamentale d’un récit qui intègre l’indétermination comme principe constitutif.
L’erreur des approches transmédiatiques conventionnelles réside précisément dans leur conception instrumentale de la technologie. Elles persistent à considérer le numérique comme un simple véhicule, un canal de diffusion pour des contenus qui pourraient exister indépendamment. Elles multiplient les supports sans comprendre que chaque médium reconfigure fondamentalement la nature même de ce qu’il médiatise. Elles créent des univers narratifs qui s’étendent superficiellement sans jamais remettre en question leurs propres présupposés ontologiques.
La véritable révolution narrative ne consiste pas à raconter la même histoire sur différents supports, mais à permettre l’émergence d’histoires qui ne pourraient exister sur aucun support isolé, des histoires qui naissent précisément de l’interstice entre les médiums, de leur friction, de leur dialogue conflictuel. Ces histoires n’ont pas d’existence autonome avant leur actualisation médiatique : elles sont co-créées par le dispositif technique, par ses possibilités et ses contraintes spécifiques.
Dans l’espace post-dramatique, la distinction même entre forme et contenu perd sa pertinence. Le médium n’est plus le simple véhicule du message : il en est la condition d’émergence, la matrice générative. C’est pourquoi l’expression “crossmédia” apparaît si problématique : elle présuppose qu’une forme narrative pourrait traverser différents médias sans être fondamentalement transformée par eux, comme si le contenu pouvait flotter, immatériel et immuable, au-dessus de ses incarnations médiatiques.
Or, ce que nous découvrons dans l’expérience narrative contemporaine, c’est précisément l’impossibilité de cette séparation. Le récit n’est pas une entité abstraite qui s’incarnerait secondairement dans tel ou tel médium : il est toujours-déjà médialisé, toujours-déjà inscrit dans une matérialité spécifique qui détermine ses possibilités d’existence. Cette matérialité n’est pas un accident ou une contingence dont il faudrait faire abstraction pour accéder à l’essence pure du récit, mais sa condition même de manifestation.
Cette reconnaissance de la matérialité constitutive du récit nous conduit à repenser radicalement notre conception de la création narrative. Il ne s’agit plus d’inventer des histoires qui seraient ensuite adaptées à différents supports, mais de penser directement en termes d’écologies médiatiques, de dispositifs techno-narratifs, d’agencements où humains et non-humains, récits et technologies, co-évoluent dans des systèmes complexes d’interdépendance.
Dans ces écologies narratives, la contingence n’est pas seulement un thème ou un motif : elle est le principe opératoire même du système. Les récits qui en émergent ne sont pas prédéterminés par une intention auctoriale souveraine, mais résultent d’interactions complexes entre différents agents (humains, algorithmes, dispositifs techniques, communautés interprétatives). Ils sont fondamentalement émergents, au sens où leurs propriétés ne peuvent être réduites à la somme de leurs composants.
Cette émergence narrative s’observe particulièrement dans certaines formes de récits numériques génératifs, où des algorithmes produisent des textes, des images ou des séquences audiovisuelles selon des règles prédéfinies mais avec des résultats imprévisibles. Ces récits algorithmiques ne sont pas simplement des variations aléatoires sur des modèles préexistants : ils constituent des explorations systématiques de zones narratives que l’imagination humaine, conditionnée par des millénaires de tradition dramatique, n’aurait jamais pu concevoir seule.
Il ne s’agit pas ici de célébrer naïvement une prétendue “créativité” des machines, mais de reconnaître comment l’interaction entre systèmes techniques et imagination humaine peut ouvrir des espaces narratifs inédits. Les algorithmes ne remplacent pas l’intelligence narrative humaine : ils la décentrent, la déterritorialisent, l’obligent à sortir de ses sentiers habituels.
Ce décentrement est peut-être la caractéristique la plus fondamentale du récit post-dramatique. Là où le drame traditionnel plaçait l’humain au centre de toute signification, comme origine et destination de toute narration, le récit post-dramatique reconnaît la multiplicité des agentivités non-humaines qui participent à la production du sens. Il s’ouvre à des temporalités qui excèdent l’échelle humaine (temps géologique, temps quantique), à des perspectives qui relativisent le point de vue anthropocentrique (perspectives animales, perspectives machiniques), à des logiques qui échappent aux catégories traditionnelles de la rationalité narrative.
Cette ouverture n’est pas une simple extension du domaine narratif, un élargissement quantitatif de ce qui peut être raconté. Elle constitue une mutation qualitative de la narration elle-même, de ses conditions de possibilité, de sa fonction anthropologique. Si le drame traditionnel servait à donner sens à l’expérience humaine en l’inscrivant dans des structures intelligibles (tragiques ou comiques), le récit post-dramatique accepte l’irréductible étrangeté d’un monde qui excède toujours notre capacité à le narrativiser complètement.
Cette acceptation n’est pas une résignation nihiliste, mais une ouverture à d’autres formes de sens, à d’autres modalités de relation entre l’humain et le non-humain. Le récit post-dramatique ne renonce pas à créer du sens, mais il reconnaît que ce sens ne préexiste pas à sa création, qu’il n’est pas à découvrir dans un ordre cosmique préétabli, mais à inventer dans la contingence même de notre relation au monde.
C’est pourquoi l’histoire post-dramatique “n’appartient à aucun genre déjà connu” : elle ne cherche pas à reproduire des formes narratives héritées, mais à inventer des formes capables de rendre compte d’une expérience du monde qui échappe aux catégories traditionnelles. Elle ne vise pas à représenter un monde déjà là, mais à faire émerger des mondes possibles, des configurations alternatives du réel qui ne sont pas moins “réelles” que le monde actuel, simplement moins actualisées.
Dans cette perspective, la technologie n’est plus un simple outil de représentation, mais un partenaire dans la création de nouveaux régimes de réalité. Les dispositifs technologiques ne servent pas à “augmenter” une réalité qui leur préexisterait, mais à faire émerger des formes de réalité qui n’existeraient pas sans eux. Ils ne sont pas des filtres qui s’interposeraient entre nous et le monde, mais des interfaces qui reconfigur ent notre relation même au réel.
C’est en ce sens qu’il faut comprendre l’affirmation selon laquelle “on tracera un autre monde, pour désigner ce qui n’a pas encore valeur de signe”. Le récit post-dramatique ne se contente pas de réorganiser les signes existants selon de nouvelles combinaisons : il crée littéralement de nouveaux régimes sémiotiques, de nouvelles modalités de signification qui n’étaient pas possibles dans les cadres narratifs traditionnels.
Cette création n’est pas ex nihilo : elle s’inscrit dans une histoire, dans des héritages culturels et techniques, dans des matérialités spécifiques. Mais elle ne se réduit pas à la simple combinaison d’éléments préexistants. Elle introduit dans le système sémiotique une différence qualitative, une mutation qui transforme non seulement les signes eux-mêmes, mais aussi les règles qui gouvernent leur production et leur interprétation.
La contingence narrative devient ainsi le lieu d’une liberté nouvelle : non pas la liberté illusoire d’un sujet souverain qui maîtriserait parfaitement son récit, mais la liberté plus profonde qui naît de l’acceptation de notre inscription dans des réseaux complexes d’interdépendances, dans des écologies narratives où humains et non-humains co-évoluent sans qu’aucune instance centrale ne puisse en prédire ou en contrôler le devenir.