L’image passible

Notre relation quotidienne aux technologies numériques est profondément marquée par une dimension instrumentale qui définit la nature même des images informatiques. Comme l’a justement relevé Lev Manovich, ces images fonctionnent essentiellement comme des “images-instruments” – des surfaces opératoires destinées non seulement à être vues, mais plus fondamentalement à être manipulées. Face à nos écrans, nous sommes constamment engagés dans une chorégraphie de micro-décisions : déplacements de souris, clics, sélections, glissements de fichiers, validation de formulaires ou navigation hypertextuelle.

L’infraliminaire des interfaces

Ces micro-choix, à force de répétition, deviennent progressivement inframinces. Ils s’intègrent si profondément à notre corporalité que nous n’avons plus besoin d’y porter une attention consciente. Nos doigts trouvent naturellement les touches du clavier, notre main guide instinctivement la souris, nos yeux anticipent le résultat de nos actions. Ce phénomène ne se limite pas à une région corporelle isolée mais engage l’organisme dans sa totalité : l’œil suit le mouvement du curseur qui représente lui-même le déplacement de la main, créant ainsi une boucle sensori-motrice complexe.

Cette incorporation des gestes numériques relève précisément de ce qu’on nomme l’ergonomie, discipline qui, loin d’être une simple optimisation technique, constitue une véritable interpellation physiologique généralisée des utilisateurs. L’interface bien conçue disparaît comme médiation consciente pour devenir un prolongement quasi-naturel de nos intentions. Dans cette incorporation progressive, l’artefact technique s’efface comme objet distinct pour devenir une extension de notre schéma corporel, selon une logique que Merleau-Ponty avait brillamment analysée à propos d’outils plus traditionnels comme la canne de l’aveugle ou le bâton du marcheur.

L’instrumentalité des images numériques s’inscrit ainsi dans une histoire longue de la médiation technique, tout en instaurant un régime spécifique d’incorporation où la frontière entre le geste et son effet, entre l’intention et sa réalisation, semble s’estomper dans l’immédiateté d’une réponse instantanée. Cette incorporation n’est cependant jamais totale ni définitive – elle demeure fragile, susceptible d’être interrompue par le moindre dysfonctionnement technique qui révèle brutalement la médiation habituellement invisible.

La science des images-instruments

La science qui définit les critères et les méthodologies pour analyser ces images-instruments porte un nom devenu emblématique de la culture numérique : l’interactivité. Ce concept, souvent invoqué comme une évidence, désigne fondamentalement la capacité d’un système informatique à répondre aux actions d’un utilisateur en modifiant son état. L’interactivité semble constituer le mode propre des technologies informatiques, leur spécificité ontologique par rapport aux médias antérieurs.

Dans le paradigme interactif, l’espace visuel se trouve saturé de potentialités opératoires. Chaque élément graphique devient potentiellement actionnable, chaque zone de l’écran peut dissimuler une fonction. L’utilisateur se trouve constamment confronté à des questions implicites : Quelle est la zone cliquable ? Où est le bouton ? Quel élément puis-je sélectionner, déplacer, modifier ? L’interface graphique se présente comme un champ de possibilités pratiques avant d’être un espace de contemplation esthétique.

Cette configuration transforme profondément notre rapport à l’image. Nous ne sommes plus simplement spectateurs, mais acteurs engagés dans une relation pragmatique avec la représentation. Cependant, cette activité ne relève pas nécessairement d’une liberté authentique qui supposerait la capacité à définir continuellement les règles du jeu. Elle s’apparente davantage à une réaction face à des potentialités programmatiques prédéfinies. Notre liberté se limite souvent à choisir parmi des options prévues par les concepteurs du système, à actualiser des virtualités déjà inscrites dans l’architecture logicielle.

Cette nature réactive de l’interactivité numérique a souvent été critiquée comme une illusion de liberté, une pseudo-participation qui masquerait une forme subtile de contrôle. Si l’utilisateur peut effectivement agir sur le système, il le fait généralement dans un espace de possibilités strictement délimité, selon des modalités prédéterminées. L’interaction devient alors moins une expression d’autonomie créative qu’une navigation contrainte dans un labyrinthe de choix préformatés.

L’énigme des images passibles : au-delà de l’interaction

Face à cette omniprésence du paradigme interactif, une question fondamentale émerge : qu’en est-il des images informatiques qui ne sollicitent aucune action de notre part ? Comment penser ces représentations numériques qui ne nous interpellent pas comme opérateurs mais s’offrent à notre regard sans exiger d’intervention ? Reviennent-elles simplement au statut d’images animées, à l’instar des séquences cinématographiques ?

La réponse n’est pas aussi évidente qu’il y paraît. Ces images non-interactives conservent une spécificité numérique essentielle : elles peuvent être programmatiques, déterminées par des algorithmes qui génèrent des variations imprévues, des recombinaisons aléatoires, des évolutions émergentes. À la différence du cinéma traditionnel où, comme le notait Henri Bergson dans “La pensée et le mouvant”, le déroulement est entièrement prévu à l’avance (chaque photogramme étant fixé dans sa succession immuable), l’image numérique non-interactive peut néanmoins conserver une part d’indétermination dans son déploiement temporel.

Pour caractériser cette modalité singulière, le concept traditionnel de passivité semble inadéquat. La passivité, dans son acception classique, renvoie à une tradition métaphysique qui pense la réceptivité sur le modèle de la cire qui reçoit l’empreinte d’un sceau – pure réceptivité sans initiative propre. Peut-être faudrait-il, suivant la suggestion de Jean-François Lyotard, parler plutôt de “passibilité” pour désigner cette disposition particulière à accueillir ce qui survient sans l’avoir prévu ni provoqué.

L’image passible serait alors celle qui se donne à notre regard sans solliciter notre intervention, tout en conservant une dimension d’événementialité propre à sa nature algorithmique. L’écran n’y fonctionne plus comme une surface sur laquelle on agit, une zone de potentialités à activer, mais devient un lieu de surgissement où se manifeste une potentialité autonome, indépendante de notre vouloir, simplement suspendue à l’intention initiale du programmeur.

De même que le programme informatique ouvre un champ de possibles qui défie tout désir de maîtrise absolue (même son créateur ne peut prévoir toutes les configurations qu’un système complexe générera), l’image passible n’est pas entièrement déterminée avant d’apparaître. Elle se constitue dans son déploiement même, dans sa durée propre. En ce sens, elle répond admirablement à la notion bergsonienne de “durée pure” qui exprime la dimension la plus intime et silencieuse de l’existence – ce flux qualitatif indivisible qui caractérise la vie de la conscience.

Les médias d’ambiance

Pour thématiser ces images passibles qui échappent au paradigme dominant de l’interactivité, nous pouvons mobiliser la notion de “média d’ambiance”. L’ambiance désigne précisément cette qualité atmosphérique indéterminée qui, sans s’imposer comme objet distinct de perception, détermine pourtant de part en part notre expérience d’un lieu ou d’une situation. L’ambiance n’est pas localisable en un point précis de l’espace ; elle imprègne la totalité du champ perceptif, colorant chaque sensation particulière sans jamais se réduire à l’une d’entre elles.

Le concept de média d’ambiance permet d’envisager des dispositifs numériques qui ne fonctionnent pas selon la logique frontale et focalisée de l’interaction, mais selon une modalité diffuse, périphérique, atmosphérique. Ces dispositifs ne requièrent pas notre attention explicite ni notre manipulation constante ; ils opèrent dans les marges de notre champ perceptif, créant un environnement sensible plutôt qu’un objet d’utilisation.

Cette approche trouve des échos significatifs dans certaines pratiques artistiques numériques contemporaines qui explorent précisément ces qualités ambiantes. On peut penser aux installations génératrices d’environnements lumineux qui réagissent subtilement à des paramètres environnementaux sans exiger d’interaction directe, aux projections algorithmiques qui évoluent selon des logiques autonomes, ou encore aux dispositifs sonores qui modulent l’atmosphère acoustique d’un espace selon des principes programmatiques complexes.

Ces pratiques remettent en question l’hégémonie du modèle interactif qui a dominé l’esthétique numérique depuis ses débuts. Elles suggèrent qu’une autre relation aux technologies est possible – moins centrée sur le contrôle et l’opérationnalité, plus attentive aux qualités atmosphériques, aux présences diffuses, aux modulations subtiles de l’expérience sensible.

Temporalités divergentes

La distinction entre l’image-instrument interactive et l’image passible d’ambiance engage deux temporalités profondément différentes. L’interactivité s’inscrit dans une temporalité de l’instantané, de la réponse immédiate, de la connexion sans délai entre l’action et son effet. Cette immédiateté, valorisée comme signe d’efficacité technique (on parle significativement de “temps réel”), correspond à une compression de l’expérience temporelle où chaque instant doit produire un résultat tangible.

À l’inverse, l’image passible instaure une temporalité de la durée, du déploiement progressif, de l’émergence imprévisible. Elle invite à une forme d’attention flottante, non focalisée, qui laisse advenir les transformations sans chercher à les provoquer ou à les contrôler. Cette temporalité s’apparente à celle de la contemplation, mais d’une contemplation qui ne serait pas fixation sur un objet stable mais ouverture à un processus en devenir.

Cette divergence temporelle reflète une tension plus fondamentale dans notre culture technique contemporaine : d’un côté, l’accélération constante des processus, la recherche d’une efficacité maximale, l’élimination de tout temps mort ; de l’autre, la persistance d’un besoin d’expériences plus étendues, plus nuancées, moins soumises à l’impératif de productivité immédiate.

Les médias d’ambiance, en privilégiant la durée sur l’instantanéité, peuvent ainsi constituer des espaces de résistance à l’accélération généralisée de nos environnements numériques. Ils réintroduisent dans l’expérience technologique une temporalité plus proche des rythmes biologiques, des cycles naturels, des fluctuations subtiles qui caractérisent les phénomènes vivants.