Les technologies comme source d’inspiration

L’articulation entre les arts et les technologies peut être envisagée selon deux perspectives radicalement différentes, dont la mise en tension révèle les enjeux fondamentaux de la création contemporaine.

La première orientation, qualifiable d’instrumentale, réduit les technologies à leur fonction utilitaire. Elles deviennent de simples moyens au service d’un art spectaculaire qui exhibe sa puissance et vise l’impact immédiat sur le spectateur. Cette approche, qui considère la perception comme une réaction physiologique mesurable, s’inscrit dans la continuité de la métaphysique occidentale fondée sur la domination et la maîtrise. Tout y devient question d’efficacité, de force, de démesure calculée.

Dans cette perspective instrumentale, les technologies constituent une source d’inspiration paradoxale : l’art puise dans leur fond utilitaire, reproduisant ainsi l’orientation fonctionnaliste qui structure la société contemporaine. Cette tendance s’est manifestée à travers les fantasmes successifs de la réalité virtuelle dans les années 80-90, de l’interactivité totale, ou plus récemment de l’immersion absolue. On assiste alors à la réactivation d’un certain modernisme qui promet l’avènement tant attendu d’un art total, sa relève hégélienne et, simultanément, sa fin – tant dans le sens de sa finalité accomplie que de sa disparition.

Une seconde approche, radicalement différente, considère les technologies comme des opérations complexes résultant d’interactions matérielles, sociales et économiques entrelacées. Les technologies cessent d’être perçues comme de simples moyens pour devenir des symptômes significatifs de notre condition contemporaine. Elles apparaissent comme des sources d’inspiration vers un ordre différent, qui échappe à l’instrumentalité immédiate.

Dans cette optique, les technologies fonctionnent comme des fragments signifiants du monde, porteurs d’une signification qui dépasse largement ce que leur instrumentalité apparente laisse entrevoir. Elles disent bien plus qu’on ne le croit généralement, constituant un véritable sismographe de nos sociétés et de leurs mutations profondes. L’art numérique pourrait alors avoir pour vocation de lever un coin du voile sur ces potentialités cachées, de révéler les ramifications sémantiques de ces objets qui nous entourent et structurent en grande partie nos existences.

Cette perspective suggère que derrière l’instrumentalité anthropologique qui justifie habituellement le travail de l’ingénieur (créer des objets qui “servent à quelque chose”), se dissimulent des fondements tant esthétiques qu’ontologiques qui demeurent largement inexplorés. Ce qui permet de penser véritablement les technologies excède ce que les ingénieurs eux-mêmes en pensent, leurs intentions étant prises dans un réseau complexe de renvois et de déterminations qui les dépassent – comme c’est d’ailleurs le cas pour toute activité humaine.

Cette forme d’imagination artistique qui s’inspire des technologies n’entretient avec elles ni un rapport de soumission ni un rapport d’extériorité. Elle reconnaît que si les technologies ne résument pas la totalité de notre monde, elles en constituent néanmoins des éléments essentiels qu’on ne peut ignorer sans passer à côté de ce qui nous arrive fondamentalement. L’enjeu consiste à entrer, par le biais de l’art et de la production de dispositifs perceptuels spécifiques, dans une relation à la fois critique et fondatrice avec l’ontologie technologique contemporaine.

Cette approche implique une transformation profonde de notre compréhension du geste artistique. L’artiste n’est plus celui qui utilise les technologies comme de simples outils pour réaliser une vision préexistante. Il n’est pas non plus celui qui rejette les technologies au nom d’une pureté artistique imaginaire. Il devient plutôt un explorateur des potentialités latentes inscrites dans les dispositifs techniques, un révélateur de leurs dimensions esthétiques et ontologiques inaperçues.

L’art qui en résulte ne cherche pas l’efficacité immédiate ni l’impact spectaculaire. Il propose plutôt des expériences perceptives qui nous invitent à reconsidérer notre relation aux technologies qui nous entourent, à percevoir autrement ces objets devenus si familiers qu’ils en sont presque invisibles. Il nous permet d’habiter différemment le monde technologique, non plus sur le mode de l’utilisation irréfléchie ou de la fascination béate, mais sur celui d’une attention renouvelée à leurs significations multiples.

Cette orientation artistique s’avère particulièrement précieuse à une époque où les technologies numériques tendent à s’effacer dans l’invisibilité de leur fonctionnement quotidien. En rendant sensibles les opérations techniques habituellement soustraites à notre perception, en matérialisant les processus que l’idéologie de la transparence voudrait faire disparaître, l’art peut contribuer à une compréhension plus profonde de notre condition technologique.

Cette approche des relations entre art et technologie ouvre la voie à une esthétique qui ne serait ni technophile ni technophobe, mais attentive aux ambivalences constitutives de notre monde technique. Une esthétique qui, plutôt que de célébrer ou de condamner univoquement les technologies, s’attacherait à révéler leurs contradictions, leurs potentialités inexplorées, leurs significations latentes. Une esthétique qui permettrait d’habiter plus lucidement le monde technologique qui est désormais le nôtre.