Mondialisation et post-internet

Un nombre croissant de textes insistent sur le fait que l’art après Internet est radicalement reconfiguré, parce qu’Internet, au-delà de son aspect technologique, a transformé de part en part notre esthétique et nos habitudes sociales. Ces textes laissent supposer qu’Internet a un impact important sur le monde en tant que monde. Or, avec Heidegger, nous savons combien le monde dans sa relation conflictuelle avec la terre, n’est pas un donné, mais que l’activité fondamentale de l’être humain est de le configurer. Cette reconfiguration est fondée sur l’essence de la technique. On peut dès lors s’interroger sur la portée politique du concept même de “postinternet” qui semble trouver actuellement (mais pour combien de temps?) un certain écho.

Comment saisir cette étrange temporalité qui nous est proposée, celle d’un art qui viendrait “après” Internet, comme si Internet constituait un événement clos, achevé, dépassé — et non ce flux continu, cette nappe souterraine qui irrigue désormais toutes nos expériences, tous nos rapports au sensible ? N’y a-t-il pas quelque chose de profondément paradoxal à vouloir situer “après” ce qui n’a cessé de métamorphoser notre présent, ce qui travaille encore, sourdement mais puissamment, les conditions mêmes de notre perception, de notre imagination, de notre sensibilité ? Cette volonté de périodisation, cette tentation de découper le temps en un avant et un après, ne relève-t-elle pas d’une conception singulièrement appauvrie de ce qu’est l’événement technique — non pas un moment circonscrit dans la chronologie, mais une reconfiguration continue et multiforme des possibles ?

L’essence de la technique, nous dit Heidegger, n’est pas elle-même technique : elle est cette manière particulière de dévoiler l’étant, de le faire apparaître comme disponible, comme stock mobilisable, comme ressource exploitable. Et Internet, dans sa capacité à transformer toute chose — image, son, texte, relation, affect — en flux de données quantifiables, ne constitue-t-il pas l’expression la plus achevée de cette essence de la technique ? Mais alors, comment penser un “après” de ce qui constitue précisément le mode contemporain de dévoilement du monde ? Ne sommes-nous pas plutôt condamnés à habiter ce dévoilement, à en explorer les replis, les ambiguïtés, les zones d’ombre et de lumière ?

On doit d’une part se questionner sur l’usage de “post” qui est amphibologique, tant il dit d’une part que l’art après Internet n’est plus le même (l’art étant alors contenu dans Internet, l’après étant inclusif) et d’autre part que l’art est après Internet, c’est-à-dire s’en débarrasse en passant de la question technique à la question sociologique et politique, l’après devient exclusif. Il faut souligner le fréquent rejet de la technique dans le domaine artistique dont le miroir est une fascination sans borne pour la technique, comme si cette question de la technique empêchait l’art d’être ce qu’il est. Il faudrait abandonner la technique pour enfin approcher l’art. C’est pourquoi sans doute l’usage du “post” enthousiasme les tenants de l’art classique. Avec Bernard Stiegler nous estimons qu’il y a un impensé technique, que la technique est même l’impensé tant elle fonde (le défaut de) la pensée occidentale.

Étrange ambivalence de ce préfixe “post” qui, dans sa plasticité même, dans son indétermination constitutive, nous révèle peut-être ce qu’il cherche précisément à occulter : cette oscillation permanente, cette tension irrésolue entre fascination et rejet face à la question technique. Car s’il y a bien un impensé de la pensée occidentale, c’est précisément cette technique qui, loin d’être un simple instrument extérieur à l’humain, constitue la condition même de son humanité. Cette technique qui, comme l’a montré Leroi-Gourhan, prolonge le geste, externalise la mémoire, configure les conditions mêmes de la pensée. Comment alors concevoir un art qui viendrait “après” cette technique, qui pourrait s’en émanciper, s’en détacher, comme si l’art n’était pas toujours-déjà technique, comme si la technique n’était pas toujours-déjà artistique — au sens où elle engage une certaine manière de faire apparaître le monde, de le configurer, de le rendre sensible ?

Cette amphibologie du “post” ne révèle-t-elle pas, en réalité, une certaine mauvaise conscience, un certain refoulement de la question technique ? D’un côté, on voudrait en finir avec Internet, clore cette parenthèse, revenir à un art supposément plus “pur”, plus “autonome” ; de l’autre, on pressent bien qu’Internet a transformé de manière irréversible nos modes d’existence, nos manières de percevoir, de sentir, de penser. Et c’est dans cet écartèlement, dans cette oscillation entre la nostalgie d’un art pré-numérique et la reconnaissance de la mutation anthropologique en cours, que se déploie le concept ambigu de “postinternet” — concept qui, par sa structure même, par son indécision constitutive, témoigne peut-être mieux qu’aucun autre de notre incapacité à penser véritablement la technique.

Cette seconde signification reprend bien évidemment toute la thématique de l’après en art, que cet après soit hégelien ou qu’il soit postmoderne, et il faut prendre en compte la différence entre ces deux après : la continuation absolue d’un devenir et la cessation d’un discours (celui de la modernité). C’est parce que le postinternet joue sur ces deux tableaux qu’il a un tel succès en ce moment. Il permet d’en finir avec la question et de revenir à une chronologie linéaire avec un avant, un après, une césure, puisqu’il laisse supposer quelque chose d’inévitable (l’avant et l’après comme césure d’un événement nommé Internet), et qu’il se débarrasse dans le même mouvement des questions soulevées par Internet (l’art est déjà après).

Ces deux significations de l’après — continuation hégélienne et rupture postmoderne — ne sont-elles pas en réalité les deux faces d’une même médaille, les deux modalités complémentaires d’une même stratégie discursive ? Car ce qui se joue dans cette double lecture, c’est bien la possibilité d’une clôture, d’une mise en récit qui transforme le flux continu, chaotique, multiforme d’Internet en un événement historique parmi d’autres, en un moment circonscrit et dépassable. Qu’il s’agisse de penser Internet comme un simple moment dans le devenir continu de l’art ou comme une rupture inaugurant une nouvelle ère, c’est toujours la même volonté de maîtrise narrative qui est à l’œuvre, le même désir de réduire l’incertitude, de stabiliser le flux, de figer le mouvement.

Et n’est-ce pas précisément cette volonté de maîtrise, cette tentation de la clôture narrative qui constitue l’angle mort de la pensée contemporaine de l’art ? Car Internet, dans sa réalité quotidienne, dans son immanence vécue, n’est ni un moment dans une histoire linéaire, ni une rupture inaugurale : il est cette texture même de notre présent, ce tissu conjonctif qui relie et transforme simultanément tous nos modes d’existence. Il n’y a pas d’art “après” Internet car il n’y a plus d’art “hors” Internet — non pas au sens où toute création devrait nécessairement transiter par le réseau, mais au sens où Internet a reconfiguré, de manière souterraine mais décisive, les conditions mêmes de notre sensibilité, de notre imaginaire, de notre rapport au temps et à l’espace.

Ce jeu de mise à mort qui clôt la question et le devenir n’est pas nouveau dans l’histoire des relations entre Internet et l’art. Déjà, les classics of netart procédaient à une telle mise en scène permettant de s’accorder a priori une valeur dans l’histoire close du netart. Il faut boucler une histoire pour y prendre place. Il y a bien sûr là une stratégie de discours relevant du postmodernisme. Il y a surtout une manière d’en finir avec le questionnement.

Ce geste de mise à mort, de clôture anticipée, ne nous révèle-t-il pas, en réalité, quelque chose d’essentiel sur notre rapport au numérique ? Ne s’agit-il pas, à travers cette patrimonialisation précipitée, cette muséification prématurée du netart, de conjurer l’angoisse qu’engendre l’ouverture radicale, l’indétermination constitutive du numérique ? Classer, périodiser, établir des “classics” : autant de manières de domestiquer ce qui se présente d’abord comme un flux insaisissable, comme une prolifération non hiérarchisée de signes, d’images, de sons. Autant de tentatives pour réimposer un ordre, une linéarité, une prédictibilité là où règne l’incertitude, la contingence, l’émergence perpétuelle du nouveau.

Et si ce geste de clôture correspondait, en réalité, à une forme subtile de résistance — non pas une résistance qui s’opposerait frontalement au numérique, qui le rejetterait explicitement, mais une résistance qui chercherait à le neutraliser en l’intégrant à un récit déjà écrit, à une histoire déjà connue ? Une résistance qui, sous couvert de reconnaissance, d’hommage, d’inscription dans une tradition, viserait en réalité à désactiver la puissance de dérangement, de déstabilisation que porte en lui le numérique ? Ne devrait-on pas alors opposer à cette résistance-clôture une autre forme de résistance — non plus celle qui cherche à enfermer, à figer, à stabiliser, mais celle qui accepte de se tenir dans l’ouverture, dans l’indétermination, dans le flux ?

Devant le discours massif du postinternet, j’aimerais signaler deux points : Internet est un processus qui n’est pas contenu dans les technologies mais dans une structure complexe nommée industrialisation (mobilisation totale, découpe de l’espace temps, quantification, énergie, etc.). Deuxièmement, Internet est un code et un décodage des flux localisés et politisé. Internet est américain et ne consistait pas au départ comme beaucoup le croit à libérer l’information, mais à la rendre intacte par dissémination. Cette dernière est une modalité de la mondialisation, parce qu’elle se répand sur toutes choses. Le fait que le concept même de postinternet soit produit aux USA n’est pas indifférent. Il faut savoir y déceler, même si ce n’est pas l’intention de leurs auteurs, une structure de domination tant il se présente lui-même comme une réalité inévitable.

Ces deux points sont essentiels et nous rappellent à une forme de lucidité critique qui semble parfois faire défaut dans les discours sur le numérique. Internet n’est pas cette entité autonome, ce phénomène sui generis qui aurait surgi ex nihilo dans l’histoire des techniques : il s’inscrit dans la longue durée de l’industrialisation, il participe de cette “mobilisation totale” décrite par Jünger, de cette quantification généralisée du monde, de cette reconfiguration radicale de notre expérience de l’espace et du temps. Internet n’est pas une rupture, une discontinuité dans l’histoire technique : il est l’expression la plus achevée, la plus cohérente d’un processus de longue durée, d’une certaine manière de dévoiler le monde comme stock, comme ressource, comme disponibilité.

Et cette inscription d’Internet dans la longue durée de l’industrialisation nous permet également de saisir sa dimension politique, sa localisation géographique et culturelle. Car Internet n’est pas ce médium neutre, ce vecteur transparent d’une communication universelle qu’on voudrait parfois nous présenter : il est profondément américain, dans sa genèse comme dans sa structure, dans ses présupposés comme dans ses finalités. Né dans les laboratoires du complexe militaro-industriel américain, conçu initialement comme un système de communication résistant à une attaque nucléaire, Internet porte en lui cette ambivalence constitutive : il est à la fois ce qui disperse et ce qui centralise, ce qui libère et ce qui contrôle, ce qui démocratise l’accès à l’information et ce qui permet une surveillance sans précédent.

Et c’est précisément cette ambivalence, cette tension irrésolue que le discours sur le “postinternet” tend à occulter, à neutraliser. En présentant Internet comme un phénomène achevé, dépassé, en le réduisant à un simple moment dans une chronologie linéaire, ce discours nous détourne de la question politique fondamentale : celle des formes de domination, des structures de pouvoir qui se déploient à travers le numérique. Il nous empêche de voir qu’Internet n’est pas ce phénomène naturel, organique, inévitable qu’on voudrait nous présenter, mais bien une construction historique, culturelle, politique, profondément marquée par ses origines américaines et par les valeurs qui ont présidé à sa naissance.

À y regarder de plus près, ce discours est complice du capitalisme avancé dans la mesure où il se présente comme quelque chose de massif, de naturel, d’organique et d’inévitable. Les discours du logiciel libre relèvent à mon sens de la même logique profonde et n’y résistent que superficiellement : c’est encore une manière de globaliser, d’imposer et d’unifier un modèle. Le logiciel libre en défendant d’une part la transparence de l’information et d’autre part la meilleure affectation des ressources cognitives par le travail de groupe n’est pas sans ressemblance avec les théories développées dans les Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776). Les différents services tels que Google ou Facebook sont aussi l’expression de cette compréhension américaine du monde comme disponibilité de toutes choses.

Cette complicité entre le discours “postinternet” et le capitalisme avancé mérite qu’on s’y arrête, car elle nous révèle peut-être la véritable fonction idéologique de ce concept. En naturalisant Internet, en le présentant comme un phénomène organique, inévitable, ce discours participe en réalité à la légitimation d’une certaine configuration du capitalisme contemporain — celui qui, précisément, fait de l’information, de la communication, de l’attention des ressources exploitables, des sources de valeur, des domaines d’investissement. En présentant Internet comme un destin, comme une nécessité historique, ce discours nous détourne de la question politique fondamentale : celle des possibles qui restent ouverts, des alternatives qui peuvent être inventées, des résistances qui peuvent être opposées à cette configuration particulière du numérique.

Et ce qui est remarquable, c’est que même les discours apparemment critiques, apparemment alternatifs, comme celui du logiciel libre, participent en réalité de cette même logique profonde. Car qu’est-ce que le logiciel libre, dans sa conception dominante, sinon une certaine manière de rendre l’information plus transparente, plus accessible, plus circulante — c’est-à-dire, en définitive, plus exploitable, plus valorisable dans le cadre du capitalisme cognitif ? Qu’est-ce que le modèle de développement collaboratif promu par le logiciel libre, sinon une certaine manière d’optimiser l’allocation des ressources cognitives, de maximiser la productivité du travail intellectuel — c’est-à-dire, en définitive, de réaliser le rêve smithien d’une division efficiente du travail, étendue désormais au domaine de la production immatérielle ?

Il n’y a aucune nécessité contemporaine à prendre au premier degré ce discours. Il faut y déceler les affects qui le régissent et à en déconstruire les effets.

Il est enfin amusant de voir les efforts entrepris par les Américains pour conserver et promouvoir certaines formes de créations artistiques, alors même que des expériences majeures en France telles que les Immatériaux (1985) sont laissées de côté.

Cette dernière remarque, en apparence anecdotique, nous ouvre pourtant à une dimension essentielle de la question : celle de la géopolitique des imaginaires numériques, des politiques mémorielles qui déterminent ce qui, du passé technique et artistique, mérite d’être conservé, transmis, célébré. Car il y a bien une lutte pour la mémoire du numérique, une bataille pour déterminer quelles expériences, quelles œuvres, quelles pratiques constitueront les références légitimes, les modèles canoniques de l’art numérique. Et cette lutte n’est pas neutre, elle n’est pas innocente : elle engage des conceptions différentes de ce que peut être le numérique, de ce qu’il doit être, de ce qu’il aurait pu être.

Les Immatériaux, cette exposition visionnaire organisée par Jean-François Lyotard au Centre Pompidou en 1985, proposait une réflexion profonde, complexe, nuancée sur les transformations de la matérialité à l’ère de l’information, sur les nouvelles conditions de l’expérience sensible à l’âge du numérique. Elle ne cherchait pas à célébrer naïvement les nouvelles technologies, ni à les diaboliser abstraitement : elle tentait plutôt de penser les ambivalences, les paradoxes, les tensions irrésolues qui traversent notre rapport contemporain à la technique. Elle invitait le visiteur non pas à contempler passivement des œuvres numériques, mais à expérimenter activement ces nouvelles configurations du sensible, ces nouvelles modalités de la présence et de l’absence, du visible et de l’invisible, du tangible et de l’intangible.

Que cette exposition majeure, cette expérience fondatrice soit aujourd’hui largement oubliée, marginalisée dans les récits dominants de l’histoire de l’art numérique, au profit d’œuvres et d’artistes plus conformes à la conception américaine du numérique, n’est pas un hasard, une simple négligence : c’est le symptôme d’une certaine politique de la mémoire, d’une certaine stratégie d’écriture de l’histoire qui vise à naturaliser, à légitimer une certaine configuration du numérique — celle, précisément, qui correspond aux intérêts économiques, politiques, culturels des États-Unis.

Face à cette politique de la mémoire, face à cette stratégie d’écriture de l’histoire, ne faudrait-il pas opposer une autre politique, une autre stratégie ? Non pas celle qui chercherait simplement à substituer un canon à un autre, une mémoire officielle à une autre, mais celle qui s’attacherait à faire surgir les virtualités non actualisées, les possibles non réalisés, les bifurcations non empruntées de l’histoire du numérique ? Une politique de la mémoire qui, plutôt que de figer le passé dans une narration linéaire, s’attacherait à en libérer les potentialités encore actives, les promesses encore non tenues ?

C’est peut-être là que réside la tâche la plus urgente, la plus nécessaire pour penser véritablement le numérique aujourd’hui : non pas dans la célébration naïve de ses potentialités émancipatrices, ni dans la dénonciation abstraite de ses effets aliénants, mais dans cette attention minutieuse, patiente, aux multiples virtualités qui le traversent, aux tensions irrésolues qui l’animent, aux ambivalences constitutives qui le structurent. Non pas dans l’affirmation d’un “post-Internet” qui signerait la clôture, le dépassement, la mise à distance critique, mais dans l’exploration continue, inlassable, des flux et des reflux, des intensités et des vitesses, des connexions et des ruptures qui constituent le tissu même de notre présent numérique.

Car ce présent n’est pas un bloc homogène, une réalité monolithique que l’on pourrait soit accepter en bloc, soit rejeter en bloc : il est cette multiplicité hétérogène, cette constellation mouvante de pratiques, de discours, de dispositifs, de subjectivités qui dessinent les contours incertains, fluctuants, de notre condition contemporaine. Et c’est dans l’épaisseur même de ce présent, dans ses plis et ses replis, dans ses zones d’ombre et de lumière, que se joue peut-être la possibilité d’une résistance véritable — non pas cette résistance réactive, critique, négative qui ne fait que renforcer ce à quoi elle s’oppose, mais cette résistance créatrice, affirmative, qui s’attache à inventer, ici et maintenant, d’autres usages, d’autres pratiques, d’autres formes de vie avec et dans le numérique.

http://www.frieze.com/issue/article/beginnings-ends/
http://jstchillin.org/artie/vierkant.html

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      http://blog.sva.edu/2013/09/in-the-press-svas-mark-tribe-discusses-rhizome-in-art-in-america/
      http://rhizome.org/editorial/2013/nov/1/postinternet/