Light Dream

Dream-Pizza-Cover

On peut bien sûr s’amuser devant le succès de Deep dream, critiquer son conformisme visuel, être même circonspect face à cette traînée de poudre qui applique une recette technique toute faite, face à ces artistes qui cherchent la « bonne » image qui serait à même, à partir d’un code créé par une entreprise qui pense pour eux, de produire un effet « cool » le temps de quelques statuts Facebook et de quelques Tweets. On peut s’en détourner du fait de son caractère aussi massif que temporaire.

On peut encore remarquer le caractère autophagique de ces images d’images où tout se passe comme si on prenait des fichiers sur Internet afin de les filtrer et de les partager une nouvelle fois sur le réseau entraînant par là même un accroissement exponentiel du nombre de données. La créativité ne serait qu’un autre nom de ce processus dévorateur et producteur d’images.

Mais la multitude ne se trompe pas, elle sent, au-delà d’une connaissance clairement établie, la poétique qui est en jeu. Elle sait bien qu’il n’est pas anodin qu’une machine se mette à rêver ou, plus exactement, qu’une entreprise nommée Google développe un discours sur le rêve des machines. Quel est ce rêve ? Quel est l’imaginaire de ce rêve ? Quel est notre rêve de ce rêve des machines ? Pourquoi Google a-t-il tant besoin de ces deux rêves ?

Les machines nous hallucinent. Elles parcourent le réseau et délirent sur des images produites par des êtres humains. Elles ont des visions en inscrivant plusieurs fois sur les images, comme pour forcer la reconnaissance, des prémisses d’autres images. Elles regardent nos images comme nous regardons les nuages et y cherchons d’autres figures. Elles font circuler le monde en produisant des passages sans causalité d’une forme à une autre. Donnez-moi un visage et j’y verrais des chiens, une pareidolia généralisée. Voilà ce que désire la multitude qui poste une quantité insensée d’images réalisées à partir du code de Deep Dream : faire face à la singularité technologique, se confronter à l’étrangeté des machines, voir enfin ce qu’elles imaginent, ressentir l’étrangeté entre nos mondes.
On pourrait estimer que tout ceci relève du fantasme. Une machine qui pense ? Une machine qui imagine ? Mais il faut se rendre compte que la pensée et l’imagination que nous croyons notre, sont déterminées de part en part par des processus technologiques et des rétentions tertiaires. Cette détermination a atteint une telle puissance structurelle (on peut nommer celle-ci l’industrialisation) qu’il devient difficile de séparer ce qui relève de l’anthropologique et du technologique, non parce que les deux seraient devenus identiques dans une espèce de fusion idéaliste, mais parce que leurs genèses sont continues et parallèles. Il faut donc abandonner aussi bien une origine qui serait humaine et sur laquelle se seraient dans un second temps greffés des dispositifs techniques, comme il faut critiquer les fantasmes de puissance technologique voulant en finir avec la finitude. Celle-ci est à même la technique.

Que voyons-nous dans Deep Dream ? L’imagination des machines. Plus encore nous l’imaginons. Il y a deux imaginations : une imagination qui imagine une autre imagination. L’art et l’ontologie ne partagent-ils pas (selon des procédures fort différentes) cette scission au cœur de l’imaginaire ? Imaginer l’imagination du chien, de la pomme, de ce tas de feuilles, de cette pierre, de cette passante, de cette machine, l’imagination de toutes choses, l’imaginer ? L’imaginer, oui, puisque c’est impossible d’être le chien, la pomme, le tas, la pierre, la passante, la machine. L’imagination au sens de ce qui sépare, l’espacement par lequel les mondes suintent.

Imaginez l’imagination, voici la profondeur du rêve de Google. La caractéristique fondamentale de ce redoublement c’est qu’il est réciproque. Il y a le rêve des machines qui circulent sur Internet afin de nous observer comme des organismes étrangers. Il y a le rêve des êtres humains fascinés par ce processus en cours qui semble dépasser l’intention humaine et qui est technologique. Il y a donc deux espèces extra-terrestres sur Terre.

Le réseau n’est pas seulement un moyen de communication entre les êtres humains (une interface) ou encore une façon pour le libéralisme de privatiser nos existences et d’en faire une monnaie d’échange. Le réseau est une manière de capturer des milliards de comportements, de les enregistrer dans des bases de données et de pouvoir, sans avoir accès à une analyse sémantique, c’est-à-dire sans adopter un point de vue anthropomorphique (le sens pouvant être l’effet d’une croyance), prévoir statistiquement l’enchaînement de comportements. Avoir accès au sens commun sans analyse du sens simplement en classant dans des colonnes des comportements. Cet autre rêve est l’objet du projet Memories center (2014).

La conscience de cette capture va bien au-delà de la question de la surveillance par des États qui n’ont plus de démocratiques que le nom, elle n’est qu’un aspect du problème. En envisageant Internet comme une capture des comportements humains, nous comprenons comment il est possible de passer de notre univers sémantique à un monde asémantique, le monde du code. Ce passage entre le langage naturel et le code est l’enjeu fondamental de Google.

Halluciner les formes depuis la grotte de Chauvet. Halluciner, faire circuler les mondes, fondre les expériences, ne plus distinguer son support de ce qui lui arrive. La pareidolia est une manière de voir quelque chose dans autre chose. Elle constitue la démarche fondamentale de constituer un monde, car si je peux voir quelque chose à une place qui n’est pas la sienne, c’est qu’avant même cette vision particulière, un monde est déjà là, sous-jacent. C’est ce monde qui constitue l’en tant que tel de notre relation à lui. C’est pourquoi Google est une entreprise ontologique.

ps: Il n’y a pas de dehors, la circulation est intégrale. En écrivant ces quelques lignes, nous sommes bien conscient que nous l’alimentons.