Les démesures du temps et de l’espace

La Démesure Objective : Une Ontologie de la Solitude

La démesure a été principalement conçue dans le domaine des arts en tant que sublime c’est-à-dire comme décollement entre l’objet et la perception, entre le phénomène et les facultés. C’est dire là que cette démesure était le fruit d’une relation subjective et concernait donc le sujet sentant et ressentant.

Cette conception kantienne du sublime, reprise et développée par tant d’autres, place-t-elle le sujet au centre de toute expérience de la démesure ? N’est-ce pas là l’ultime expression de ce narcissisme transcendantal qui, depuis Descartes, fait du sujet pensant le point fixe autour duquel gravite l’univers entier des phénomènes ? La tradition philosophique occidentale n’a cessé de penser la démesure comme un affect, comme une expérience vécue par une conscience : effroi devant la tempête déchaînée, vertige face à l’abîme infini des étoiles, stupeur devant la puissance incommensurable de la nature. Mais qu’en est-il de la démesure comme qualité objective, comme propriété intrinsèque des choses elles-mêmes, indépendamment de toute perception ?

Or il existe d’autres formes de démesure qui ont toujours constituées l’aiguillon de mon travail : il y a des oeuvres qui dépassent objectivement les facultés de réception du regardeur. Il ne s’agit pas seulement d’une illimitation herméneutique suivant laquelle, puisque chacun perçoit les choses différemment, l’interprétation d’une oeuvre est aussi multiple que les singularités qui y ont accès. Il s’agit de travaux artistiques qu’on ne peut tout simplement pas consulter en totalité parce que la durée d’une vie n’y suffirait pas.

Cette démesure objective n’est pas réductible à l’infini potentiel de l’interprétation — ce que Umberto Eco nommait l’œuvre ouverte — mais constitue un infini actuel, une infinitude matérielle qui excède par essence toute possibilité d’appréhension exhaustive. Un roman comme Finnegans Wake approche déjà cette condition : non pas simplement parce qu’il serait difficile à comprendre ou susceptible d’interprétations multiples, mais parce que son système de références, d’allusions, de jeux linguistiques est objectivement trop vaste pour être saisi dans sa totalité par un seul esprit humain. La démesure n’est plus ici une question d’affect mais d’ontologie : l’œuvre est démesurée, indépendamment de ce que nous en éprouvons.

Cette illimitation peut provenir de l’activité de l’humanité même, c’est le cas d’Internet qui est un univers quasi-infini, qui grandit plus vite que le temps pris à le consulter. L’Internet n’est-il pas l’exemple parfait de cette démesure objective ? Non seulement sa taille dépasse déjà tout ce qu’une conscience individuelle pourrait jamais parcourir dans une vie entière, mais sa croissance exponentielle garantit que cet écart ne fera que s’accroître. Chaque seconde qui passe voit naître plus de contenu que nous ne pourrions en absorber dans cette même seconde : la démesure s’auto-amplifie, creusant un gouffre toujours plus large entre l’étendue de l’objet et la finitude de notre temporalité.

Il faut dès lors faire attention et distinguer l’espace de l’oeuvre du temps de la perception. L’oeuvre s’étend dans un espace déterminé parce qu’elle est profondément matérielle. Elle n’est pas en soi longue ou courte, elle ne l’est qu’au regard du temps que l’on met à la parcourir.

Cette distinction entre l’espace objectif de l’œuvre et le temps subjectif de sa perception nous permet de saisir la nature véritable de cette démesure. L’œuvre-comme-espace possède une extension qui lui est propre, qui fait partie de son être-œuvre, indépendamment de toute actualisation perceptive. Ce n’est pas la perception qui confère à l’œuvre sa démesure ; c’est la démesure intrinsèque de l’œuvre qui rend impossible sa perception complète. La conscience ne constitue plus ici le phénomène, elle en constate simplement l’excès, la surabondance, le débordement.

Le temps est donc toujours temporalisation, fut-ce par l’usage d’une chronologie mécanique élaborée par la technique montre, et est donc en ce sens toujours quelque chose qui relève de la subjectivité. Le temps c’est l’espace en tant qu’il est parcouru par un sujet, en tant qu’il est donc déplié.

Ici se dessine une phénoménologie renversée : ce n’est plus la conscience qui constitue le temps comme forme a priori de la sensibilité, mais c’est l’espace objectif qui impose à la conscience les conditions de sa temporalisation. Notre finitude temporelle n’est pas simplement une structure transcendantale de l’expérience ; elle est la rencontre entre notre être-pour-la-mort heideggerien et l’immensité spatiale des objets qui nous entourent. Le déploiement du temps n’est autre que la reconnaissance de notre incapacité à embrasser l’espace dans sa totalité.

La démesure dont nous parlons donc est celle non du temps mais de l’espace. Elle relève de la capacité des ordinateurs à constituer des espaces de mémoire d’une surface très grande et que la perception n’a pas le temps de déplier dans le temps. Il y a pour le sujet deux temps : un temps de la perception et un temps de l’existence, ce dernier doit être supérieur au premier. On ne perçoit qu’à la mesure de sa vie.

Cette formulation nous place face à la limite absolue de toute esthétique : la mort. Non pas comme événement abstrait, comme possibilité théorique, mais comme horizon concret de toute expérience perceptive. La finitude existentielle devient ainsi la mesure paradoxale de toute démesure : nous ne pouvons percevoir que dans les limites du temps qui nous est imparti. L’œuvre démesurée nous confronte ainsi à notre propre finitude, non pas sur le mode du sublime kantien qui nous élève au-delà de notre condition sensible, mais sur celui d’une limitation radicale, d’une impossibilité fondamentale.

La démesure spatiale quant à elle est orientée vers l’objet et relève de sa solitude. Cette dernière n’est pas absolue parce que par des moyens relationnels nous pouvons nous en faire une certaine idée approchante.

N’est-ce pas ici que nous touchons au cœur de la question ? La solitude de l’objet démesuré n’est pas simplement le corrélat de notre incapacité à le saisir dans sa totalité ; elle est l’expression de son autonomie ontologique, de son existence indépendante de tout regard. L’objet démesuré existe en excès de toute perception possible, il subsiste dans des zones que nulle conscience n’habitera jamais. Sa solitude n’est pas psychologique mais métaphysique : il est seul parce qu’une part essentielle de son être échappe nécessairement à toute relation.

Il y a bien sûre la tragédie de la perception et de la perception de la perception, c’est-à-dire du sujet qui perçoit en retour la faille de son système perceptif et le désaccord toujours possible entre les facultés. Mais il y a aussi sans doute la tragédie de la solitude de l’objet : c’est par exemple le cas dans un film célèbre de la scène dans laquelle on voit un sac plastique qui virevolte devant un mur de briques.

Ce sac plastique dansant dans le vent, immortalisé par American Beauty, n’incarne-t-il pas parfaitement cette tragédie de la solitude objective ? Ce n’est plus la conscience qui souffre de ne pouvoir saisir la totalité du monde, c’est l’objet qui souffre — si tant est qu’un objet puisse souffrir — d’exister en partie hors de toute relation possible. Le sac plastique dans sa danse aléatoire, dans son mouvement qui ne signifie rien, qui n’exprime rien, qui ne communique rien, révèle l’existence d’un monde non-corrélé à la conscience, d’un monde qui n’a pas besoin de nous pour être.

Cette scène inspirée par une installation d’art contemporain nous montre un déchet, qui pourrait être cher à Benjamin, et qui présente quelque chose qui dépassera non seulement probablement notre vie singulière mais aussi peut-être l’existence même de l’humanité. Ce déchet est plus grand que nous, il nous dépasse dans son idiotie et dans sa solitude, il ne vaut ni plus ni moins que toute autre chose.

Dans ce renversement radical de perspective, ce n’est plus le sujet qui confère sens et valeur à l’objet, mais l’objet qui, dans sa durée potentiellement illimitée, dans sa persistance au-delà de toute vie humaine, révèle la contingence et la précarité de notre existence. Le sac plastique nous survivra peut-être, il continuera sa danse absurde longtemps après que le dernier regard humain se sera éteint. Sa démesure n’est pas celle de sa taille ou de sa complexité, mais celle de sa durée, de sa résistance à la décomposition, de son indifférence à notre disparition.

On perçoit déjà les lignes d’un monde désertique, d’un univers inhabité, d’un désert. Nous ne sommes plus là – disparition – on ne sait si c’est avant ou après, si c’est le passé ou le futur, mais qui est ce « on » ? Qui parle ainsi ? Qui porte un jugement ? Qui peut même percevoir cette absence ?

Questions vertigineuses qui nous placent face au paradoxe ultime : comment penser un monde sans pensée, comment imaginer un univers sans imagination, comment concevoir l’inconceivable solitude des choses en l’absence de toute conscience ? N’est-ce pas là la limite absolue de toute philosophie, le point où le langage bute sur son propre mystère ?

Cette solitude impossible que nous la portons, sans doute nous rapproche-t-elle un peu plus de la solitude de ce sac plastique qui virevolte dans la ville et sans est-ce cela que nous pouvons attendre de certaines oeuvres d’art.

L’art démesuré nous confronte ainsi non seulement à notre finitude, mais à la possibilité d’un monde sans nous, d’un univers indifférent à notre présence comme à notre absence. Il nous invite à faire l’expérience impossible de notre propre inexistence, à entrevoir ce que Quentin Meillassoux nomme “l’ancestralité” : ce qui existe sans être donné, ce qui subsiste hors de toute corrélation avec une conscience. En nous mettant face à la démesure objective des choses, l’art nous permet peut-être, dans un geste paradoxal, de nous rapprocher de leur solitude essentielle, de communier avec ce qui, par définition, échappe à toute communion.