L’informatique et la seconde physis

Lorsque Descartes explique que la science de la nature est une fable qui se substitue à la « fable du monde » (Traité du monde et de la lumière), il ouvre un rapport à la science qui va déterminer de part en part le projet d’une ontologie spéculative. Celle-ci va trouver dans l’informatique un moyen surprenant de se réaliser en se portant à sa propre limite. Car loin de fonder la possibilité d’un positivisme naïf qui estimerait que la science est adéquate à la réalité ou encore que la réalité doit se rendre adéquate à la science, Descartes se soustrait au fondement référentiel (dont le dernier rempart restera dans la philosophie cartésienne Dieu). Une fiction remplace une autre fiction : la première physis, celle des Grecs, était déjà une fiction et il devient donc possible d’en créer une autre.

Dans le cadre des sciences expérimentales et physiques le projet cartésien pourrait être critiqué comme irréaliste parce que effaçant la confrontation à la matérialité. Mais si on replace ce projet, et avec lui l’expérience de pensée de Galilée, dans l’horizon de l’informatique, c’est-à-dire une technologie qui réalise d’une certaine façon l’horizon ontologique des idéalités mathématiques, alors on comprend mieux ce que cette perte de la limite matérielle au profit d’une entreprise infinie de simulation théorique veut dire.

C’est l’attracteur sombre de l’informatique qui se déplace au-dessus et en dessous de toutes les activités ponctuelles et instrumentales que nous pouvons réaliser avec un ordinateur particulier. L’adoption par une masse toujours plus grande de cette machine n’est pas seulement un fait sociologique ou économique, mais relève aussi d’un projet qui transforme de part en part la réalité ou plus exactement encore qui produit celle-ci en présupposant, et c’est Descartes qui a exprimé le premier cette possibilité, que la réalité primaire n’est qu’une fable et que fable contre fable ceci ne change rien. La garantie théologique était bien sûre importante dans la philosophie cartésienne mais cette garantie peut à présent sauter parce que l’absence de matérialité référentielle trouve comme réponse la production matérielle prenant la forme d’un ordinateur.

Nul argument de la perte de la réalité primaire ne peut contrecarrer le destin ontologique de l’informatique qui produit, d’une étrange manière, une seconde physis.

Alors que les Grecs limitaient les sciences par la finitude et la matérialité, la modernité a développé deux approches scientifiques. La première a produit le positivisme, c’est-à-dire l’idée selon laquelle la raison peut décrire en droit de manière totale la réalité. La seconde a produit l’informatique selon laquelle la réalité étant une fable on peut la simuler théoriquement, et donc répondre à cette fable par une autre fable. L’informatique peut bien décrire le monde qui nous entoure mais avant tout elle le formate selon un code binaire qui garantit toujours d’avance sa cohérence par rapport au système d’analyse et sa capacité à être intégré. On retrouve dans la physique ce qu’on y a mis. Ce double destin, positiviste et cartésien, a constitué et constitue encore un débat idéologique dans notre manière d’approcher, de concevoir et de produire le monde.

L’infini n’est pas simplement la victoire de l’idéalité et de la simulation théorique qui s’abstrait du sensible, elle est aussi et surtout la production de cette simulation comme monde. On pourrait alors dénoncer la confusion de régime, celui de la logique qui produit l’infini et celui de l’ontologie qui transforme l’infini en substance. Cette confusion est celle du transcendantal et de l’empirique que Kant avait critiqué. Toutefois, avec la victoire de l’ordinateur cette barrière tombe parce que le transcendantal, que l’on pourrait rapprocher d’une certaine manière des conditions d’un programme informatique, a effectivement des effets empiriques, il produit de la réalité. C’est là une transformation absolument radicale du monde que nous connaissions et qui se fonde sur une histoire et un débat lointains. Tout se passe comme si l’histoire occidentale avait eu une pulsion scientifique et ontologique qui avait trouvé dans l’informatique une voie pour se réaliser. En ce sens, l’infini se présente comme tel avec l’ordinateur, et cet infini prend la forme étrange et surprenante du possible c’est-à-dire de quelque chose d’encore indéterminée. Il y a bien un changement de régime avec l’informatique dans les idéalités mathématiques qui peuvent s’achever en un monde : c’est la seconde physis.