Politiques de l’intelligence artificielle

C’est au moment où nous avons le sentiment que notre destin collectif nous échappe parce que l’économique prend le dessus sur le politique, parce que la dégradation de notre environnement semble inéluctable, parce que les intérêts privés prennent le dessus sur les enjeux collectifs, qu’une nouvelle forme de solutionnisme voit le jour.

Ainsi, de plus en plus de personnes présentent l’intelligence artificielle (IA) comme la solution, et comme le danger selon une logique du pharmakon, aux différents problèmes auxquels nous sommes confrontés. Le propre de ce solutionnisme est de mélanger autonomie et hétéronomie : d’un côté, l’intelligence artificielle apparaît comme une force autonome, ce qui lui permet de constituer une solution au-delà de notre impuissance, d’un autre côté elle est réduite à la volonté instrumentale et anthropologique puisqu’il s’agirait qu’elle soit à notre service. Par cette juxtaposition du centrifuge et du centripède anthropologique, l’intelligence artificielle répond à une impossible équation : comment résoudre une situation quand on ne le peut pas. Il suffit d’imaginer une force magique, l’IA, qui est secondairement attribuée à l’être humain grâce à un raisonnement instrumental.

Ce solutionnisme permet donc de ramener à l’humain quelque chose dont il ne veut pas être responsable ou dont il ne sent pas à la mesure. L’intelligence artificielle apparaît donc comme un instrument de médiation entre la mesure anthropologique et la démesure ontologique. Elle permet de ramener à nous ce qui n’est pas nous.

Cette médiation a deux conséquences. D’une part, le solutionnisme technologique est un discours dont la réalité est en premier lieu langagière. Le fait qu’il n’y ait pas beaucoup de rapports entre les promesses discursives de l’intelligence artificielle et les développements concrets de celle-ci, si ce n’est à titre métaphorique, ne doit donc pas nous étonner. Le solutionnisme n’a pas pour objectif d’apporter une solution à un phénomène extérieur, mais de créer une alternative mentale pour l’être humain qui ne supporte pas d’être soumis à une réalité extérieure. Derrière ce solutionnisme se cache une volonté désespérée de survie.

C’est pourquoi l’intelligence artificielle existe sur deux plans. Le premier est technologique et correspond à des développements en termes de programmation. Le second est cognitif et appartient au domaine de la magie et de la croyance. C’est parce que ces deux plans sont superposés que l’intelligence artificielle appartient simultanément à la rationalité et à l’irrationalité.

Une politique de l’intelligence artificielle voit alors le jour, politique qui ne se limite pas à une technologie particulière, mais qui peut s’appliquer à une grande part de nos discours et qui implique l’apparition d’une nouvelle forme de rationalité dont nous commençons à peine à voir les contours même si ses racines historiques sont profondes. Cette politique considère le cerveau humain comme un monde séparé qu’il faut traiter à part puisqu’il serait possible de développer un discours dont la réalité appartiendrait seulement à l’ordre discours. Par exemple, certaines personnes s’enthousiasment du discours d’Elon Musk y voyant une raison d’espérer, même si ce discours n’est qu’un discours vide de phénomènes extérieurs si ce n’est ceux créés par le discours lui-même. Ce que nous voulons dire par là c’est que le discours n’est pas irréel, comme toute chose il est réel et peut produire des effets, il génère une causalité, mais sa racine ne se réfère pas à quelque chose d’extérieur. Il n’a pas un lien originaire avec hétéronomie, il produit celle-ci en induisant une causalité.

De cette façon, la critique du discours solutionniste sur l’intelligence artificielle vise le plus souvent à côté en utilisant l’argument d’un réalisme naïf parce que celui-ci est conçu comme quelque chose de préexistant qui ne serait pas influencé par le discours ou par les processus cognitifs. Or, le solutionnisme technologique a des effets, mais c’est sur sa genèse, c’est-à-dire sur ses conditions de possibilité, qu’il est possible de mener une critique plus radicale parce que se plaçant sur un plan méthodologique. Il est possible que cette politique solutionniste devienne un enjeu central de la politique à venir et le risque est grand que face à la naïveté de celle-ci on oppose une autre naïveté qui est celle d’une critique qui ne prenne pas en compte ses propres conditions de développement de sa réfutation réaliste.