Le logiciel libre comme stratégie artistique
Il m’arrive parfois, lorsque je contemple l’écran de mon ordinateur et son interface familière, de m’interroger sur les couches invisibles qui structurent cette apparente simplicité : ces lignes de code, ces algorithmes, ces décisions techniques et économiques qui conditionnent silencieusement mon rapport au monde numérique. N’est-ce pas dans ces profondeurs invisibles que se joue aujourd’hui une part essentielle de notre liberté ? Le logiciel libre s’est imposé depuis une vingtaine d’années comme une réponse à cette question, comme une promesse d’émancipation face aux enclosures numériques. Pourtant, cette promesse mérite d’être interrogée, non pour en diminuer la portée, mais pour en saisir les limites et les contradictions internes.
Le logiciel libre fait aujourd’hui consensus, particulièrement dans la sphère artistique où il est devenu presque hégémonique dans certains cercles. Comment ne pas souscrire à cette vision d’un partage des connaissances, d’une circulation fluide des idées et des compétences, d’une réappropriation collective des outils numériques ? Il serait malvenu de remettre en cause les bienfaits d’une telle démarche et les apports considérables du libre au développement de nouvelles solutions logicielles, matérielles et sociales. Pourtant, face à ce consensus quasi unanime, ne faut-il pas introduire une dissonance salutaire, exercer cette faculté critique qui, loin de nier les vertus du libre, en examinerait les conditions de possibilité et les limites inhérentes ? La critique ne se veut pas ici destructrice mais constructive : elle est cet examen raisonné, cette mise en perspective qui permet de dépasser l’enthousiasme initial pour atteindre une compréhension plus nuancée, plus complète.
Je me souviens de ces réunions enflammées où certains défenseurs du logiciel libre exposaient leur vision avec une ferveur quasi religieuse. La conviction qui animait leurs discours était admirable, mais je ne pouvais m’empêcher de percevoir, sous cette ardeur évangélisatrice, quelque chose qui me mettait mal à l’aise : une certaine rigidité normative, un prosélytisme qui, paradoxalement, semblait contredire l’idéal même de liberté qu’ils professaient. Comment concilier l’impératif catégorique du libre avec la multiplicité irréductible des approches artistiques ? Cette tension n’est-elle pas révélatrice d’une contradiction plus profonde qui traverse le concept même de logiciel libre ?
La norme et son paradoxe : peut-on imposer la liberté ?
Aux yeux de certains évangélistes, le logiciel libre devrait devenir une norme universelle, un horizon indépassable pour toute pratique numérique responsable. Tout le monde devrait l’adopter, sans exception. Cette stratégie de communication, bien connue dans l’économie des nouvelles technologies, révèle un paradoxe fondamental : comment le logiciel libre, censé incarner la liberté, peut-il s’accommoder d’une telle normativité ? N’y a-t-il pas une contradiction flagrante entre l’idéal d’émancipation et cette volonté d’imposer à tous le même choix ?
Dans le domaine artistique, ce paradoxe prend une dimension particulière. Les évangélistes du libre commettent souvent une erreur classique en tant qu’artistes : ils généralisent leur approche personnelle et veulent l’appliquer universellement. Ils transforment une démarche singulière en méthodologie universelle, confondant ainsi l’art avec la science. Mais l’art ne procède-t-il pas justement d’une résistance à l’universalisation, d’une affirmation de la singularité irréductible de chaque geste créateur ? S’il existe une universalité en art, elle est toujours potentielle, à jamais différée, constituée par cette perception toujours à venir qui relie les œuvres au-delà de leurs différences manifestes.
Le logiciel libre — et il faudrait s’interroger longuement sur l’usage du concept de liberté dans ce contexte précis, traduction ambiguë de l’anglais “open” et/ou “free” — est-il encore libre quand il devient une norme ? Peut-on imposer la liberté sans la dénaturer ? La tyrannie du libre ne risque-t-elle pas de succéder à la tyrannie de l’économique au sens capitaliste ? Ne faut-il pas s’interroger non seulement sur le contenu de la tyrannie, mais aussi sur sa forme et sa structure ? Ces questions vertigineuses nous invitent à repenser notre rapport à la liberté elle-même : est-elle un état, une propriété, un droit, ou plutôt un processus jamais achevé, toujours à reconquérir ?
Par ailleurs, les défenseurs du logiciel libre avancent souvent l’argument de l’égalité d’accès à l’informatique. Toutefois, cet argument n’est-il pas fondamentalement fallacieux ? Le logiciel libre ne fait-il pas que remplacer une inégalité économique (la capacité d’acheter un logiciel propriétaire) par une inégalité d’ordre cognitif (la capacité de comprendre et de modifier le code) ? Les logiciels libres supposent en effet la connaissance de la programmation, particulièrement quand on veut les utiliser pour les reprogrammer — ce qui constitue le plus haut niveau de la liberté du logiciel libre, sa réappropriation créative.
Cette substitution d’une inégalité par une autre nous invite à repenser la question même de l’égalité dans le contexte numérique. Ne faut-il pas reconnaître que toute tentative d’instaurer l’égalité créera inévitablement de nouvelles formes d’inégalité ? N’y a-t-il pas, dans cette réflexion, quelque chose qui intègre aussi bien l’économie de marché que l’économie du libre, quelque chose qui transcende cette opposition pour nous inviter à penser autrement la relation entre la liberté et l’égalité ?
De la chose à l’outil : la désincarnation de l’œuvre
Malgré tout l’intérêt que l’on peut porter aux réalisations issues du mouvement du libre, force est de constater que, dans le domaine artistique, ces productions sont souvent décevantes. Non pas qu’elles manquent de qualité technique ou d’ingéniosité, mais elles semblent prisonnières d’une certaine conception instrumentale de l’art. Il s’agit le plus souvent d’outils informatiques, mis à la disposition du public qui pourra par la suite créer une œuvre particulière. Cette obsession de la culture du libre pour l’outil est un symptôme révélateur et a de très nombreuses conséquences ontologiques.
Ne faudrait-il pas intégrer cette réflexion dans l’histoire plus large de l’art contemporain, marquée par la place grandissante accordée au processus plutôt qu’au résultat, aux concepts plutôt qu’aux formes, aux relations plutôt qu’aux objets ? Alors que les stratégies précédemment observées dans l’histoire de l’art jouaient toujours d’un différentiel entre la tradition et la proposition novatrice, le logiciel libre se présente comme une utopie, mais dans le sens précis d’un contre-monde clos sur lui-même. Dès lors, l’œuvre d’art la plus importante devient le logiciel lui-même, tandis que les images et les sons qui pourront être produits grâce à lui ne seront que des formes passagères, des instanciations contingentes. Le programmeur s’affirme comme l’artiste au sens plein du terme, reléguant l’utilisateur au rang de simple exécutant.
Mais on passe ainsi insensiblement de l’œuvre d’art comme chose à l’œuvre d’art comme objet ou comme outil. La différence est pourtant essentielle : la chose est solitaire dans le monde, elle est considérée pour elle-même et par elle-même, dans sa présence irréductible. L’objet, dont l’outil est une forme instrumentale, fait partie d’un réseau d’imbrication avec d’autres objets, il est relationnel par nature. Le logiciel libre considère le logiciel comme la forme ultime de l’œuvre d’art puisqu’un logiciel peut être mis à disposition de l’ensemble de la communauté, reproduit à l’infini, modifié selon les besoins de chacun.
Mais ne doit-on pas s’interroger sur cette dévalorisation de la chose, et plus exactement encore sur la non-coexistence entre la chose et l’objet ? C’était en effet dans l’oscillation entre les deux — puisqu’une chose peut toujours être considérée comme un objet et un objet peut toujours être considéré comme une chose — que l’œuvre d’art trouvait sa puissance de transmission. L’art n’était ni purement instrumental, ni purement autotélique : il habitait cet espace intermédiaire où l’utile et l’inutile, le fonctionnel et le contemplatif se rencontraient et se transfiguraient mutuellement.
N’y a-t-il pas une certaine facilité, d’un point de vue esthétique, à considérer le logiciel comme, non pas une forme parmi d’autres d’œuvres d’art, mais comme la forme d’art la plus achevée parce que la plus originaire, la plus en amont sur les formes concrètes de l’œuvre d’art ? L’art n’est-il pas justement la prise de risque d’une forme singulière, à la limite de la particularité et de l’anecdotique, choisie au milieu de millions d’autres formes possibles ? La raison de ce choix n’est peut-être qu’arbitraire, mais ce choix produit quelque chose, une occurrence dans le monde, incompréhensible peut-être, mais qui est perceptible, et qui donc engendre quelque chose d’autre, de nouveau, d’inattendu dans ce monde déjà bien rempli.
On néglige paradoxalement que l’informatique n’est pas un médium neutre permettant de faire de belles œuvres artistiques. L’informatique, en tant qu’objet pris dans un réseau complexe de renvois, est utilisée quotidiennement par les êtres humains en dehors de toute activité artistique, et le logiciel libre n’est pas en ce domaine majoritaire. Pour réagir à la domination de la propriété dans l’informatique, les tenants du logiciel libre proposent une alternative, un autre modèle. Dans le domaine artistique, cela tend à couper la production esthétique de son contexte social en ne l’inscrivant que dans la négativité : nous utilisons nos propres outils, différents de ceux du commun des mortels.
Ne serait-ce pas mettre de côté une démarche teintée de pop art, de détournement et de retournement, tout aussi critique que l’est le logiciel libre et peut-être même plus, parce qu’elle part du terrain connu par tous, des logiciels et des ordinateurs effectivement utilisés par les individus, et non d’un monde autonome et utopique ? Choisir un logiciel, ce n’est pas simplement choisir un outil, c’est choisir une certaine relation au monde, et c’est en cela un choix profondément esthétique que chaque artiste doit mener en fonction de sa singularité propre.
Gratuité et passe-temps : l’économie paradoxale du libre
Une autre ambiguïté du logiciel libre me semble consister dans le glissement sémantique de la liberté à la gratuité. Il va de soi que le logiciel libre n’est pas nécessairement gratuit, mais on ne pourra pas éluder cette question économique de la gratuité du logiciel libre parce que celle-ci est souvent, dans les faits, le mode de diffusion privilégié et l’argument principal avancé par ses défenseurs. “Gratuit” se dit en anglais “free”, et le logiciel libre hérite de cet horizon sémantique ambigu. Cette confusion terminologique est extrêmement symptomatique d’une certaine société, celle du libéralisme économique dans laquelle la condition de libération de l’individu est son autonomie financière, le fait que chacun peut gagner de l’argent et s’élever dans la société pour accroître aussi son pouvoir de décision et sa liberté propre, individuelle.
La gratuité implicite du logiciel libre, quoique non identique à sa liberté, a une conséquence fondamentale lorsqu’elle est appliquée au statut de l’artiste. Car dans le modèle du logiciel libre, comment gagne-t-on sa vie ? Cette question, qui a donné lieu à de nombreux écrits dans le domaine informatique, peut être considérée par nous d’un autre point de vue : ne faudrait-il pas voir dans l’application du modèle du logiciel libre à la carrière d’un artiste un certain retour à la pratique artistique considérée comme un passe-temps ? Si une œuvre d’art est libre au sens où l’entendent les défenseurs du libre, alors elle est majoritairement diffusée sans rémunération directe. Comment, dès lors, l’artiste subvient-il à ses besoins ?
Je me souviens de cet informaticien que j’avais engagé pour programmer une œuvre interactive. Il s’était offusqué de ne pas voir le code de cette œuvre diffusé librement sur Internet, alors même que je l’avais rémunéré pour son travail. Il y a là un paradoxe évident : la normativité du logiciel libre, entendue dans sa dimension économique de gratuité, fait abstraction de l’organisation économique de la société et risque de remettre l’artiste dans une situation de dépendance. Une œuvre d’art vendue peut-elle être libre ? Et si l’artiste ne diffuse son travail qu’avec la méthode du libre, ne devrait-il pas avoir à côté un autre travail rémunérateur ? L’art est-il encore un travail s’il est sans économie propre ?
Ces questions nous confrontent aux contradictions entre l’idéal de liberté porté par le mouvement du libre et les contraintes économiques qui pèsent sur la création artistique. Ne faut-il pas reconnaître que la liberté artistique présuppose une certaine forme d’indépendance économique, et que cette indépendance ne peut être assurée que par une rémunération adéquate du travail artistique ? Le modèle du logiciel libre, transposé sans précaution dans le domaine artistique, ne risque-t-il pas de contribuer paradoxalement à la précarisation des artistes, à leur marginalisation économique, et finalement à une restriction de leur liberté créatrice ?
L’extension de la liberté : les limites d’un concept
Au travers de ces différents arguments, qui mériteraient chacun de longs développements, on remarque que les défenseurs les plus ardents du logiciel libre jouent sur un glissement sémantique constant : ils utilisent parfois la notion de libre d’un point de vue purement technique, comme l’ouverture du code source d’un logiciel, et parfois ils étendent ce même concept à la liberté en général, qu’elle soit économique, politique ou même artistique. Ce passage incessant d’une acception à une autre ne peut que mener à des approximations conceptuelles et à des excès rhétoriques.
Ces imprécisions ont pour conséquence une emphase parfois démesurée dans le discours de ceux qui défendent le logiciel libre, où l’on reconnaît les accents d’un certain extrémisme politique qui croit détenir la vérité et devoir convaincre chacun que celle-ci doit devenir universelle. Or, le problème fondamental de la liberté, n’est-ce pas que son extension et sa définition ne se correspondent jamais ? Nul objet, nul projet, nulle idée ne peut prétendre incarner la liberté comme telle. Elle n’est jamais pleinement réalisée parce qu’elle n’est ni une chose ni un objet : elle est ce mouvement perpétuel par lequel nous nous arrachons aux déterminations qui nous constituent.
En croyant tenir avec le logiciel libre la solution miracle pour libérer la société des entraves de la propriété intellectuelle et du capitalisme cognitif, ne risque-t-on pas de réaliser précisément l’inverse : substituer une nouvelle orthodoxie à l’ancienne, remplacer un dogme par un autre ? La question essentielle serait plutôt celle de la coexistence de différentes stratégies, de différentes singularités, de différentes logiques, et aussi de différentes formes d’art, c’est-à-dire de différents artistes.
N’est-ce pas là, finalement, le paradoxe constitutif de toute liberté : elle ne peut s’affirmer qu’en reconnaissant sa propre limite, elle ne peut se déployer qu’en acceptant la pluralité irréductible des formes qu’elle prend ? Le logiciel libre, pour être fidèle à son idéal émancipateur, ne devrait-il pas reconnaître qu’il n’est qu’une modalité parmi d’autres de la liberté numérique, qu’il ne peut prétendre épuiser toutes les dimensions de cette liberté, et qu’il doit coexister avec d’autres approches, y compris celles qui semblent, à première vue, contredire ses principes ?
Une liberté qui s’imposerait comme norme universelle ne serait-elle pas déjà, par cette prétention même, une forme de servitude ? La liberté authentique n’est-elle pas précisément cette capacité à inventer des formes de vie et de création qui échappent aux normes préétablies, fussent-elles celles du libre ? Ces questions nous invitent à repenser notre rapport au numérique, à l’art, à la liberté elle-même, non plus comme des entités fixes et déterminées, mais comme des processus toujours en devenir, toujours à réinventer.
Ce qui est en jeu, dans cette réflexion critique sur le logiciel libre, ce n’est pas la négation de ses vertus indéniables, mais la reconnaissance de ses limites inhérentes. C’est dans cette reconnaissance même que le logiciel libre pourrait peut-être trouver un nouveau souffle, s’ouvrir à d’autres possibles, et contribuer à l’émergence d’une culture numérique véritablement plurielle, irréductible à tout dogme, à toute norme, à toute orthodoxie. Car n’est-ce pas dans cette pluralité irréductible que réside la promesse même de la liberté ?
Je songe parfois à ces vieux logiciels propriétaires qui ont façonné mon rapport à l’ordinateur, ces interfaces imparfaites mais familières qui ont structuré ma pensée, mon imagination, ma créativité. N’y a-t-il pas dans cette relation ambivalente, dans ces contraintes mêmes, quelque chose qui participe aussi de ma liberté ? La liberté n’est-elle pas toujours cette négociation complexe avec les déterminations qui nous constituent, plutôt que leur simple négation ? Le logiciel libre, pour être à la hauteur de son ambition émancipatrice, ne devrait-il pas reconnaître cette complexité, cette ambivalence constitutive de toute liberté ?