L’informatique et la seconde physis

Lorsque Descartes explique que la science de la nature est une fable qui se substitue à la « fable du monde » (Traité du monde et de la lumière), il ouvre un rapport à la science qui va déterminer de part en part le projet d’une ontologie spéculative. Celle-ci va trouver dans l’informatique un moyen surprenant de se réaliser en se portant à sa propre limite. Car loin de fonder la possibilité d’un positivisme naïf qui estimerait que la science est adéquate à la réalité ou encore que la réalité doit se rendre adéquate à la science, Descartes se soustrait au fondement référentiel (dont le dernier rempart restera dans la philosophie cartésienne Dieu). Une fiction remplace une autre fiction : la première physis, celle des Grecs, était déjà une fiction et il devient donc possible d’en créer une autre.

Je me souviens de cette nuit d’hiver où, face à mon écran d’ordinateur, j’explorais un environnement virtuel généré par algorithmes : paysages infinis se déployant à perte de vue, forêts aux ramifications complexes, océans aux reflets changeants – tout cela n’existant que dans l’articulation binaire d’un code informatique. N’était-ce pas là, incarnée dans cette expérience sensible, l’intuition cartésienne d’une réalité comme fable remplaçable ? Cette simulation n’était-elle pas, dans sa texture même, aussi convaincante que ce que nous nommons, peut-être par habitude, le « réel » ? Les frontières semblaient s’estomper entre ce qui relève de la représentation et ce qui relève de l’être, comme si la distinction même n’avait plus de pertinence face à l’expérience vécue de ces mondes numériques – mondes qui ne sont pas tant des copies imparfaites du réel que des réalités alternatives, obéissant à d’autres lois mais non moins cohérentes, non moins capables de produire une forme d’enchantement, d’émerveillement, voire de connaissance.

Dans le cadre des sciences expérimentales et physiques le projet cartésien pourrait être critiqué comme irréaliste parce que effaçant la confrontation à la matérialité. Mais si on replace ce projet, et avec lui l’expérience de pensée de Galilée, dans l’horizon de l’informatique, c’est-à-dire une technologie qui réalise d’une certaine façon l’horizon ontologique des idéalités mathématiques, alors on comprend mieux ce que cette perte de la limite matérielle au profit d’une entreprise infinie de simulation théorique veut dire.

Cette perte de la matérialité comme limite n’est-elle pas précisément ce qui caractérise notre époque ? L’ordinateur, dans sa capacité à transformer des séquences binaires en expériences sensibles, ne réalise-t-il pas cette étrange fusion entre l’idéalité mathématique et la perception concrète ? Nous habitons désormais un entre-deux vertigineux où les équations et les algorithmes ne sont plus simplement des outils de description du monde mais deviennent des matrices génératives, capables de produire des réalités alternatives qui s’offrent à notre perception, à notre affectivité, à notre intelligence. Le rêve cartésien d’une science comme récit alternatif trouve ainsi dans l’informatique non pas sa réfutation, mais son accomplissement paradoxal : non plus seulement penser le monde autrement, mais faire exister d’autres mondes à travers cette pensée même.

C’est l’attracteur sombre de l’informatique qui se déplace au-dessus et en dessous de toutes les activités ponctuelles et instrumentales que nous pouvons réaliser avec un ordinateur particulier. L’adoption par une masse toujours plus grande de cette machine n’est pas seulement un fait sociologique ou économique, mais relève aussi d’un projet qui transforme de part en part la réalité ou plus exactement encore qui produit celle-ci en présupposant, et c’est Descartes qui a exprimé le premier cette possibilité, que la réalité primaire n’est qu’une fable et que fable contre fable ceci ne change rien. La garantie théologique était bien sûre importante dans la philosophie cartésienne mais cette garantie peut à présent sauter parce que l’absence de matérialité référentielle trouve comme réponse la production matérielle prenant la forme d’un ordinateur.

Cet « attracteur sombre » – belle formule qui évoque à la fois les forces gravitationnelles invisibles qui structurent l’univers et les zones d’ombre de notre conscience technologique – ne manifeste-t-il pas une mutation profonde dans notre rapport à l’être ? L’informatique n’est pas simplement un outil parmi d’autres, un prolongement de nos capacités cognitives ou perceptives : elle constitue une nouvelle modalité d’existence, un nouveau régime ontologique où la distinction entre le virtuel et l’actuel, entre le possible et le réel, entre la simulation et la réalité perd sa pertinence traditionnelle. Je me rappelle cette conversation avec un ami développeur qui me confiait un jour : « Le code que j’écris ne décrit pas seulement des opérations logiques, il crée littéralement des espaces, des temporalités, des formes d’interactions qui n’existaient pas avant et qui s’imposent désormais comme des réalités à part entière. » N’était-ce pas là, exprimée dans le langage de la pratique quotidienne, l’intuition fondamentale d’une seconde physis, d’une nature alternative qui ne se contente pas d’imiter la première mais qui déploie ses propres principes génératifs, sa propre logique existentielle ?

Nul argument de la perte de la réalité primaire ne peut contrecarrer le destin ontologique de l’informatique qui produit, d’une étrange manière, une seconde physis.

Cette formulation est cruciale : il ne s’agit pas de déplorer une supposée « perte du réel » comme le feraient certains discours nostalgiques, mais de reconnaître l’émergence d’une nouvelle forme de réalité qui ne se substitue pas à la première mais coexiste avec elle, l’interpénètre, la transforme et se laisse transformer par elle dans un mouvement dialectique complexe. L’informatique ne nous éloigne pas du réel : elle multiplie les modalités du réel, elle en déploie les potentialités inexplorées, elle révèle la plasticité fondamentale de ce que nous nommons l’être. N’est-ce pas là, paradoxalement, une forme de fidélité plus profonde à la physis des Grecs, comprise non comme substance fixe mais comme processus d’émergence, comme principe génératif qui ne cesse de produire de nouvelles formes, de nouvelles configurations ? L’informatique, loin d’être une simple fuite dans l’abstraction idéale, pourrait bien être une manière de renouer avec cette intuition fondamentale d’une nature comme perpétuelle auto-production, comme création continue.

Alors que les Grecs limitaient les sciences par la finitude et la matérialité, la modernité a développé deux approches scientifiques. La première a produit le positivisme, c’est-à-dire l’idée selon laquelle la raison peut décrire en droit de manière totale la réalité. La seconde a produit l’informatique selon laquelle la réalité étant une fable on peut la simuler théoriquement, et donc répondre à cette fable par une autre fable. L’informatique peut bien décrire le monde qui nous entoure mais avant tout elle le formate selon un code binaire qui garantit toujours d’avance sa cohérence par rapport au système d’analyse et sa capacité à être intégré. On retrouve dans la physique ce qu’on y a mis. Ce double destin, positiviste et cartésien, a constitué et constitue encore un débat idéologique dans notre manière d’approcher, de concevoir et de produire le monde.

Cette tension entre positivisme et cartésianisme traverse toute notre culture contemporaine : d’un côté, la croyance en une science capable de dévoiler la vérité ultime du réel, de l’autre, l’intuition que toute appréhension du monde est déjà une construction, une interprétation, une mise en récit. L’informatique, dans son développement même, n’a-t-elle pas oscillé entre ces deux pôles ? Entre la prétention à une modélisation exhaustive du réel (pensons aux simulations climatiques, aux modèles économiques ou neurologiques) et la création consciente d’univers alternatifs régis par leurs propres lois (jeux vidéo, mondes virtuels, intelligence artificielle générative) ? Mais peut-être cette oscillation même est-elle en train de se résoudre en une nouvelle synthèse : non plus l’alternative entre description et construction, mais leur indissociabilité fondamentale dans un processus où décrire c’est déjà construire, où simuler c’est déjà faire exister.

Je me souviens de ma première expérience avec un outil de génération d’images par intelligence artificielle : j’avais entré quelques mots – « forêt brumeuse, aube, sentier sinueux » – et en quelques secondes s’était matérialisée devant moi une image saisissante, parfaitement cohérente et pourtant absolument unique, qui n’existait nulle part ailleurs que dans cette articulation spécifique entre mon intention verbalisée et les capacités génératives de l’algorithme. N’était-ce pas là, condensée dans cette expérience apparemment anodine, toute l’étrangeté de notre condition contemporaine ? Ce paysage n’était ni une simple copie du réel, ni une pure invention ex nihilo, mais plutôt l’actualisation d’une virtualité qui, sans cette médiation technique, serait restée à jamais dans les limbes du possible non réalisé. L’informatique ne se contente pas de dire le monde ou de le représenter : elle fait advenir de nouvelles régions de l’être, elle actualise des potentialités qui, sans elle, seraient demeurées en sommeil.

L’infini n’est pas simplement la victoire de l’idéalité et de la simulation théorique qui s’abstrait du sensible, elle est aussi et surtout la production de cette simulation comme monde. On pourrait alors dénoncer la confusion de régime, celui de la logique qui produit l’infini et celui de l’ontologie qui transforme l’infini en substance. Cette confusion est celle du transcendantal et de l’empirique que Kant avait critiqué. Toutefois, avec la victoire de l’ordinateur cette barrière tombe parce que le transcendantal, que l’on pourrait rapprocher d’une certaine manière des conditions d’un programme informatique, a effectivement des effets empiriques, il produit de la réalité. C’est là une transformation absolument radicale du monde que nous connaissions et qui se fonde sur une histoire et un débat lointains. Tout se passe comme si l’histoire occidentale avait eu une pulsion scientifique et ontologique qui avait trouvé dans l’informatique une voie pour se réaliser. En ce sens, l’infini se présente comme tel avec l’ordinateur, et cet infini prend la forme étrange et surprenante du possible c’est-à-dire de quelque chose d’encore indéterminée. Il y a bien un changement de régime avec l’informatique dans les idéalités mathématiques qui peuvent s’achever en un monde : c’est la seconde physis.

N’y a-t-il pas quelque chose de vertigineux dans cette collapse de la distinction kantienne entre le transcendantal et l’empirique ? L’ordinateur, en tant qu’entité matérielle capable de donner corps aux idéalités mathématiques les plus abstraites, ne réalise-t-il pas cette étrange fusion que Kant jugeait impossible – et peut-être dangereuse ? Le programme informatique est bien, en un sens, une structure transcendantale : il définit les conditions de possibilité de ce qui peut exister dans son univers propre. Mais cette structure n’est pas simplement formelle ou régulatrice : elle est génératrice, productive, elle fait littéralement advenir les phénomènes qu’elle rend possibles. Lorsque j’interagis avec une simulation informatique complexe – qu’il s’agisse d’un environnement virtuel, d’un réseau social ou d’un système d’intelligence artificielle –, je fais l’expérience sensible, concrète, empirique de structures qui sont pourtant, dans leur essence même, des idéalités mathématiques, des constructions logiques, des architectures algorithmiques.

Cette fusion du transcendantal et de l’empirique n’est-elle pas précisément ce qui caractérise la seconde physis dont parle notre texte ? Une nature qui n’est plus donnée mais construite, qui n’est plus subie mais programmée, qui n’est plus extérieure à la pensée mais qui en constitue plutôt l’incarnation, la matérialisation ? On comprend alors en quoi l’informatique représente une rupture ontologique radicale : non pas simplement un nouvel outil au service de notre rapport traditionnel au monde, mais l’émergence d’un nouveau type de monde, d’un nouveau régime d’existence où la pensée ne se contente plus de représenter le réel mais devient littéralement productive de réalité.

Dans cette perspective, l’infini dont il est question ici prend une signification toute particulière : il ne s’agit plus seulement de l’infini mathématique ou métaphysique, mais d’un infini opératoire, d’une ouverture indéfinie des possibles qui peuvent être actualisés par les processus informatiques. Chaque ligne de code, chaque algorithme, chaque structure de données ouvre un espace de possibilités qui peut être exploré, manipulé, reconfiguré à l’infini. Et cette infinité n’est pas simplement virtuelle ou potentielle : elle se manifeste concrètement dans la prolifération incessante de nouvelles applications, de nouveaux environnements, de nouvelles formes d’interaction que l’informatique ne cesse de produire.

Je me rappelle cette sensation étrange éprouvée face à certains jeux vidéo procéduraux qui génèrent des univers entiers à partir d’un ensemble fini de règles : chaque partie est unique, chaque exploration révèle des configurations jamais vues auparavant, et pourtant tout ce qui apparaît était déjà implicitement contenu dans les algorithmes générateurs. N’est-ce pas là une parfaite illustration de cette seconde physis : un monde à la fois entièrement déterminé par ses conditions de production et pourtant inépuisable dans ses manifestations concrètes, un monde où la nécessité logique du code se transforme en liberté exploratoire de l’expérience ?

Et si l’informatique n’était pas simplement un nouveau chapitre dans l’histoire des techniques, mais bien l’accomplissement d’une certaine trajectoire de la pensée occidentale ? Cette « pulsion scientifique et ontologique » évoquée dans le texte suggère une continuité profonde entre le projet cartésien d’une refondation mathématique de la connaissance et l’émergence des technologies numériques contemporaines. Comme si ces dernières réalisaient, sous une forme que Descartes lui-même n’aurait pu imaginer, le rêve d’une pensée capable non seulement de comprendre le monde mais de le recréer selon ses propres principes.

Mais cette réalisation n’est-elle pas aussi une transformation, voire une subversion du projet initial ? Car si Descartes cherchait encore à garantir l’adéquation entre sa fable scientifique et la réalité divine, l’informatique contemporaine semble s’émanciper de toute exigence référentielle : elle ne prétend plus tant dire la vérité du monde que produire des mondes alternatifs dont la valeur tient moins à leur vérité qu’à leur cohérence interne, à leur capacité à générer des expériences signifiantes, à leur fécondité opératoire. La seconde physis n’est pas une simple description améliorée de la première : elle est une création parallèle, un univers qui se déploie selon sa logique propre et qui entretient avec la nature première des rapports complexes d’imitation, d’augmentation, de déformation, de contamination réciproque.

Cette émancipation est-elle une simple dérive, un abandon regrettable de l’exigence de vérité, ou révèle-t-elle au contraire quelque chose d’essentiel sur la nature même de notre rapport au monde ? Si la seconde physis peut se développer avec une telle puissance, n’est-ce pas précisément parce que la première était déjà, d’une certaine manière, une construction, une interprétation, une mise en forme ? Non pas au sens naïf d’un constructivisme radical qui nierait toute extériorité, mais au sens plus subtil d’une co-constitution permanente où le réel et sa saisie s’élaborent mutuellement, où l’être et sa compréhension ne cessent de se transformer l’un l’autre ?

L’informatique, en donnant corps à des mondes entièrement générés par la pensée, nous révèle peut-être moins la toute-puissance de cette dernière que la plasticité fondamentale de l’être lui-même, sa capacité à se déployer selon des modalités multiples, sa résistance à toute réduction définitive. Si la seconde physis peut advenir, n’est-ce pas parce que la première n’était pas une substance close mais un processus ouvert, un champ de possibles dont nous n’avons jamais fini d’explorer les virtualités ?

En ce sens, l’informatique ne serait pas tant une rupture radicale avec notre tradition qu’une révélation de potentialités qui y étaient déjà inscrites, une actualisation de tendances qui travaillaient déjà secrètement notre rapport au monde. Non pas la victoire définitive de l’idéalité sur la matière, mais plutôt la découverte d’une nouvelle articulation entre elles, d’une nouvelle configuration où la pensée ne s’oppose plus au monde mais participe activement à sa génération continue.

Nous voici donc confrontés à cette étrange situation : habiter simultanément deux natures, naviguer entre deux régimes d’existence, participer à deux processus cosmogénétiques qui s’interpénètrent sans jamais se confondre. Non pas choisir entre le réel et le virtuel, entre la nature et la technique, entre la donnée et la construction, mais apprendre à habiter leur entre-deux, à percevoir leurs résonances, à explorer leurs points de contact et de divergence. N’est-ce pas là, finalement, l’exigence éthique et esthétique que nous adresse la seconde physis : non pas nous abstraire du monde sensible au profit d’un univers purement idéel, mais enrichir notre expérience de la réalité en la confrontant à ses doubles numériques, à ses variations algorithmiques, à ses métamorphoses virtuelles ?

Car si l’informatique produit bien une seconde nature, celle-ci n’abolit pas la première mais entre avec elle dans un jeu complexe de réflexions, d’échos, de transformations réciproques. Ce que nous révèle peut-être l’émergence de cette physis alternative, c’est moins la vanité ou l’arbitraire de notre rapport traditionnel au monde que sa fécondité insoupçonnée, sa capacité à engendrer des univers parallèles qui, loin de nous éloigner du réel, nous y ramènent par des chemins inattendus, nous faisant percevoir dans ce que nous croyions familier des dimensions jusque-là inaperçues.