Le mimétisme de l’IA : de la connaissance des images du monde à la génération des possibles

Le débat médiatique qui se développe à propos de l’IA prend souvent la forme d’une opposition entre ceux qui estiment qu’elle pourra reproduire et même dépasser son modèle humain et d’autres qui affirment que l’intelligence humaine est par nature irréductible à son automatisation. Cette dialectique entre les deux semble insatisfaisante tant les arguments sont interchangeables et occultent, d’un côté comme de l’autre, les conditions de possibilités de leur propre élaboration. Entre le solutionnisme et l’anthropocentrisme s’élabore un pas de deux laissant impensé ce qui devrait être pensé : pourquoi appréhendons-nous l’IA selon un modèle mimétique ?

Par ailleurs, le fait de concevoir l’IA comme une intelligence Alien qui n’aurait aucun rapport avec l’être humain et qui pourrait tant nous surprendre qu’elle nous resterait inaccessible selon l’image la boîte noire (Minsky), ne fait qu’inverser et répéter le mimétisme naïf en quelque chose d’ineffable.

La question du mimétisme de l’IA semble aller de soi parce qu’elle n’est pas clarifiée. Je n’aurais pas comme objectif de développer en totalité la question du mimétisme qui parcourt l’histoire, mais simplement de relever certains points saillants pour un travail à venir en soulignant que la mimésis est une question également philosophique et artistique.

Le mimétisme pose un original et une copie. Il est un acte reproductif qui contient une part de répétition et une part de singularisation. Le mimétisme est l’équilibre entre ces deux versants. En l’appliquant à l’IA, on présuppose que la technologie en générale est mimétique au sens où elle est instrumentale et au service de l’être humain qui est son modèle. La technique serait une extension et une extériorisation somatique. Le fait de la considérer comme une singularité autonome n’est qu’une inversion de cette conception instrumentale et anthropologique. Par ailleurs, le mimétisme porte non pas seulement sur l’artificiel, mais aussi sur l’intelligence. Si on croit parler du premier peut-être est-ce pour occulter le fait que le raisonnement porte sur la seconde. En effet, la philosophie classique a fixé comme objectif à l’intelligence de donner accès à la réalité et d’unifier la diversité chaotique des perceptions en une forme compréhensible. Entre la matière désorganisée et la forme unifiée se joue une bonne part de la métaphysique (Derrida, Simondon). Or, dans la première édition de la CRP, Kant trouve le principe de cette unification dans l’imagination transcendantale.

Le déplacement de l’intelligence vers l’imagination est un mouvement fondamental, car si l’unité des concepts de l’intelligence provient de la faculté à produire des images (selon la catégorisation kantienne des images reproductives et productives) c’est parce que l’imagination est l’autoaffection de l’unité se prenant pour son propre objet. L’unité n’est pas interne à ce qui est perçu, le monde, mais est dans la subjectivité et en particulier dans sa relation au temps où la suite des maintenant est convergente par l’expérience unifiée de cette suite. Cette autoaffection du temps, qui porte le nom d’imagination transcendantale, nous permet de comprendre que si l’intelligence est reproductive c’est seulement parce qu’elle oublie son fondement imaginaire qui est productif. En ce sens, la référencialité du langage avant d’indiquer le monde, indique une expérience transcendantale de l’imagination.

Cette problématique s’incarne avec force dans les recherches récentes dans le domaine des RNN et GAN. En effet, l’un des premiers objectifs de ces prétendues intelligences artificielles était de donner aux machines la possibilité de reconnaître le monde en l’espèce d’images. Il s’agissait que les machines puissent par exemple distinguer un oiseau des autres objets présents dans une image. Or, cette faculté de découpage d’un objet sur un fond, de (re)connaissance sensible et d’intelligence avec le monde a été rapidement articulée avec la génération. Qu’est-ce à dire ? Reconnaître un oiseau consistait aussi à avoir la capacité de générer un oiseau (cette relation n’est pas technique, elle est simplement factuelle dans l’ordre du développement des techniques). Cet oiseau était possible au sens où il est différent de tous les oiseaux présents dans la base de données de la machine (mémoire reproductive) et pourrait être reconnu comme pouvant y appartenir (mémoire mimétique comme palier vers l’imagination productive). Ainsi, l’intelligence comme capacité de détecter la présence d’un oiseau dans une image, c’est-à-dire de former des unités sur fond de désorganisation, est liée à la faculté d’imaginer des oiseaux possibles parce qu’un réseau de neurones ne reconnaît pas l’oiseau selon un modèle préalable de type morphologique dans l’ordre de la définition puis de l’extension, mais selon une prédiction. Le logiciel prédit si cela peut être un oiseau parce qu’il se bat contre lui-même entre un générateur et un discriminateur réintroduisant la marge d’erreur dans le système. Il est donc dans l’ordre de la prédiction du possible et non de la description du nécessaire. Il ne pourrait pas donner une définition exhaustive de l’oiseau, mais produisant des oiseaux possibles, il peut pratiquement les détecter dans une image du monde. On reconnaît quelque chose parce qu’on est capable de le produire imaginairement, même en son absence. L’imagination ne produit pas tel ou tel oiseau appartenant par exemple à une espèce particulière. En produisant un oiseau qui n’existe pas, il produit un oiseau possible et ouvre la voie à une reconnaissance de tous les oiseaux. Le fait que la connaissance des RNN soit fondée sur la génération est analogue au fait que l’intelligence est fondée sur l’imagination et c’est pourquoi il y a quelque absurdité à exiger de la machine une compréhension du monde. La machine reconnaît l’oiseau sans savoir ce qu’est l’oiseau comme essence. Il en génère plutôt la possibilité.

On comprend donc pourquoi la dialectique entre les deux positions courantes à propos de l’IA voile le fait que le véritable débat est non sur l’artificiel, mais sur l’intelligence. Elles présupposent que ce dont il s’agit c’est toujours et encore l’intelligence et elles oublient un angle mort de la raison qui est la relation entre l’imagination reproductive, c’est-à-dire intra-mondaine et l’imagination productive, c’est-à-dire possible ou inframondaine. En passant du paradigme de l’intelligence artificielle à celui de l’imagination artificielle, on se permet de penser les conditions de possibilité du discours et on ne sépare plus aussi nettement le technologique de l’anthropologique. On pénètre la zone grise entre les deux en comprenant que l’ImA est tout autant la capacité des machines à générer des images possibles que notre propre capacité à imaginer cette imagination des machines. En ce sens, la production des images n’est plus une question régionale, elle est au fondement de l’unité transcendantale de toute expérience possible et la production artistique qui en a fait, au cours de l’histoire, son objet fondamental, prend alors une singulière dimension.