L’art des flux dans l’histoire

Sans doute existe-t-il une tradition artistique des flux et par là il ne faut pas seulement penser aux oeuvres qui représentent directement des flux tels que l’eau, les nuages, la chevelure ou les drapés, mais aussi les travaux artistiques qui présentent certains phénomènes sous la forme de flux.

Qu’est-ce qui caractérise cette tradition artistique? Qu’est-ce qu’un phénomène sous la forme d’un flux? Le flux n’est pas un étant mais un état, ce qui veut dire que toute chose peut être un flux. Il y a dans le flux l’étincelle de l’instant. Une pierre même dans sa cristallisation, dans sa dislocation, dans ces millions d’années qui battent et qui rabattent sa surface, peut être flux.

On peut définir celui-ci comme ce qui est indécomposable, comme une articulation indissociable entre les parties et l’ensemble. L’ennemi du flux est la décomposition et la totalisation, deux mouvements qui sont ceux de la pensée discursive. Ce n’est pas dire là que le flux et l’impensable ou l’irreprésentable, ce qui le rapprocherait de la théorie du sublime, mais simplement qu’il relève d’un mode de pensée qui n’est pas discursif et d’une représentation qui n’est pas une unité. Qu’est-ce qu’une pensée non discursive? Qu’est-ce qu’une représentation complexe? Sans doute le flux ouvre-t-il la voix à cette pensée et à cet art qui défient une autre tradition de la pensée et de la mimésis artistique.

Dans l’histoire de l’art des flux il faut bien sûr s’attaquer aux formes attendues du flux que nous avons cité précédemment, parce que celles-ci ne sont pas seulement des représentations, en tant que représentation et au coeur même de l’image elles contiennent une tension dislocative. Mettons côte à côte ces nuages et ces drapés et ces cheveux et ces serpents et ces corps entrelacés, plaçons les ainsi et regardons les comme juxtaposition, comme montage. Il y aurait là à n’en point douter une histoire particulière à raconter dans l’art.

Certains artistes n’ont-ils pas été comme obsédés à donner une forme à ce que l’esprit n’arrivait pas à décomposer, et n’est-ce pas dans cette obsession que nous pourrions découvrir ce que l’art a de plus singulier : une pensée qui ne se laisse pas réduire aux enchaînements discursifs, l’art comme pensée. Cette question est beaucoup moins régionale qu’il ne pourrait sembler au premier abord car elle embrase l’ensemble de notre connaissance et de notre manière de la communiquer. Il faudrait découvrir à travers ces tourbillons et ces turbulences, à travers toutes ces transformations indécomposables, ces torrents, ces ciels furtifs, ces horizons balayés par le vent et la poussière qui rayonne dans le ciel, découvrir ce que génération après génération nous essayons de dire. Ce flux du monde et de la conscience qui s’échappe, indomptable, indécomposable. Et il aura fallu la main des artistes, de ces peintres pour donner une forme, une forme à penser, à ce que nous avions déjà sous les yeux. Répéter et le chaos et la multiplicité, lutter coûte que coûte contre une réflexion qui s’oublie et qui croit toucher au phénomène même alors qu’elle ne projette que ses propres structure décomposantes.

Si aujourd’hui les flux reviennent plus torrentiels encore que par le passé à travers le numérique ce n’est pas pour une raison technologique, c’est bien autre chose, quelque chose de plus profond et de plus enfoui dans l’histoire que nulle chronologie ne pourra à son tour décomposer. L’histoire de l’art des flux ne se raconte pas en état, il n’y a pas de lien de causalité de phase en phase, il y a des points d’individuation que nous nommons les oeuvres et qui à la manière de sismographes contiennent toute cette obsession pour l’indécomposable.

C’est pourquoi ce que certains nomment l’art numérique n’est pas une nouveauté et n’est pas en tout cas d’actualité. Ce n’est pas l’art de notre époque c’est quelque chose de plus lointain qui nous revient, tel un spectre qui réapparaît. Nous ne l’avions pas oublié, pas vraiment, mais peut-être nous étions-nous habitués à sa présence, à sa latence. Je voudrais voir cette sculpture grecque avec cette tignasse, avec ce drapé qui immobilise le mouvement et qui laisse encore apercevoir l’effleurement de la peau sur le tissu, cette double surface qui s’accouple et se sépare dans le pli même du mouvement, dans cette danse entre le drap et le corps, voile et dévoilement. Je voudrais voir cette sculpture comme le même flux qu’il y a maintenant devant cet ordinateur auquel je dis ce texte et qui avec quelques moments d’arrêt arrive à peu près à reconnaître ce que ma bouche prononce, ce qui est au fond de la gorge, cette voix rauque. Je voudrais y voir la même chose indécomposable que cette multiplicité qui se croise sur Internet, ensemble et séparé, accumulé et solitaire. Mais ce même n’est pas une unité, c’est encore un flux. Cette histoire de l’art qui reste à écrire n’est pas une métahistoricité et ne saurait jamais être comprise comme une autorité, comme une totalisation, comme un fil historique hégélien. Ce sont des revenants profonds et lointains, passés et futurs, une chronologie qui s’effondre car l’oeil face cette aventure d’une mer agitée n’arrive pas à distinguer l’écume des rivages. Ce sont les amers de Saint-John Perse, c’est la longue et impossible remontée de Holderlin. Je voudrais devenir encore plus sensible à tous les flux, à la représentation des peuples sur ses peintures historiques du XVIIIe siècle, à ces corps mélangés, entassés vif et à la fois mort.

C’est histoire de l’art des flux nous permettrait à travers des symptômes n’ont pas de découvrir une autre structure, une espèce de logique historique transcendant les différences mais plutôt la possibilité, et ce qui compte là est de rester au possible, d’y persister et de s’y tenir, d’une autre méthode et pour tout dire d’un autre esprit.