L’objet étendu

Au-delà de la dématérialisation : repenser l’objet (numérique)

La compréhension de l’objet à l’ère numérique demeure un territoire conceptuel difficile à cartographier avec précision. Cette difficulté ne provient pas, comme on l’affirme souvent, d’une prétendue dématérialisation dont la définition reste étonnamment floue et problématique. Elle découle plutôt d’une transformation plus fondamentale : l’ouverture préalable de l’objet, sa capacité à exister simultanément dans plusieurs espaces, à revêtir plusieurs fonctions, à s’inscrire dans des réseaux de relations de plus en plus complexes.

Le XXe siècle artistique a été traversé par une interrogation constante sur le statut de l’objet. De Marcel Duchamp à Andy Warhol, des Nouveaux Réalistes à Joseph Beuys, nombreux sont les artistes qui ont exploré les frontières de l’objet, questionnant sa nature, son autonomie, sa fonction sociale et esthétique. Ces explorations peuvent être interprétées comme diverses stratégies de réappropriation, chacune révélant un aspect particulier de notre relation aux objets dans un contexte capitaliste en mutation.

Certaines formes de réappropriation se manifestent par des interventions actives sur l’objet. Les collages surréalistes, par exemple, transforment délibérément la signification originale des objets en les juxtaposant dans des configurations inattendues, créant des constellations de sens nouvelles qui révèlent les potentialités cachées du quotidien. D’autres approches, comme le ready-made duchampien, adoptent une posture apparemment plus impassible, introduisant des objets manufacturés dans le champ artistique sans modification matérielle apparente, mais en opérant un déplacement contextuel fondamental.

Ces stratégies artistiques ne peuvent être comprises isolément des conditions socio-économiques qui les ont vues naître. Elles émergent dans le contexte d’un capitalisme industriel fondé sur la production de masse et structuré par des régimes de propriété clairement définis. L’objet y possède une matérialité stable, une identité reconnaissable, une fonction déterminée. La réappropriation artistique intervient alors comme un geste de détournement, de subversion ou de révélation face à cette stabilité apparente.

L’économie de la disponibilité : une nouvelle axiomatique

Le paysage économique contemporain présente des caractéristiques profondément différentes. Le capitalisme n’est plus simplement industriel et propriétaire, mais se reconfigure selon une logique de l’accès, transformant radicalement notre relation aux objets et aux services. Dans ce contexte mouvant, les stratégies de réappropriation artistique évoluent nécessairement, répondant à de nouvelles conditions de production, de circulation et de réception.

L’économie du Web 2.0 constitue une manifestation particulièrement révélatrice de cette transformation. Certes, une certaine méfiance s’impose face à cette expression devenue un mot d’ordre marketing, un discours performatif qui produit parfois les effets mêmes qu’il prétend simplement décrire. Mais au-delà de cette dimension rhétorique, un phénomène économique singulier mérite attention : la valorisation croissante d’entreprises qui ne possèdent ni actifs matériels significatifs, ni technologies véritablement innovantes, ni contenus médiatiques exclusifs, mais qui tirent leur valeur de leur fonction d’intermédiaire.

YouTube en offre un exemple paradigmatique. D’un point de vue purement technologique, la plateforme ne présente pas d’innovations majeures. Elle ne détient pas non plus la propriété des contenus qu’elle diffuse – ce qui soulève d’ailleurs des questions juridiques complexes sur l’appartenance réelle des vidéos disponibles. Sa valeur économique considérable repose essentiellement sur sa position d’intermédiaire, de plateforme d’échange, d’espace rendant disponible. Cette configuration économique rappelle ce que Félix Guattari nommait “plateau” – une surface d’inscription et de connexion où peuvent se déployer des intensités variables.

Il s’agit donc fondamentalement d’une économie de la disponibilité. La question centrale n’est plus tant de posséder que d’accéder. Est-ce accessible? Est-ce disponible? Est-ce à portée de main, de smartphone, d’ordinateur? Cette disponibilité permanente reconfigure notre rapport au temps, à l’espace, aux objets, créant un environnement où la frontière entre présence et absence devient de plus en plus poreuse.

Les APIs : standardisation de l’accès à l’accès

Dans ce paysage économique transformé, les interfaces de programmation applicative (APIs) constituent un phénomène particulièrement significatif. Loin d’être un simple détail technique, elles représentent l’un des signes les plus révélateurs de cette évolution vers une économie de l’accès. En standardisant les requêtes vers ces disponibilités, en codifiant les modes d’accès aux données et aux services, les APIs participent à une reconfiguration profonde de l’écosystème numérique.

Cette standardisation produit un effet paradoxal : donner ainsi accès à l’accès, c’est intégrer d’avance la possibilité du détournement, c’est l’anticiper et l’incorporer au système lui-même, c’est créer un environnement où même la subversion apparente peut être récupérée et valorisée. Les analyses de Gilles Deleuze sur les flux capitalistes éclairent ce phénomène : le capitalisme modifie constamment son axiomatique dès qu’un nouveau flux apparaît, l’intégrant dans sa logique propre. Les APIs constituent précisément une application technologique et sociale de cette logique d’incorporation permanente.

Cette évolution transforme radicalement les pratiques artistiques de détournement numérique. Au milieu des années 1990, des artistes comme Mark Napier ou Reynald Drouhin s’appropriaient des flux numériques pour créer des œuvres qui semblaient subvertir les usages dominants. Aujourd’hui, ce détournement n’est plus simplement toléré mais souvent activement encouragé, désiré, anticipé par les entreprises de la disponibilité. Cette anticipation remet fondamentalement en question les discours souvent politiquement convenus sur le “hacking” artistique. La relation entre hacking et industrie n’est pas simplement une complicité tacite – dans bien des cas, le hacking est devenu l’industrie elle-même, intégré comme mode d’innovation et de valorisation.

Du ready-made à l’objet-API : transformations langagières

Les APIs, les mashups et autres formes d’hybridation numérique peuvent être interprétés comme une extension complexe de la problématique de l’objet artistique, et plus particulièrement du ready-made duchampien. Rappelons que le geste fondamental du ready-made consistait à sélectionner un objet manufacturé, à l’extraire de son réseau instrumental habituel, à le choisir de façon apparemment neutre (non pour ses qualités esthétiques évidentes), puis à le nommer et éventuellement à le signer.

Ce processus révèle la dimension essentiellement langagière du ready-made. L’intervention artistique ne transforme pas matériellement l’objet, mais modifie radicalement son statut sémiotique, son inscription dans les réseaux de signification. La question se pose alors : que devient cette fonction langagière lorsqu’elle est intégrée à l’objet lui-même sous forme de code numérique? Comment la réappropriation opère-t-elle lorsque l’objet n’est plus seulement le support passif d’une intervention artistique, mais contient déjà en lui-même les protocoles de sa propre transformation?

Une généalogie historique permet de saisir cette évolution. Avec Duchamp, l’artiste s’approprie l’objet industriel standardisé, produit anonymement en série. Avec Warhol, l’attention se déplace vers les logos qui marquent ces objets, vers les images médiatiques qui les entourent, révélant l’intrication croissante entre objet matériel et encodage symbolique. Aujourd’hui, l’objet devient de plus en plus explicitement langagier, encodé, programmable – une évolution qui rappelle étrangement certaines explorations de l’art conceptuel, comme les “Card Files” de Robert Morris qui présentaient l’œuvre sous forme de fiches documentant sa propre conception.

L’objet ouvert : potentialités et ambivalences

Cette transformation de l’objet en entité de plus en plus langagière, programmable et relationnelle ouvre des possibilités artistiques inédites, mais soulève également des questions fondamentales sur l’autonomie de l’œuvre, le statut de l’auteur et les modes de réception esthétique.

L’objet numérique se caractérise par une ouverture structurelle qui le distingue radicalement de l’objet industriel classique. Il n’existe pas comme entité close, aux frontières nettement délimitées, mais comme nœud dans un réseau de relations, comme potentialité actualisable de multiples façons selon les contextes d’utilisation. Cette ouverture préalable modifie profondément les conditions de son appropriation artistique.

Dans un environnement où l’objet est déjà ouvert, déjà disponible à de multiples réappropriations par sa structure même, le geste artistique ne peut plus simplement consister à révéler cette ouverture – elle est devenue une évidence technique et économique. Il s’agit plutôt d’explorer les modalités spécifiques de cette ouverture, d’en révéler les potentialités inexploitées, les angles morts, les contradictions internes.

Cette situation paradoxale place l’artiste dans une position ambivalente. D’un côté, les possibilités de manipulation, de transformation, de reconfiguration des objets numériques n’ont jamais été aussi vastes et accessibles. De l’autre, ces possibilités s’inscrivent désormais dans un environnement économique qui a intégré le détournement même comme principe de valorisation, qui anticipe et encourage la réappropriation comme source d’innovation et de captation de valeur.

Entre résistance et complicité

Cette ambivalence fondamentale place la création contemporaine face à des dilemmes complexes, oscillant entre résistance critique et complicité involontaire avec les logiques économiques dominantes. Comment maintenir une distance critique face à un système qui intègre d’avance sa propre critique? Comment détourner ce qui se présente déjà comme détournable? Comment préserver une autonomie artistique dans un environnement où l’innovation esthétique est immédiatement récupérable comme innovation économique?

Ces questions n’admettent pas de réponses simples ou définitives. Elles invitent plutôt à une vigilance constante, à une réflexivité accrue sur les conditions de production et de circulation des œuvres numériques. Chaque projet artistique devient alors l’occasion d’explorer ces tensions, de négocier ces contradictions, de rechercher des lignes de fuite temporaires dans un paysage en perpétuelle reconfiguration.

Une attitude possible consiste à explorer les limites mêmes des systèmes de disponibilité et d’accès, à questionner leurs présupposés implicites, à révéler les exclusions qui sous-tendent leur apparente ouverture universelle. Une autre approche peut viser à ralentir les flux, à introduire des frictions, des résistances, des opacités dans des environnements conçus pour la fluidité maximale et la transparence immédiate.

Au-delà des approches critiques ou subversives, la transformation de l’objet à l’ère numérique invite également à développer de nouvelles poétiques, attentives aux qualités spécifiques de ces objets hybrides, à leurs modes d’existence particuliers, à leurs capacités de métamorphose et de relation.

L’objet numérique, dans sa dimension langagière et relationnelle, sollicite des formes d’attention et d’expérience qui ne relèvent plus simplement de la contemplation esthétique traditionnelle. Il invite à une exploration active, à une manipulation expérimentale, à une attention aux processus plutôt qu’aux formes stabilisées. Il engage des temporalités multiples, des modalités de présence complexes, des formes d’interaction qui reconfigurent la relation entre créateur, œuvre et récepteur.

Cette poétique de l’objet numérique peut s’inspirer de traditions artistiques diverses – des pratiques conceptuelles aux expérimentations interactives, de la performance aux arts génératifs – tout en développant des approches spécifiques adaptées aux qualités particulières de ces objets.

Une attention particulière mérite d’être portée aux interfaces, ces zones de contact entre différents systèmes, ces surfaces d’échange qui conditionnent profondément notre expérience des objets numériques. L’interface n’est jamais neutre – elle encode des présupposés culturels, des habitudes perceptives, des modèles mentaux implicites. Travailler poétiquement avec les objets numériques implique souvent de questionner ces interfaces, de les reconfigurer, de révéler leur caractère contingent et culturellement situé.

De même, les protocoles de communication, les formats d’échange, les standards techniques qui structurent l’environnement numérique peuvent devenir le matériau même d’une exploration esthétique. Ces éléments apparemment techniques, souvent invisibles pour l’utilisateur ordinaire, constituent pourtant la grammaire fondamentale des objets numériques, conditionnant leurs possibilités d’existence et de relation.

L’objet comme processus

Cette transformation de l’objet invite également à reconsidérer profondément sa dimension temporelle. L’objet numérique n’existe pas simplement dans un présent stable, mais se déploie comme processus, comme devenir, comme séquence d’actualisations potentielles.

Cette temporalité complexe distingue radicalement l’objet numérique de l’objet industriel classique. Ce dernier, une fois produit, conserve généralement une identité stable jusqu’à sa détérioration matérielle. L’objet numérique, en revanche, existe dans un état de mise à jour permanente, de reconfiguration potentielle, d’évolution continue. Son identité n’est jamais définitivement fixée mais toujours en cours de négociation, sensible aux contextes techniques, économiques et culturels dans lesquels il s’inscrit.

Cette dimension temporelle transforme profondément l’expérience esthétique. L’œuvre numérique n’est plus un artefact stable que l’on pourrait appréhender dans sa totalité, mais un processus ouvert dont chaque actualisation ne révèle qu’un aspect particulier, une configuration temporaire. Cette instabilité constitutive peut être source d’anxiété – comment préserver, documenter, archiver des œuvres en perpétuelle évolution? – mais aussi d’une richesse expérientielle inédite, d’une ouverture fondamentale aux devenirs imprévus.

L’objet numérique manifeste également un paradoxe fondamental concernant sa singularité et sa reproductibilité. D’un côté, sa nature codée permet une reproduction théoriquement parfaite, sans perte ni altération – chaque copie étant potentiellement identique à l’original. De l’autre, son inscription dans des contextes techniques, des environnements logiciels et des configurations matérielles spécifiques introduit une singularité irréductible dans chaque actualisation.

Cette tension entre reproductibilité abstraite et singularité concrète transforme profondément les notions d’authenticité, d’originalité et de valeur qui ont longtemps structuré le champ artistique. L’œuvre numérique n’est ni entièrement reproductible (puisque chaque actualisation dépend de conditions techniques spécifiques) ni véritablement unique (puisque son code peut être copié à l’identique). Elle existe dans un régime d’identité complexe qui échappe aux catégories traditionnelles.

Cette situation appelle de nouveaux modèles de valorisation, de conservation et de diffusion adaptés à cette nature hybride. Les tentatives récentes d’établir une rareté artificielle pour les œuvres numériques (via des technologies comme les NFT) révèlent paradoxalement, par leur caractère souvent problématique, la nécessité de repenser fondamentalement notre relation à ces objets plutôt que de tenter de les réinscrire dans des logiques économiques traditionnelles.

L’évolution de l’objet à l’ère numérique ne constitue pas simplement un changement technique ou formel, mais une transformation profonde de notre relation aux artefacts, aux images, aux signes qui peuplent notre environnement. Elle invite à développer de nouvelles écologies attentives aux modes d’existence spécifiques de ces objets hybrides, à leurs temporalités multiples, à leurs potentialités relationnelles.

Ces écologies numériques impliquent de repenser fondamentalement les notions de création, de propriété, d’usage et de valeur qui ont structuré notre compréhension traditionnelle des objets. Elles invitent à explorer les potentialités d’objets qui ne sont plus simplement des entités closes, autonomes, stables, mais des nœuds dans des réseaux complexes, des processus en devenir, des entités fondamentalement relationnelles.

Dans ce contexte transformé, l’art ne peut plus se contenter de positions critiques conventionnelles qui risquent d’être immédiatement récupérées, ni d’une célébration naïve des potentialités technologiques qui ignorerait les enjeux de pouvoir et d’exclusion. Il est invité à explorer les ambivalences, les contradictions, les potentialités inattendues d’un environnement numérique en constante évolution, contribuant ainsi à l’élaboration de nouvelles façons d’habiter, de percevoir et de transformer notre monde commun.