Mashup ou la maintenance des flots / Mashup or flow maintenance

Hétéronomies et fragilités des créations numériques

Cette réflexion s’inscrit dans le prolongement de la création “Ceux qui vont mourir”, œuvre qui soulève des questions sur la nature temporelle des créations numériques contemporaines. Les mashups, ces dispositifs qui réaffichent des données hors de leur contexte habituel, constituent une forme de création particulièrement révélatrice des enjeux actuels. Ils se caractérisent par une dépendance structurelle envers des systèmes externes, faisant d’eux des témoins privilégiés d’une certaine condition technique contemporaine.

Rappelons qu’un mashup se définit par l’utilisation d’un flux provenant du Web 2.0, généralement rendu accessible via une interface de programmation (API) ou par un détournement technique permettant d’extraire dynamiquement des informations. Des services comme Flickr, Google Maps ou Yahoo Maps illustrent parfaitement cette logique de mise à disposition de données que des créateurs peuvent réapproprier.

Cette dépendance structurelle engendre une fragilité particulière : si le service externe modifie son API ou transforme son système, le mashup perd sa capacité à lire les informations nécessaires et devient inopérant. Cette situation soulève une question cruciale pour la création contemporaine : faudrait-il envisager une maintenance régulière des œuvres artistiques numériques, comme on effectue des restaurations pour les œuvres traditionnelles?

Au-delà de l’idéal de conservation perpétuelle

Face à cette question, une approche pragmatique semble s’imposer, au-delà du désir idéal de conservation perpétuelle des œuvres. Cette idéalité muséale, profondément ancrée dans nos institutions culturelles, mérite d’être questionnée dans sa relation à notre contemporanéité numérique. Elle repose sur l’illusion d’un présent perpétuel, d’une stabilité artificielle qui contraste fortement avec la nature fondamentalement processuelle et temporelle des œuvres en flux.

La maintenance technique qui serait nécessaire pour préserver ces œuvres dans leur fonctionnalité originelle apparaît, à terme, comme irréalisable pour des raisons tant économiques que temporelles. Le risque serait de consacrer davantage de ressources à “maintenir à flots” ces créations (expression qui désigne précisément cette mise à niveau technique perpétuelle) qu’à produire de nouveaux projets. Cette situation évoque le paradoxe de la mémoire que Jorge Luis Borges avait déjà brillamment décrit dans “Funes ou la mémoire” – où le personnage, doté d’une mémoire absolue, passe finalement plus de temps à se souvenir qu’à vivre.

Cette problématique se manifeste également dans l’exposition d’œuvres numériques au sein d’espaces artistiques traditionnels. Galeries, musées ou centres culturels se heurtent régulièrement aux discontinuités de fonctionnement du réseau Internet, entraînant des dysfonctionnements qui compromettent l’expérience du visiteur ayant fait l’effort du déplacement.

La temporalité comme structure constitutive

Le caractère éphémère et transitoire de ces mashups ne devrait pourtant pas être considéré uniquement sous l’angle du manque ou de la perte. Cette temporalité limitée participe intrinsèquement de la structure même du flux, dont la mutabilité constitue le principe moteur. Dans cette perspective, l’apparition et la disparition des créations ne représentent pas des accidents malheureux mais des caractéristiques constitutives de cette forme artistique.

La perception négative de cette impermanence découle principalement d’une conception héritée de l’idéal muséal traditionnel, focalisé sur la conservation intégrale et la pérennité des œuvres. Cette même conception peut également émaner d’une vision purement instrumentale, où la fonctionnalité technique prime sur la signification temporelle de l’œuvre.

Vers une archéologie des flux numériques

En matière de conservation, une approche alternative consiste à réaliser des enregistrements audiovisuels de ces mashups. Ces captations ne visent pas à préserver l’œuvre dans sa fonctionnalité interactive originelle, mais plutôt à documenter un état particulier du flux, à offrir un instantané révélateur de ce qu’a été le réseau – et par extension, la communauté humaine qui l’alimentait – à un moment précis de son histoire. Cette démarche participe d’une forme d’archéologie du réseau qui commence à s’élaborer, proposant une mémoire des flux plutôt qu’une illusoire pérennisation de leur fonctionnement.

Ces enregistrements, qu’ils soient réalisés par des dispositifs matériels (comme le système DVI2USB) ou logiciels (tel que Captivate), gagnent à être d’une durée substantielle. Cette extension temporelle permet que l’expérience, bien que différée, demeure proche de la nature même du flux, caractérisée par d’infimes variations et répétitions qui se déploient à travers le réseau.

Une pragmatique de l’exposition

Suivant les recommandations formulées par le groupe de recherche Variable Media, le recours à ces enregistrements vidéo de longue durée lors d’expositions permet d’assurer un fonctionnement des œuvres qui s’affranchit des aléas du réseau. La durée significative de ces captations garantit que le spectateur ne rencontre pas deux fois exactement le même contenu, préservant ainsi une caractéristique essentielle de l’expérience esthétique du flux.

Cette approche suggère que la question de l’authenticité technique – le fait que la machine fonctionne “pour de vrai” en se connectant effectivement au réseau en temps réel – devient secondaire par rapport à la préservation de l’expérience du flux. L’important réside dans la capacité de l’œuvre à conserver et à transmettre la trace sensible de ce flux, indépendamment des moyens techniques employés pour y parvenir.

Vers une ontologie du flux numérique

Cette réflexion sur la conservation des œuvres en flux s’inscrit dans un questionnement plus vaste sur la nature même du concept de flux à l’ère numérique. Comme l’auteur l’indique, ce sera l’un des objets de sa recherche doctorale que de démontrer que le flux, notion qui s’applique à de nombreux domaines mais dont le Web constitue historiquement la manifestation la plus aboutie, ne correspond nullement à un écoulement continu et homogène.

Le flux se révèle plutôt comme une discontinuité tumultueuse, un entrelacement complexe d’immédiateté et d’enregistrement, de sensation directe et de mémoire différée. Cette conception rejoint l’image de l’érosion, processus naturel qui combine des temporalités multiples – l’instant de l’impact et la lente transformation des formes – pour produire des configurations toujours singulières à partir de matériaux préexistants.

De l’impermanence

Les œuvres en flux, par leur nature même, nous invitent à reconsidérer profondément nos conceptions traditionnelles de la conservation artistique et de la temporalité des créations. Plutôt que de lutter contre leur caractère éphémère au nom d’un idéal de permanence hérité d’une autre époque, nous pourrions embrasser cette impermanence comme une dimension constitutive de leur signification esthétique.

Cette approche ne signifie pas l’abandon de toute forme de mémoire ou de documentation. Elle propose plutôt une conception différente de la conservation, fondée non plus sur la préservation illusoire d’une fonctionnalité technique identique, mais sur la captation de traces significatives qui témoignent d’un état particulier du flux à un moment donné de son histoire.

Cette esthétique de l’impermanence nous invite également à repenser notre relation au temps, à l’archive et à la mémoire dans un contexte numérique. Elle suggère que la valeur des œuvres en flux réside précisément dans leur capacité à manifester sensiblement les discontinuités, les transformations et les métamorphoses qui caractérisent notre expérience contemporaine, plutôt que dans une impossible stabilité qui contredirait leur nature profonde.