La dualité corporelle dans l’expérience vidéoludique

Il y a deux histoires fonctionnelles du corps dans un jeu vidéo. D’un côté, tous ces corps que l’on voit à l’écran, le sien bien sûr, cet avatar, mais aussi les autres, ennemis et amis qui tombent, meurent et disparaissent. Les corps sont placés dans l’espace et si parfois la tête me tourne et que je ne parviens plus à m’orienter, c’est qu’il faut que le corps retrouve sa place. Je suis coincé dans un coin-du-monde.

D’un autre côté, il y a le corps-geste, car finalement dans la plupart des jeux, passer une étape consiste à enchaîner une série de gestes avec plus ou moins de lâcheté. Il faudrait pouvoir faire abstraction des corps dramatiques de l’écran pour pouvoir ajuster ses gestes-interface de la façon la plus neutre et stable. La corrélation entre ces deux corps est contingente, elle correspond à une mise en scène qui produit une pression sur le corps du joueur : il palpite, sa respiration se coupe, reprend, soulagement et tension. Le geste est pris de court.

La singularité esthétique du jeu est cette corrélation entre deux éléments si différents : l’enchaînement des gestes (il ne s’agit pas d’un seul geste, mais d’une série, donc de ce qui se passe entre les gestes) et le vivant mortel des corps représentés, avec toute la différence entre mon avatar et les autres.

Tout se passe comme si la dramatisation des corps gênait cet autre corps, le corps-geste, le corps-fonctionnel. L’analyse de cette perturbation entre ce qui est à portée de main et ce qui est sous la main est au cœur d’une narratologie ludique.

Cette oscillation permanente entre l’immersion et la distance technique constitue le paradoxe fondamental de l’expérience vidéoludique : plus je m’absorbe dans la représentation, plus mes gestes risquent de perdre leur précision mécanique; plus je me concentre sur l’exécution technique, plus la narration s’efface au profit de la pure fonctionnalité. Ce chiasme corporel n’est pas un défaut du médium mais sa condition même de possibilité, l’espace tensionnel où émerge une esthétique propre.

Le corps-écran m’invite à l’identification, à la projection, à l’empathie : je tressaille quand mon avatar est blessé, je retiens mon souffle lorsqu’il franchit un précipice, je ressens une satisfaction viscérale lorsqu’il triomphe. Ce corps virtuel devient le vecteur d’affects bien réels, d’une intensité parfois supérieure à celle générée par d’autres formes narratives. La mise en danger perpétuelle du corps représenté provoque une résonance somatique dans le corps jouant.

Simultanément, le corps-geste obéit à une logique différente : celle de l’incorporation technique, de l’automatisation progressive des séquences motrices, de la performance répétée jusqu’à l’invisibilité de l’effort. Mes doigts apprennent les combinaisons, mes muscles mémorisent les timings, mes réflexes s’affinent. Cette dimension procédurale reste largement pré-réflexive, opérant sous le seuil de la conscience focale, jusqu’à ce qu’un obstacle la ramène brutalement à la surface de l’attention.

Entre ces deux corps se déploie une dialectique subtile qui dépasse la simple opposition : dans les moments de grâce ludique, ils fusionnent en une expérience unifiée où l’action et la représentation, le geste et l’image, la technique et le récit deviennent indiscernables. Cette fusion momentanée, que l’on pourrait nommer le «flow» vidéoludique, constitue peut-être l’horizon esthétique ultime du médium.