Les deux codes

Sans doute faut-il distinguer deux relations au code. Le code est un concept central en informatique, il désigne une série de signes qui sur plusieurs niveaux, du code machine à la programmation et à l’affichage sur une interface de sortie, permet de développer l’information.

La caractéristique la plus frappante du code informatique c’est qu’il n’est pas sémantique. On ne peut pas le lire à la manière d’un ensemble de mots et de phrases contenues dans un livre. Le code est caractérisé par un découpage binaire constitué de zéro et de un, dont les séries sont rapidement recomposées grâce à un processeur. Le code a la propriété de pouvoir être traduit indéfiniment du fait de son caractère non sémantique. On reporte ainsi une série de points sur d’autres points. C’est ce que j’ai nommé ailleurs la tra(ns)duction qui ouvre la possibilité d’une mutabilité sans bornes parce qu’il n’y a pas de contrainte référentielle. C’est la relation entre l’apparente simplicité du binaire, la vitesse de recomposition et la tra(ns)diction qui produit la puissance propre de l’informatique. Le code asémantique, par binarisation et recomposition, produit un univers de sens dans lequel quotidiennement nous naviguons. L’informatique n’est pas sémantisée mais le devient progressivement.

Il m’arrive parfois, lorsque mon regard se perd dans les profondeurs de l’écran, de méditer sur ce mystère fondamental : comment, de cette danse silencieuse des zéros et des uns, peut émerger ce monde de signes qui nous parle, qui nous émeut, qui nous interpelle ? N’est-ce pas là une alchimie étrange, cette transmutation du non-sens en sens, du code binaire asémantique en univers symbolique habitable ? Cette question du passage de l’insensé au sensé, de l’insignifiant au signifiant, n’est-elle pas au cœur même de toute réflexion sur l’esthétique numérique ?

L’émergence de la signification à partir du code binaire est un nœud problématique que je ne cesse d’explorer dans mes réflexions. Nous pourrions distinguer au moins deux stratégies explicatives : premièrement, une stratégie platonicienne de type scientifique qui considère que la pure codification et ses traductions successives ouvrent naturellement un univers de sens, comme si la signification était déjà contenue, en puissance, dans la structure mathématique du code. Deuxièmement, une stratégie plus proprement esthétique qui remarque que la constitution du sens est le produit de la rencontre entre du non-sémantique – c’est-à-dire des lacunes, des vides, des absences – et une supposition de sens chez le lecteur, l’utilisateur, le spectateur.

Je me souviens de cette nuit passée, il y a des années, à contempler une série de nombres générés aléatoirement par un programme que j’avais écrit. Ces chiffres, dépourvus de toute intention signifiante, commençaient pourtant à dessiner des motifs, des rythmes, des constellations de sens dans mon esprit fatigué. Ce n’était pas seulement que je projetais une signification sur ces séquences mathématiques ; c’était plutôt que leur absence même de signification constituait un appel, une invite à la production du sens. N’est-ce pas dans ces espaces vides, dans ces interstices du code, que se niche la possibilité même de l’expérience esthétique numérique ?

Ce n’est pas seulement que le lecteur, l’utilisateur ou le spectateur produit la signification en prenant pour prétexte l’absence de signification du code. C’est que cette absence est un manque qui a certaines qualités et qui permet justement l’émergence du sens. Ces deux explications sont aussi, ne l’oublions pas, des modèles ontologiques, des manières de concevoir l’être même du monde numérique et, par extension, du monde tout court. Les postures qui permettent d’expliquer l’émergence de la signification dans le flux informatique sont multiples, mais relèvent d’une polarité entre ces deux stratégies qui se nuancent l’une et l’autre, qui s’entrelacent dans un dialogue perpétuel.

Ma pratique artistique relève, vous l’aurez compris, de la seconde stratégie. Elle ne s’inspire pas de l’univers scientifique et de la passion pour le combinatoire. Celle-ci peut être désignée comme une esthétique mathématique : elle consiste à accorder une certaine valeur esthétique aux jeux mathématiques et à en faire la source de la signification, comme s’il existait une mathématique universelle. Ceci pouvant s’entendre tout autant comme une naturalisation des mathématiques – cette idée pythagoricienne que les nombres sont dans les choses – que comme une mathématisation de la nature – cette conviction nominaliste que les mathématiques ne sont qu’un langage que nous imposons à un monde par lui-même indifférent à nos catégories.

On connaît bien cette passion pour les mathématiques, elle traverse l’histoire de l’Occident comme un fil d’or, reliant Pythagore à Galilée, Descartes à Leibniz, et jusqu’aux théoriciens contemporains de l’intelligence artificielle. Mais n’y a-t-il pas, dans cette fascination, quelque chose qui relève de la métaphysique la plus ancienne, de ce désir d’absolu, de cette quête d’un fondement immuable au sein du flux perpétuel des apparences ? L’idéal mathématique n’est-il pas l’expression la plus pure de cette nostalgie de l’éternité qui habite la pensée occidentale ?

Pour ma part, il n’y a nul attrait pour cet univers, et c’est sans doute pour cette raison que je ne suis pas fasciné par le formalisme, c’est-à-dire par ce jeu de formes mathématiques qui privilégie toujours la notion de modèle, cette écriture sous-jacente qui prétend capturer l’essence des phénomènes. Mes expérimentations m’ont plutôt poussé vers la narration, l’écriture de dialogues pour des acteurs, et je dois bien l’avouer, vers une forme de réalisme cinématographique, même si ce fut pour disjoindre les concepts de fiction et de narration.

N’y a-t-il pas quelque chose de paradoxal dans cette orientation ? Un artiste numérique qui se détourne de la combinatoire mathématique pour explorer les territoires de la narration, du dialogue, du cinéma ? Et pourtant, n’est-ce pas précisément dans cette tension, dans ce paradoxe apparent, que se révèle quelque chose d’essentiel concernant notre rapport au numérique ? Car si le code est bien cette série de signes asémantiques, cette succession de zéros et de uns indifférents à toute signification, n’est-il pas frappant de constater que ce qui émerge de cette indifférence, ce sont précisément des histoires, des récits, des mondes habités par des personnages, traversés de drames, de joies, de peines ?

Cet autre rapport au code informatique est étrange, presque contradictoire, parce qu’avec l’informatique on pourrait s’attendre à un univers principalement mathématique, une sorte de temple pythagoricien où les nombres régneraient en maîtres absolus. Mais il me semble qu’à travers l’analyse que je suis en train d’effectuer historiquement et théoriquement de la notion de flux, une autre figure apparaît, encore indistincte parce que moins visible dans l’histoire occidentale, mais sous-jacente, structurante, fondant pour une grande part ce qui a cru être sa propre origine, c’est-à-dire la passion mathématique.

Cette figure qui émerge peu à peu, ne serait-ce pas celle du récit, de la narration, de la fable ? Non pas comme un simple contenu qui viendrait remplir les formes vides de la mathématique, mais comme une structure fondamentale de notre rapport au monde, de notre manière d’habiter le temps et l’espace ? Le flux numérique, dans sa fluidité même, dans son écoulement perpétuel, ne rejoue-t-il pas cette temporalité narrative qui est peut-être plus fondamentale, plus originaire que la spatialité mathématique ?

Je songe à ces moments passés devant l’écran d’ordinateur, à observer le déroulement d’un récit interactif, à suivre les méandres d’une histoire qui se transforme sous mes yeux selon mes choix, mes gestes, mes décisions. N’y a-t-il pas, dans cette expérience, quelque chose qui excède radicalement le paradigme mathématique, qui met en jeu une autre dimension de l’existence, celle de la temporalité vécue, de l’expérience subjective du temps ? Le code, dans sa froideur binaire, ne serait-il pas le support technique d’une expérience qui le dépasse de toutes parts, qui ouvre sur un au-delà du calcul, sur cette dimension narrative de l’existence que Ricœur plaçait au cœur de l’identité humaine ?

Si le code est bien cette structure asémantique qui permet la tra(ns)duction, c’est-à-dire ce passage perpétuel d’un système de signes à un autre, d’un niveau de réalité à un autre, alors peut-être faut-il voir dans cette capacité de traduction non pas tant une propriété mathématique qu’une propriété narrative. Car qu’est-ce que traduire, sinon raconter autrement, dire dans une autre langue, avec d’autres mots, d’autres images, la même histoire ou plutôt une histoire qui n’est jamais tout à fait la même, mais jamais tout à fait une autre ?

La tra(ns)duction dont je parle n’est-elle pas fondamentalement liée à cette capacité humaine de raconter, de se raconter, de tisser des liens entre les événements, de donner sens au chaos de l’expérience ? Et si le numérique nous fascine tant, n’est-ce pas précisément parce qu’il démultiplie cette capacité, parce qu’il ouvre des espaces narratifs inédits, des possibilités de récits encore inexplorées ?

Cette hypothèse pourrait sembler audacieuse : voir dans le code non pas une structure mathématique qui produirait accessoirement du sens, mais une structure narrative qui utiliserait les mathématiques comme son support technique. Et pourtant, n’est-ce pas ce que suggère l’évolution même des technologies numériques, de plus en plus orientées vers la production d’expériences narratives complexes, de mondes virtuels habités par des histoires, des personnages, des drames ?

Le flux numérique serait alors moins l’héritier de la tradition mathématique occidentale que d’une tradition narrative plus ancienne, plus diffuse, moins visible peut-être, mais non moins structurante. Une tradition qui remonte aux mythes fondateurs, aux récits oraux, à ces histoires que les hommes se racontent depuis la nuit des temps pour donner sens à leur existence, pour habiter poétiquement le monde.

Cette perspective ne nous invite-t-elle pas à repenser fondamentalement notre rapport au numérique, à voir dans le code non pas une abstraction mathématique coupée de l’expérience vécue, mais une nouvelle modalité de cette activité narrative qui est peut-être constitutive de l’humanité elle-même ? Le code ne serait plus alors cet autre radical de la signification, ce désert du sens qu’il faudrait traverser pour atteindre l’oasis de la signification, mais un moment dans ce processus perpétuel de production du sens qui caractérise l’existence humaine.

C’est peut-être là que réside la véritable puissance du numérique : non pas dans sa capacité à calculer, à combiner, à formaliser, mais dans sa capacité à raconter autrement, à ouvrir de nouveaux espaces narratifs, à inventer de nouvelles formes de récit. Le code serait alors moins une fin en soi qu’un moyen, un outil au service de cette activité plus fondamentale qu’est la narration.

Cette intuition, encore balbutiante, encore incertaine, me semble pourtant pointer vers quelque chose d’essentiel : la possibilité d’une esthétique numérique qui ne serait pas une simple application de l’esthétique mathématique, mais une exploration des potentialités narratives inédites ouvertes par les technologies numériques. Une esthétique qui s’intéresserait moins à la pureté formelle du code qu’à sa capacité à générer des mondes habitables, des histoires vivantes, des expériences significatives.

N’est-ce pas finalement ce que nous cherchons dans notre rapport au numérique : non pas la contemplation froide d’une structure mathématique parfaite, mais l’immersion dans des flux de sens, dans des courants narratifs qui nous emportent, nous transforment, nous font vivre des expériences que nous n’aurions pu vivre autrement ? Le code, dans sa structure asémantique, serait alors paradoxalement ce qui rend possible cette prolifération du sens, cette multiplication des récits, cette richesse sémantique qui caractérise l’univers numérique contemporain.

Dans cette perspective, le travail de l’artiste numérique ne consisterait pas tant à exhiber la beauté formelle du code qu’à explorer les possibilités narratives qu’il ouvre, à inventer de nouvelles manières de raconter, de nouvelles formes de récit qui tirent parti des spécificités du médium numérique. Non pas pour célébrer une quelconque pureté mathématique, mais pour enrichir notre expérience du monde, pour élargir le champ de nos possibles narratifs, pour inventer de nouvelles façons d’habiter poétiquement ce monde que nous partageons.

N’y a-t-il pas, dans cette orientation, quelque chose qui rejoint une intuition plus ancienne, celle d’un art qui ne serait pas la contemplation d’une forme idéale, mais l’invention d’une forme vivante, d’une forme qui donne forme à notre expérience, qui l’organise, lui donne sens et cohérence ? Le numérique serait alors moins une rupture radicale avec la tradition artistique qu’une nouvelle modalité de cette activité plus fondamentale qu’est la mise en forme de l’expérience, la mise en récit de l’existence.

Cette réflexion, encore tâtonnante, encore incertaine, me semble pourtant ouvrir des perspectives fécondes pour penser l’esthétique numérique autrement que comme une simple branche de l’esthétique mathématique. Elle invite à voir dans le code non pas un système formel clos sur lui-même, mais un espace ouvert sur l’infini des possibles narratifs, un outil au service de cette capacité proprement humaine de raconter, de se raconter, de donner sens au chaos de l’expérience.

Et si le flux numérique était avant tout un flux narratif, un courant de récits qui nous emporte vers des rivages inconnus, vers des territoires encore inexplorés de l’expérience humaine ? Cette question, je la laisse ouverte, comme une invitation à poursuivre ensemble cette exploration des potentialités narratives du numérique, à inventer ensemble les récits qui donneront forme et sens à notre expérience de ce monde en perpétuelle transformation.