Les salles

Ils étaient restés longtemps dans la salle. La lumière était revenue depuis déjà plusieurs minutes et personne ne s’était levé. La salle d’ailleurs n’était pas vraiment une salle, elle n’était pas fermée, le vent battait sur les rideaux. Les murs étaient fendus, des pans entiers manquaient, et dehors il y avait la nuit. Personne n’avait levé le regard et personne ne se regardait, aucun échange, aucune parole, simplement le silence et le vent. Ils s’étaient donc assemblés ici pendant de longues heures et il avait regardé cette lumière. Sans doute faudrait-il faire l’histoire du cinéma sans croire à ces histoires, oublier l’histoire du cinéma, ne pas prendre au premier degré ce que les réalisateurs avaient essayé de faire, ou ce qu’on avait cru qu’ils avaient fait, mais plutôt chercher à voir cette lumière, ce dispositif, la lumière derrière, une nuque.

À présent les salles étaient vides. Elles avaient été désertées par cette lumière artificielle et par les spectateurs, il ne restait plus que des espaces inutilisés. Chacun de ces espaces se ressemblait, il y en avait un peu partout, dispersées selon un plan commercial dont on avait perdu la mémoire. Les gens s’étaient assemblés ici, ils y avaient peut-être partagé un espoir, une histoire, l’histoire d’un peuple, des émotions. Mais personne n’y avait réellement cru. Il s’agissait d’autre chose : se tenir côte à côte dans une salle et fixer l’écran sur lequel la lumière était reflétée pour ne pas se regarder les uns les autres, pour n’avoir rien à dire, rien à sortir de sa gorge, mais les séparer les ombres. Ceci avait permis pendant des décennies que des individus soient ensemble dans le silence, dans l’oubli de la présence de l’autre. Voici le miracle, la présence de l’autre, sans l’autre. Son oubli.

L’immersion dans l’image cinématographique n’avait été qu’une idéologie plaquée sur un autre phénomène. Parce que quand un spectateur se disait intérieurement qu’il était dans l’image, il en sortait alors immédiatement. Être dans l’image ne pouvait s’exprimer qu’à l’imparfait, il n’y avait jamais la correspondance entre la sensation et la conscience de cette sensation. Prendre conscience de l’immersion c’était émerger de cette sensation qui n’était donc reconstruite qu’a posteriori. Un arrachement. On ne pouvait même pas dire qu’elle avait existé parce qu’on n’en avait que des traces indirectes.

Les images n’étaient plus les mêmes. Mais il restait des salles vides.