Ontopoiesis

L’énigme de la mathématisation

Le rapport entre les mathématiques et le monde constitue l’une des interrogations les plus persistantes de la pensée occidentale. Cette question ne relève pas simplement d’un débat épistémologique circonscrit, mais traverse l’histoire de la philosophie en ses moments les plus décisifs : les structures mathématiques sont-elles immanentes au réel, attendant d’être découvertes, ou émanent-elles de l’esprit humain qui les projette ensuite sur un monde indifférent à leur formalisme ? Cette tension entre découverte et invention marque profondément notre compréhension du rapport entre pensée et réalité.

La tradition philosophique a souvent privilégié une réponse de tendance naturaliste, bien que selon des modalités conceptuelles distinctes – qu’il s’agisse de la réminiscence platonicienne, du fondement cartésien dans la mathesis universalis, des formalismes analytiques contemporains, ou encore de l’ontologie mathématique défendue par Badiou. Cette orientation récurrente ne signifie nullement une homogénéité des positions philosophiques concernées, mais révèle plutôt une certaine inclination intellectuelle caractéristique de la pensée occidentale – celle d’accorder aux mathématiques un statut ontologique privilégié.

L’hypothèse d’un monde intrinsèquement mathématique paraît d’abord contre-intuitive. Elle semble substantifier une construction intellectuelle parmi les plus abstraites que l’esprit humain ait élaborées. Les mathématiques, en tant que système formel et axiomatique, semblent à première vue éloignées de la texture sensible et immédiate du monde vécu. Cependant, cette apparente contradiction se trouve mise en question par l’efficacité empirique remarquable des formalismes mathématiques dans la description des phénomènes naturels. L’adéquation observée entre certaines équations et les événements qu’elles modélisent – particulièrement manifeste dans le domaine de la physique – suggère une correspondance troublante entre la structure logique des mathématiques et l’organisation sous-jacente du réel.

Cette correspondance a souvent été interprétée comme l’indice d’une présence des mathématiques dans le monde lui-même, antérieure à toute entreprise de connaissance humaine. Dans cette perspective, la capacité prédictive des modèles mathématiques témoignerait de leur enracinement ontologique : si le calcul anticipe correctement ce qui advient, n’est-ce pas parce que le réel lui-même obéit à une logique mathématique que notre esprit ne fait que redécouvrir ? L’efficacité pratique des mathématiques appliquées semble ainsi légitimer l’hypothèse de leur naturalité.

La singularité informatique

Pourtant, l’avènement de l’informatique vient complexifier considérablement cette question. Car si l’informatique mobilise intensivement les mathématiques, elle le fait selon une modalité distincte de celle des sciences descriptives traditionnelles. Là où ces dernières visent principalement à modéliser un réel préexistant pour en prévoir les comportements, l’informatique se caractérise davantage par sa dimension productive et créatrice.

L’informatique ne se contente pas d’observer et de décrire le monde – elle le transforme et l’augmente de nouvelles réalités. Sa relation aux mathématiques n’est pas tant illustrative qu’opératoire : les formalismes mathématiques n’y servent pas uniquement à représenter le réel, mais à produire des configurations inédites qui s’y ajoutent. Cette capacité générative distingue fondamentalement l’informatique des sciences analytiques et descriptives. Elle n’aspire pas tant à l’adéquation avec un donné préalable qu’à l’invention de possibles inédits.

Cette différence essentielle explique sans doute pourquoi l’informatique échappe aux évaluations simplistes concernant l’économie du temps qu’elle permettrait. Contrairement à une vision instrumentale qui chercherait à quantifier ses effets en termes de gain ou de perte de temps, l’informatique déploie plutôt un champ de possibilités nouvelles, modifiant qualitativement notre rapport au monde plutôt que d’optimiser simplement des processus préexistants.

La spécificité de l’informatique réside également dans sa capacité à transformer les usages corporels. Elle ne se contente pas de produire des représentations désincarnées, mais engage le corps dans des configurations inédites d’action et de perception. L’informatique opère à travers une reconfiguration des pratiques corporelles, entraînant le corps humain dans des circuits d’interactions qui constituent autant de vecteurs de transformation du réel. Le corps devient ainsi agent et médiateur du changement porté par les technologies informatiques.

Au-delà de la naturalisation et de l’artificialisation

Face à l’insuffisance des deux positions classiques – naturalisation des mathématiques d’une part, réduction à une pure construction artificielle d’autre part – une troisième voie conceptuelle se dessine, articulée autour des notions de traduction et de performativité.

La traduction, tout d’abord, permet de repenser la relation entre formalisme mathématique et phénomènes empiriques sans présupposer leur identité substantielle. La correspondance observée entre prévisions mathématiques et événements mondains ne relève pas d’une coïncidence miraculeuse ni d’une identité ontologique, mais d’un processus de traduction entre registres hétérogènes. Cette traduction implique des transformations, des adaptations et des ajustements qui interdisent toute réduction simpliste d’un registre à l’autre.

Le concept de transduction, emprunté notamment à Gilbert Simondon, pourrait s’avérer particulièrement fécond pour penser cette correspondance sans présupposer un principe d’identité. La transduction désigne un mode de relation où les termes en rapport se constituent mutuellement dans leur mise en relation même, sans préexister à celle-ci dans une forme déjà déterminée. Elle permet ainsi de concevoir la ressemblance entre modèles mathématiques et phénomènes empiriques comme le produit d’un processus d’individuation conjointe, plutôt que comme la découverte d’une identité préexistante ou comme la simple projection d’un formalisme arbitraire.

La performativité, ensuite, marque un déplacement significatif dans la compréhension de l’activité scientifique contemporaine. Tant en informatique qu’en biologie ou en physique à l’échelle quantique, la frontière entre description et production du réel tend à s’estomper. L’activité scientifique ne se contente plus d’observer et d’analyser un monde donné, mais participe activement à sa reconfiguration et à sa transformation. Mesurer devient manipuler, décrire devient produire.

L’ordinateur incarne exemplairement cette performativité. Loin d’être un simple instrument d’observation ou de calcul, il constitue plutôt un espace où les logiques mondaines se trouvent repliées, transformées et redéployées selon des modalités inédites. La métaphore du gant retourné suggère cette opération complexe par laquelle l’ordinateur n’extrait pas simplement des informations du monde, mais reconfigure les conditions mêmes de son apparaître et de son organisation.

Cette perspective performative implique une modification profonde de notre conception ontologique. Les mondes ne sont plus appréhendés comme des substances stables et déterminées, mais comme des processus de devenir technologiquement modulables. L’être se révèle indissociable de son faire, la substance cède la place au processus, l’essence à l’événement.

L’ontopoïèse informatique

Cette capacité productive des technologies informatiques peut être conceptualisée comme une forme d’ontopoïèse – littéralement, une production ou création (poïesis) de l’être (ontos). Ce terme, déjà présent dans certains courants phénoménologiques mais réinterprété ici dans un cadre post-phénoménologique, désigne cette faculté particulière des technologies numériques à engendrer de nouvelles configurations ontologiques, à faire émerger des mondes aux propriétés inédites.

Contrairement à la perspective phénoménologique classique qui rattache la constitution du monde à l’activité d’une conscience intentionnelle, l’ontopoïèse informatique ne présuppose pas nécessairement un sujet constituant. Elle opère à travers des processus technologiques distribués qui excèdent l’intentionnalité individuelle et engagent des agencements complexes entre humains et non-humains, entre logiques algorithmiques et pratiques corporelles, entre infrastructures matérielles et constructions symboliques.

Cette production technologique de mondes soulève immédiatement une question cruciale : relève-t-elle d’une perspective démiurgique qui assignerait à l’humain le pouvoir fantastique de créer ex nihilo des univers autonomes ? Une telle interprétation, tentante mais risquée, reconduirait sous des habits technologiques le fantasme métaphysique d’une toute-puissance créatrice, d’une maîtrise absolue sur l’être. Elle restaurerait la figure d’un sujet souverain, désormais équipé d’instruments numériques, mais toujours positionné comme source et fondement de la production ontologique.

Une lecture plus attentive à la spécificité des processus informatiques suggère plutôt que cette poïèse technologique déstabilise jusqu’à l’unité supposée de ce qui est produit. La multiplicité des mondes générés par les technologies informatiques ne constitue pas simplement une pluralité d’univers parallèles et cohérents, mais fragmente l’idée même d’une totalité mondaine unifiée. Chaque création informatique constitue moins un monde complet qu’un fragment ontologique, une configuration partielle dotée de sa logique propre, de sa grammaire spécifique, de ses règles particulières d’organisation et de transformation.

Cette fragmentation va de pair avec une dimension fondamentalement langagière de l’ontopoïèse informatique. Les mondes produits par l’informatique sont indissociables des langages qui les articulent – qu’il s’agisse des langages de programmation, des protocoles de communication, des systèmes formels ou des interfaces utilisateurs. Ces langages ne sont pas de simples outils de description ou de représentation, mais des matrices génératives qui déterminent simultanément les contenus possibles et les méthodes d’accès à ces contenus. Chaque langage informatique définit un domaine spécifique de possibilités et de contraintes, un espace particulier d’opérations et de transformations.

La relation comme antériorité ontologique

Cette perspective performative sur les mathématiques permet de comprendre leur double statut paradoxal : à la fois trouvées et produites, découvertes et inventées, données et construites. Les mathématiques se “retrouvent” effectivement dans le monde, mais ce retrouver n’est pas la simple reconnaissance d’une présence antérieure – il est indissociable d’un “trouver” actif qui transforme le donné en le formalisant, qui produit de nouvelles réalités en les rendant opératoires à travers des implémentations technologiques concrètes.

Les approches qui tentent de naturaliser ou de subjectiviser intégralement les mathématiques échouent précisément à saisir cette dimension performative et transformative. Elles réduisent les mathématiques soit à un donné objectif indépendant de toute activité humaine, soit à une pure construction subjective sans ancrage dans le réel. Ces deux réductions symétriques manquent l’impact concret des mathématiques sur notre monde contemporain – impact dont l’ordinateur constitue le vecteur privilégié.

L’ordinateur, en effet, ne se contente pas de représenter le monde ou de le calculer – il transforme activement les modalités mêmes de notre accès au monde. Il ne s’agit pas simplement d’un instrument qui optimiserait notre connaissance d’une réalité préexistante, mais d’un opérateur de transformation qui reconfigure les conditions d’apparition et d’organisation du réel. L’ordinateur change le monde en modifiant fondamentalement notre mode d’engagement avec lui.

Cette compréhension transformative implique que le monde ne préexiste pas intégralement à son investigation – pas plus qu’il n’est le produit d’une pure création ex nihilo. Il émerge dans la rencontre, dans la relation, dans le mouvement conjoint de la saisie et de la venue qui précède toute actualisation déterminée. Ce qui est premier, ce n’est ni le sujet connaissant ni l’objet connu, mais la relation qui les constitue mutuellement dans leur mise en rapport.

Cette antériorité du relationnel constitue peut-être l’intuition philosophique la plus profonde que l’informatique nous invite à penser. La relation ne vient pas après ses termes, comme un lien secondaire entre des entités préalablement constituées – elle les précède et les engendre dans le mouvement même de leur mise en rapport. Les éléments reliés n’existent pas indépendamment de leur relation, mais se constituent à travers elle et par elle.

Cette primauté ontologique de la relation suggère une reconceptualisation radicale de notre rapport aux mathématiques, à la technologie et au monde. Elle invite à dépasser les oppositions simplistes entre découverte et invention, entre nature et artifice, entre description et production, pour penser l’émergence conjointe et relationnelle des formalismes mathématiques, des implémentations technologiques et des configurations mondaines qu’ils rendent possibles.

L’informatique, en ce sens, ne constitue pas simplement un nouveau domaine d’application des mathématiques ou un outil technique parmi d’autres, mais un bouleversement ontologique qui nous contraint à repenser les catégories fondamentales à travers lesquelles nous appréhendons le rapport entre pensée et réalité. Elle nous invite à habiter ce seuil où la pensée ne fait plus face au monde comme à son autre, mais participe activement à son émergence et à sa transformation continue.