La perception du flux : de la répétition à l’indifférence

Le readymade et le pop art, bien que traditionnellement distingués par leurs approches respectives centrées sur le contexte et la représentation, partageaient une opération fondamentale : l’introduction d’objets préexistants dans le champ de la perception esthétique. Cette stratégie signalait une transformation radicale de la fonction artistique. L’artiste n’opérait plus comme initiateur esthétique – figure romantique offrant ses visions singulières au peuple selon le modèle hugolien – mais comme médiateur esthétique, s’appropriant des éléments donnés pour les transformer, détourner ou reconfigurer. Ces pratiques constituaient des réponses spécifiques aux structures de l’univers industriel.

Aujourd’hui, certains créateurs perpétuent ces stratégies malgré leur pouvoir de perturbation considérablement atténué, tandis que d’autres tentent d’élaborer une esthétique post-industrielle adaptée à des structures sociales et économiques plus incertaines et insaisissables que leurs prédécesseures industrielles. La répétition – des objets et des marques – qui fascinait tant la génération précédente d’artistes n’occupe peut-être plus une position aussi centrale dans l’économie esthétique contemporaine. Cette répétition captivait nos aînés car ils y percevaient le principe d’une différenciation paradoxale opérant par déclinaisons et variations infimes, problématique particulièrement explorée à travers la question de la série dans les arts visuels.

Le flux, caractérisé par son tempo propre et son écoulement continu, semble avoir supplanté la répétition comme paradigme esthétique dominant. Des instances variées opèrent des extractions sur ce flux, codent et décodent des fragments, puis les réintroduisent dans la circulation générale où ils poursuivent leur mouvement transformé. Cette opération d’extraction ne constitue pas une mise à distance critique au sens traditionnel, mais s’effectue selon des degrés variables d’autorité institutionnelle, rappelant les discussions entre Michel Foucault et Gilles Deleuze sur les relations entre pouvoir et savoir.

Cette configuration implique l’impossibilité de se positionner hors du flux, sauf par une réaction nostalgique nécessairement illusoire. Toute possibilité de codage et de décodage existe désormais à l’intérieur même du flux, qui constitue l’horizon du possible lui-même. Le flux n’est pas simplement un phénomène observable mais la condition de possibilité de toute observation et intervention.

L’esthétique propre à cette condition peut être nommée “indifférence”. Cette indifférence ne représente pas l’opposé de la différence mais sa radicalisation. Il faut entendre dans ce terme le mouvement d’indifférenciation – non pas un état stable d’indistinction préalable, mais un processus actif par lequel les distinctions établies se dissolvent progressivement. Cette indifférence dynamique rend illusoire et naïve toute narration progressant dramatiquement selon des enchaînements causaux classiques. La causalité traditionnelle oblitère la nature extractive et recombinante des éléments circulant dans le flux, créant artificiellement un monde logique et clos régi par des lois déterministes plutôt que de reconnaître la multiplicité des mondes possibles, configurables selon des règles et des logiques variables.

L’indifférenciation doit être mise en relation avec la notion de “passibilité” – capacité d’être ouvert à, de se donner à, de s’abandonner à l’expérience. Dans cette perspective, le concept d’interactivité, souvent valorisé dans les arts numériques, n’appartient pas véritablement au registre esthétique mais relève du paradigme déterministe. L’interactivité réintroduit subrepticement une logique de contrôle alors même que la nature du flux – s’écoulant perpétuellement, indépendamment de notre perception ou intervention – devrait nous conduire à conceptualiser une esthétique du lâcher-prise.

Ce lâcher-prise ne signifie pas abandon de la conscience critique mais implique une disposition particulière : maintenir l’humour de l’herméneutique, la conscience de la conscience comme redoublement infini du sens intime. Cette posture réflexive préserve une forme de lucidité au sein même de l’abandon au flux.

La transition de la répétition au flux comme paradigme esthétique dominant reflète des transformations profondes dans l’organisation sociale et économique. L’ère industrielle se caractérisait par la production standardisée d’objets identiques, rendant la répétition immédiatement perceptible comme principe organisateur. Le pop art et le readymade intervenaient précisément sur cette répétition, la rendant visible comme telle et jouant de ses potentialités esthétiques. L’époque post-industrielle, dominée par les flux informationnels, financiers et médiatiques, présente une structure moins immédiatement saisissable, où la circulation constante remplace la stabilité des objets répétés.

Extraire du flux implique nécessairement une sélection, un découpage, une délimitation temporaire qui arrache un fragment à sa circulation continue. Cette extraction n’est jamais neutre mais répond à des logiques institutionnelles, économiques ou symboliques spécifiques. Certaines instances possèdent un pouvoir d’extraction plus reconnu, plus visible, plus légitime que d’autres, créant ainsi une hiérarchie des extractions. Néanmoins, contrairement à l’époque médiatique antérieure caractérisée par une distribution asymétrique du pouvoir émetteur, la période actuelle permet une multiplicité d’extractions concurrentes, opérées par des acteurs aux statuts variés.

La réintroduction des fragments extraits dans le flux général constitue l’autre face essentielle de cette opération. Un fragment extrait, codé ou décodé, n’acquiert son efficacité esthétique ou sociale qu’en retournant dans la circulation générale, où il poursuit sa trajectoire transformée. Cette réintroduction modifie subtillement la composition du flux sans jamais en interrompre le mouvement fondamental. L’extraction suivie de réintroduction produit ainsi des perturbations, des remous, des turbulences locales dans le flux global, sans jamais le suspendre entièrement.

L’indifférenciation comme caractéristique esthétique du flux ne signifie pas homogénéisation absolue ou indistinction complète. Elle désigne plutôt un processus par lequel les distinctions établies (entre médiums, entre catégories, entre genres) perdent progressivement leur caractère déterminant sans disparaître entièrement. Les différences subsistent mais leur fonction structurante s’atténue au profit d’une logique de gradation, de transition, de fluctuation continue. Cette indifférenciation progressive affecte particulièrement les distinctions traditionnelles entre création et réception, entre original et copie, entre auteur et public.

L’impossibilité de se situer hors du flux représente une transformation majeure par rapport aux positionnements esthétiques antérieurs. L’art moderne et ses avant-gardes se définissaient largement par leur capacité à établir une distance critique vis-à-vis des formes dominantes, à se placer symboliquement en dehors des conventions établies. L’art du flux ne peut plus prétendre à cette extériorité mais doit opérer ses transformations depuis l’intérieur même de ce qu’il modifie. Cette position immanente plutôt que transcendante transforme profondément les stratégies critiques possibles.

La critique de la narration causale traditionnelle découle directement de cette nouvelle configuration. Les récits structurés par des enchaînements logiques de cause à effet présupposent un espace-temps stable, délimité, où des relations déterministes peuvent s’établir entre des événements discrets. Le flux, avec son mouvement continu d’extraction et de réintroduction, de codage et de décodage, déstabilise cette spatiotemporalité fermée au profit d’une multiplicité de relations possibles, d’une ouverture fondamentale des connexions potentielles. La narration ne disparaît pas mais devient modulaire, reconfigurable, ouverte à des parcours multiples.

La passibilité est une disposition esthétique adaptée à cette condition du flux qui constitue une alternative productive à l’interactivité souvent valorisée dans les arts numériques. Là où l’interactivité maintient l’illusion d’un contrôle du sujet sur son environnement médiatique, la passibilité reconnaît la prépondérance du flux et propose une forme d’abandon actif, une disponibilité fondamentale qui n’exclut pas la conscience réflexive. Cette disposition ressemble moins à une capitulation qu’à une navigation fluide, attentive aux courants et contre-courants, capable d’identifier les moments propices à l’intervention sans prétendre maîtriser l’ensemble.

L’humour herméneutique comme composante de ce lâcher-prise désigne une forme particulière de réflexivité qui reconnaît simultanément l’impossibilité d’une position extérieure totalement objective et la nécessité de maintenir une conscience critique. Cette conscience de la conscience, ce redoublement du sens intime, produit non pas une position de surplomb mais une lucidité immanente qui accompagne l’immersion dans le flux sans s’y dissoudre complètement. Cette posture intègre une dimension ironique essentielle : savoir que toute interprétation participe elle-même du flux qu’elle tente d’interpréter.

L’esthétique du flux transforme également notre rapport au temps. La répétition industrielle produisait une temporalité rythmée par le retour du même, scandée par la reproduction d’objets identiques. Le flux établit une temporalité plus complexe, caractérisée par la continuité fondamentale du mouvement traversée par des extractions et réintroductions qui créent des turbulences, des accélérations, des ralentissements locaux. Cette temporalité n’est ni linéaire ni cyclique mais modulaire, faite de variations d’intensité et de vitesse plutôt que d’événements discrets.

Cette configuration temporelle affecte nécessairement l’expérience esthétique elle-même. Là où l’art traditionnel proposait souvent des objets stables offerts à une contemplation potentiellement prolongée, l’esthétique du flux implique une expérience plus transitoire, plus fugitive, où l’attention se porte moins sur des objets distincts que sur des variations d’intensité, des modulations de présence, des fluctuations perceptives. L’appréciation esthétique devient moins identification d’éléments discrets que sensibilité aux transitions, aux gradients, aux métamorphoses continuelles.

L’esthétique du flux, avec son indifférence dynamique et sa valorisation de la passibilité, ne constitue pas simplement une nouvelle tendance artistique parmi d’autres mais reflète une transformation plus profonde de notre rapport au monde, caractérisée par l’omniprésence des flux informationnels, financiers, médiatiques qui structurent notre environnement contemporain. Elle propose des modes d’intervention et d’appréciation adaptés à cette condition fluide, où l’essentiel n’est plus la production d’objets stables mais la modulation de flux préexistants, où la valeur esthétique réside moins dans l’originalité absolue que dans la pertinence des extractions et la fécondité des réintroductions.

Cetet fluidité pose question alors même que les flux sur lesquels nous travaillons ne sont pas neutres et participent à la mutation du capitalisme dont la finalité est d’accroître les inégalités par accumulation du capital. Si une résistance externe semble vaine tant elle met en scène son ennemi et en renforce l’emprise, la simple découpe des flux semble toute aussi insuffisante. Peut être s’agit-il de créer des flux, c’est-à-dire des contenus, de s’éloigner de la question du médium pour repasser par celle de la fiction dans son originalité contemporaine.