Nos existences variables

Toujours ce même sentiment en finissant (peut-être) dans quelques jours le projet World State: la capacité informatique a produire de la variation (lecture non-linéaire) et de la variabilité (transduction et génération) induit une « nouvelle » forme de fiction.

« Nouvelle » car si le désir de la variation n’est pas nouveau, et il serait en ce sens absurde de caricaturer les fictions passées comme simplement linéaires, sa formation l’est. Avec le numérique, la variation n’est plus simplement l’écart esthétique entre l’intention d’un auteur et la visée d’un lecteur. Elle n’est plus seulement fonction d’une lacune, d’un manque, d’une divergence du temps, qu’on l’appelle au cinéma montage ou ellipse dans le roman. Elle a, cette variation, effectivement lieu dans le support même d’inscription informatique, dans sa genèse et de ce fait elle emporte tout sur son passage, elle se répand de proche en proche sur tous les composants. La visée du lecteur pourra diverger à son tour, faire diversion de cette bifurcation au coeur même des processeurs.

Toujours ce sentiment vif: cette forme de fiction variable, sans narration, c’est-à-dire sans le méta-discours du narrateur, n’est pas simplement une capacité technologique. Ce n’est pas parce que les ordinateurs permettent une telle modalité que nous nous y engageons. C’est bien plus parce que cette possibilité technologique répond en quelque sorte à nos existences. Cette sensation que quelque chose ne sera jamais résolu, une tension que rien ne viendra régler. Pas de narrateur, c’est peut-être cette vieille question posée par Lyotard et d’autres, de la fin des grands récits, car que supposaient ceux-ci si ce n’est toujours un narrateur, une voix qui parle à la place d’autres voix, qui prend la parole, qui interrompt le silence, fut-il idiot.

Une fiction sans narration donne-t-elle encore le sentiment d’un récit, d’une histoire dans laquelle on se plonge, dont on s’extirpe pour y revenir, encore et encore, dans un flux et un reflux qui est celui de l’esthétique, prise sur le vif d’une sensation qui nous échappe et qui dans cet échappement même devient perceptible? Et les personnages, ancienne catharsis, écart de l’identité assurée d’elle qui nous fait devenir autre, sensation pour ceux qui sentent, qui font semblants? Que deviendra encore plus généralement ce partage du sensible qui se fondait sur un accord implicite de celui qui prend et de celui qui donne? Ce contrat de la fiction tiendra-t-il encore un peu? Et pourquoi devrait-il persister? Pourquoi y tenons-nous encore? Ne pourrions-nous pas simplement l’abandonner sans nostalgie pour ouvrir un ailleurs dont nous ne pouvons anticiper que quelques signaux, les tentatives que nous sommes plusieurs à inscrire depuis quelques années?

Je pense souvent à la dette que j’ai par rapport à Waxweb de David Blair.