Inapaisé: la cause mentale
J’aimerais parler donc de pratique théorique et de pratique artistique pour bien montrer que les deux coexistent selon un modèle qui n’est pas celui de la mimésis : l’œuvre ne vient pas illustrer une réflexion qui préexiste et la réflexion ne vient pas justifier après-coup ce qu’on a créé. Les deux pratiques sont parallèles et sans se toucher jamais (elles pourraient bien exister l’une sans l’autre), elles ne cessent de se suivre sans jamais s’identifier. Leurs temporalités sont différentes, il y a le temps de l’écriture souvent au réveil et il y a le temps de la production artistique qui prend le reste de la journée. Parfois, on pense ce qu’on a fait, mais on y pense comme si on était une autre personne, un peu extérieure mais toujours là. On écrit non pas sur soi, mais sur quelque chose de matériel qui a lieu, qui existe hors de soi. Il n’y a jamais eu le désir de justifier quoi que ce soit, ni même de penser, mais plutôt d’être cause mentale, pour reprendre les termes de la philosophie spinoziste, et ceci de multiples manières. Être cause mentale (le mental comme matière) dans le plus infime et le plus anodin de l’expérience quotidienne afin de tenir encore le flux tendu : inapaisé.
Cette distribution des flux — théorique et artistique — s’inscrit dans l’espace même de la journée, comme si le temps se scindait naturellement en deux rivières qui coulent côte à côte, distinctes mais mutuellement résonantes. Le matin, lorsque la conscience émerge encore des brumes du sommeil, les mots affluent et s’organisent selon leur propre logique interne, selon cette gravité particulière de la pensée qui cherche à se saisir elle-même : la lumière oblique de l’aube, la page blanche qui attend, le silence qui n’est troublé que par le bruit léger du stylo sur le papier ou des doigts sur le clavier. Comment ne pas percevoir, dans cette chorégraphie matinale, la manifestation d’un flux qui dépasse l’individu, qui le traverse et l’utilise comme un canal, comme une embouchure par laquelle il peut se déverser dans le monde? La pensée n’appartient pas à celui qui pense : elle le visite, l’habite temporairement, continue sa course à travers lui et au-delà de lui.
Et puis vient le reste de la journée, consacré à cette autre modalité du faire, à cette autre manière d’être cause : la production artistique, avec sa temporalité propre, ses hésitations, ses avancées soudaines, ses retours en arrière. Entre ces deux moments, ces deux flux, un espace se creuse, une distance s’établit, qui n’est ni rupture ni continuité, mais plutôt ce que l’on pourrait appeler une parallaxe : un déplacement apparent de l’objet observé dû au changement de position de l’observateur. Ce qui était pensée le matin devient matière l’après-midi, ce qui était concept devient sensation, ce qui était abstraction devient présence concrète. Et pourtant, ces deux modalités ne se répondent pas directement, ne s’influencent pas explicitement : elles existent chacune selon leurs propres lois, leurs propres nécessités internes.
Comment comprendre cette coexistence paradoxale, cette simultanéité non-convergente de deux pratiques qui semblent pourtant émaner d’une même source, d’un même désir de création? Peut-être faut-il abandonner ici la métaphore trop simple du parallélisme géométrique, avec ses lignes droites qui ne se rencontrent jamais, pour adopter plutôt celle, plus complexe et plus vivante, des cours d’eau : deux rivières qui suivent des trajectoires distinctes mais qui sont alimentées par les mêmes pluies, qui réagissent aux mêmes saisons, qui portent peut-être même, sans le savoir, des sédiments arrachés aux mêmes montagnes. L’eau ne se préoccupe pas de savoir si elle coule dans tel ou tel lit : elle obéit simplement à la pente, à l’attraction du point le plus bas, à cette tendance irrésistible vers un état de moindre tension. De même, la pensée et la création ne se soucient pas des catégories dans lesquelles nous tentons de les enfermer : elles suivent leur propre pente, leur propre nécessité intérieure.
Ce dédoublement du flux créateur nous invite à reconsidérer la relation traditionnelle entre théorie et pratique, entre réflexion et action, entre conception et exécution. Dans le modèle classique de la création — celui que l’on pourrait qualifier d’intellectualiste ou de platonicien — l’idée précède toujours l’œuvre, la pense avant qu’elle n’existe, lui donne sa forme et sa direction. L’artiste ou l’artisan ne ferait alors que matérialiser une conception préexistante, traduire dans la matière une vision déjà complète dans l’esprit. Mais cette vision est-elle jamais autre chose qu’une reconstruction a posteriori, qu’une illusion rétrospective qui projette dans le passé, sous forme d’intention, ce qui n’est en réalité que le résultat imprévisible d’un processus tâtonnant, d’une série d’ajustements successifs entre désir et matière, entre projet et résistance du réel?
À l’opposé de ce modèle surplombant, nous trouvons celui de la justification a posteriori : l’œuvre surgirait d’abord, dans la spontanéité du geste créateur, dans l’immédiateté de l’inspiration, et la réflexion théorique ne viendrait qu’ensuite, pour donner sens et cohérence à ce qui n’était d’abord que pulsion, que mouvement intuitif. La théorie se ferait exégèse, herméneutique d’une création qui la précède et qui reste fondamentalement opaque, irréductible au discours qu’elle suscite. Mais cette conception n’est-elle pas tout aussi illusoire que la première? Car peut-on vraiment créer dans l’innocence absolue, dans l’absence totale de concepts, de références, de schèmes préexistants qui orientent, même inconsciemment, la main et l’œil de l’artiste?
Entre ces deux modèles simplificateurs, la parallaxe dont je parle propose une troisième voie : celle d’une coexistence non hiérarchisée des deux pratiques, d’une double temporalité qui n’est ni succession ni simultanéité parfaite, mais plutôt entrelacement complexe, tressage de fils distincts qui ne se confondent jamais mais qui forment ensemble une trame singulière. Ce n’est pas que l’une précède ou suive l’autre, ni même qu’elles s’ignorent complètement : c’est plutôt qu’elles oscillent constamment entre rapprochement et éloignement, entre résonance et dissonance, créant ainsi un espace de tension créatrice, un champ de forces où des polarités opposées peuvent coexister sans se neutraliser.
Cette oscillation perpétuelle entre deux modes d’être — l’un tourné vers la pensée abstraite, l’autre vers la manipulation concrète de la matière — n’est-elle pas d’ailleurs la condition même de toute création authentique? Car l’artiste qui ne serait jamais en même temps penseur risquerait de s’enfermer dans un artisanat répétitif, dans une virtuosité sans enjeu véritable; et le penseur qui ne serait jamais en même temps artiste risquerait de se perdre dans des abstractions désincarnées, dans des concepts sans prise sur le réel. C’est précisément dans l’écart entre ces deux postures, dans l’impossibilité de les faire coïncider parfaitement, que se tient peut-être le secret de la création vivante : non pas dans la résolution illusoire des contradictions, mais dans leur maintien délibéré, dans leur mise en tension productive.
Être cause mentale, comme l’écrivait Spinoza, ce serait alors maintenir ouvert cet écart, habiter consciemment cette parallaxe, accepter de n’être jamais tout à fait au même endroit selon que l’on écrit ou que l’on crée, selon que l’on pense ou que l’on façonne. Le mental, dans cette perspective, n’est pas une sphère immatérielle, séparée du corps et du monde : il est lui-même matière, flux, processus en perpétuelle reconfiguration. Penser n’est pas s’extraire du monde sensible pour contempler des essences éternelles, mais participer activement à ce mouvement généralisé de la matière qui se pense elle-même à travers nous. Et créer n’est pas donner forme à une matière inerte, extérieure à la pensée, mais plutôt laisser la matière se penser à travers nos gestes, nos outils, nos techniques.
Cette conception matérialiste du mental nous permet de dépasser l’opposition stérile entre idéalisme et empirisme : il ne s’agit plus de déterminer si c’est l’idée qui précède l’expérience ou l’expérience qui précède l’idée, mais de reconnaître que l’une et l’autre sont des modalités différentes d’un même processus, des inflexions particulières d’un même flux qui traverse le corps pensant comme il traverse le monde. Être cause mentale, c’est alors être, par son activité même de pensée, un agent de transformation du réel, un point singulier où le flux de la matière se replie sur lui-même et acquiert une nouvelle qualité, une nouvelle puissance d’agir.
Cette puissance se manifeste jusque dans les gestes les plus quotidiens, les plus anodins en apparence : l’écriture matinale qui ordonne le chaos des impressions nocturnes, le travail artistique qui transforme la matière selon des lignes de force imprévisibles, les interactions sociales qui tissent des réseaux affectifs complexes. Dans chacun de ces moments, nous sommes à la fois agis par des forces qui nous dépassent et agents actifs de notre propre devenir, à la fois réceptacles passifs des flux qui nous traversent et points d’inflexion où ces flux changent de direction, acquièrent de nouvelles propriétés, engendrent de nouvelles possibilités.
Tenir le flux tendu, comme je l’écrivais plus haut, c’est précisément maintenir cette double position, cette double conscience : savoir que nous sommes portés par des courants qui nous excèdent tout en reconnaissant notre capacité à infléchir ces courants, à les canaliser, à les intensifier. Le flux n’est ni totalement maîtrisable — il garde toujours une part d’imprévisibilité, de sauvagerie — ni totalement chaotique — il obéit à des lois, à des tendances, à des attracteurs que nous pouvons apprendre à reconnaître et à utiliser. L’art comme la pensée seraient alors des techniques de navigation sur ces fleuves tumultueux de l’existence, des manières d’habiter le mouvement perpétuel sans s’y noyer, sans perdre complètement la direction ni la tension nécessaire à toute création.
Et c’est bien de tension qu’il s’agit : tension entre ordre et chaos, entre construction et destruction, entre formation et déformation, entre permanence et métamorphose. L’inapaisement dont je parle n’est pas simple insatisfaction, désir jamais comblé d’une perfection inaccessible, mais plutôt refus délibéré de la stase, de l’immobilité, de la résolution finale qui signerait la mort du processus créateur. Tenir le flux tendu, c’est maintenir ouvertes les possibilités, c’est refuser de figer le mouvement dans une forme définitive, c’est accepter la nécessité vitale de l’inachèvement. Non par incapacité à conclure, mais par fidélité au caractère fondamentalement inépuisable de l’existence elle-même, qui ne cesse de se renouveler, de se réinventer, de déborder les cadres dans lesquels nous tentons de l’enfermer.
Ainsi, la pratique théorique et la pratique artistique, dans leur parallélisme assumé, dans leur distance maintenue, deviennent deux modalités complémentaires d’une même tentative pour habiter le flux sans s’y perdre, pour participer au mouvement généralisé de la matière sans renoncer à y inscrire une direction, une intention, une signature singulière. Non pas deux rivières qui ne se rencontreraient jamais, mais plutôt deux manières différentes de se tenir dans le même fleuve, de s’y baigner sans jamais pouvoir en épuiser la substance ni en fixer définitivement le cours.
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