L’objet étendu

On a encore du mal à penser l’évolution de la notion d’objet à l’ère numérique. Non pas du fait d’une quelconque dématérialisation dont on se demande bien quelle est la définition, mais plutôt du fait de l’ouverture préalable de l’objet. Le débat sur les objets dans l’art du siècle dernier de Duchamp à Warhol et aux nouveaux réalistes, Beuys, etc. (d’autres encore), peut être considéré comme un débat sur la réappropriation des objets. Celle-ci peut être active comme dans le cas des collages surréalistes, appropriation consistant à transformer la signification originale de l’objet ou impassible comme dans le cas des ready made (dont il faudrait ici détailler les catégories).  Ces stratégies étaient des symptômes d’une situation sociale et économique donnée, le capitalisme industriel et de propriété. Au regard du changement actuel de ce capitalisme qui devient une logique de l’accès, les réappropriations de l’objet évoluent également.

Jettons un regard sur ce que signifie l’économie du web 2.0. On peut bien sûr être méfiant quant à ce buzz quelque peu artificiel, discours performatif qui produit les effets qu’il prétend décrire préalablement, mais il n’empêche qu’on restera étonné de voir combien des entreprises sont aujourd’hui valorisées non par quelques actifs, par quelques technologies particulières ou par quelques médias, mais simplement parce qu’ils sont des « providers ». Ainsi Youtube qui technologiquement n’a pas beaucoup d’intérêt, Youtube encore qui n’a pas de médias (à qui appartient les vidéos disponibles dessus?), Youtube donc qui ne vaut que parce qu’il est un intermédiaire, une plate-forme (revoir Guattari pour cette notion), un espacement qui rend disponible. C’est donc une économie de la disponibilité. Est-ce toujours disponible, à portée de main, à portée de téléphone mobile, d’ordinateur?

Les APIs, cette standardisation à des requêtes vers ces disponibilités, ne constituent pas un phénomène mineur, mais est l’un des signes les plus frappants de cette évolution: donner ainsi accès à l’accès, c’est permettre d’avance le détournement, c »est l’intégrer d’avance au système, c’est faire en sorte que rien de l’excède. À relire le cours de Deleuze sur le flux on ne doit pas être surpris de lire que le capitalisme change d’axiomatique dès qu’un nouveau flux apparaît. Les APIs sont simplement une application technologique et sociale de cette logique. Au milieu des années 90, les artistes (Mark Napier, Reynald Drouhin et d’autres) ont détournés des flux numériques pour produire autre chose. Ce détournement est maintenant autorisé, désiré, anticipé par les entreprises de la disponibilité. Cette anticipation remet en cause les logiques (souvent politiquement correct) de hacking appliqué au champ esthétique. Le hacking n’est pas simplement complice de l’industrie, il est l’industrie.

On peut donc voir dans les APIs, mashups, etc. une extension de la problématique de l’objet et en particulier du ready made qui consistait à choisir un objet (le sortir donc du réseau instrumental) de façon neutre et non du fait de ses qualités esthétiques, de le nommer, de le signer si nécessaire. Le ready made est une fonction langagière, mais que devient-il quand cette fonction est dans l’objet lui-même codé numérique. On pourrait voir une évolution entre Duchamp (objet industriel), Warhol (logo sur les objets, images de la presse…) et ce qui est en train d’advenir. L’objet est de plus en plus langagier, et ceci dans un sens qui n’est pas si éloigné des tentatives de l’art conceptuel, des Card Files de Robert Morris.