Les amours pas si artificiels de Grégory Chatonsky – Mikael Zikos – King Kong

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De sa vocation, le franco-canadien Grégory Chatonsky a établi une carrière internationale. Aujourd’hui, ses œuvres-outils et installations transcendent les nouvelles technologies et donnent le la aux IA.

“Je n’ai jamais eu d’autres désirs que de faire de l’art.” Depuis son enfance, Grégory Chatonsky (né en 1971 à Paris) se définit comme un artiste. À dix ans, la pratique surréaliste de Max Ernst accroche son œil. Cinq années plus tard, il embrasse dessin et peinture. Le Louvre puis le Centre Pompidou sont ses destinations de prédilection. C’est dans ce dernier qu’il a une révélation. Il y fait, alors adolescent, la découverte des “Immatériaux” et des premières œuvres multi-média des années 1980. “J’ai vu de l’art avec des ordinateurs et je me suis tout de suite dit que je voulais faire ça. Mais à cette époque, peu de formations existaient à ce propos.”

À l’âge adulte, l’artiste précoce opte donc pour des études en philosophie et en arts plastiques. Il entre ensuite aux Beaux-Arts de Paris. Ce n’est qu’après sa consécration à l’étranger durant les années 2010 et son retour en France qu’il devient chercheur à la prestigieuse École nationale supérieure de la rue d’Ulm et oriente ses recherches sur l’imagination des intelligences artificielles et les esthétiques postdigitales. “Aujourd’hui, ma légitimité provient de mon parcours d’artiste.”

Précurseur, c’est le mot. Grégory Chatonsky a en effet cofondé l’un des premiers collectifs de net art, qui croise l’art aux technologies informatiques naissantes durant le milieu des nineties. “En 1994, personne n’avait Internet chez soi, retrace-t-il. Il y avait peut-être deux accès publics en France. En une heure ou presque, vous pouviez avoir quasiment lu tous les sites qui existaient, même si les pages se chargaient très lentement… Une image en noir et blanc mettait près de quatre minutes à s’afficher.”

“La technologie ne fonctionne pas comme prévu ? Elle peut être de l’art.”
“J’aurais très bien pu faire du cinéma il y a 100 ans, comme de l’art vidéo il y a 50 ans. Mais j’ai choisi de faire du Web mon médium artistique, car il allait devenir celui de notre époque.” Porté par son intuition, et autant séduit par les possibles que les impossibles de cette nouvelle technologie, Grégory Chatonsky explore alors l’envers du net, comme les protocoles de communication http, les véhicules sécurisés des données mises en ligne.

À ce moment, Incident.net, le groupe d’artistes au sein duquel il s’active, met pleinement les pieds dans ce monde virtuel, considéré des communs des mortel·les comme véritablement parallèle. Le collectif produit des fictions variables. Des histoires online qui s’étirent sans fin dans des espaces dans lesquels naviguer en temps réel et qui comprennent les premiers exemples de réalité virtuelle (VRML ou Virtual Reality Markup Language). “Tandis que certain·es ne pensaient qu’au Minitel [le terminal informatique de vidéotext français, ndr], nous étions persuadés qu’Internet allait révolutionner la société. On nous regardait comme des extraterrestres.”

En 2000, leur première commande artistique publique, pour la Régie autonome des transports parisiens (RATP), va leur permettre de mettre au point un site interactif (Sous Terre) qui image le réseau de transport et évoque par la même occasion les dédales d’Internet – un labyrinthe imperceptible dans son entièreté. “On avait la conviction que ce réseau informatique mondial et ses possibilités infinies allaient dépasser la capacité humaine de perception.”

Faire d’Internet une matière
Le basculement historique que matérialise l’année 2001, marquée par l’effondrement des tours américaines du World Trade Center et de sa symbolique économique et financière, sonne le glas d’un monde qui s’ouvre en même temps à la révolution numérique. “C’est à partir de là que l’image même de la destruction, qui nous fascinait sur nos télévisions, m’a intéressé au point de vouloir sortir Internet dans le réel”, poursuit Grégory Chatonsky.

Quelques années plus tard, le Français s’installe au Canada, sur l’invitation qui lui est lancée par l’Université du Québec à Montréal (UQAM) à y enseigner. Une terre où “les arts dits médiatiques évoluent dans le champ de l’art contemporain, contrairement à la situation en France”, observe-t-il.

Après avoir acquis la nationalité canadienne suite à cette expérience de dix années, l’artiste séjourne en Asie où il produit des installations. Il les expose en Chine ou encore à Taïwan, “au plus près des nouvelles technologies qui se font”. Fort de moyens de production élevés et d’audiences extra-larges, son art va se confronter à la culture de ces contrées où tout semble réalisable. Là bas, plus d’un million de visiteur·euses est chose commune pour l’ouverture d’un nouveau musée et il est de tradition de reconstruire des sites historiques détruits pour les générations futures.

Création de “fossiles contemporains” (“Telofossil” au Musée d’Art Contemporain de Taipei en 2013), “ruines du futur”, selon ses termes, qui attestent de la surproduction industrielle dans laquelle nous nous engloutissons… Avec ces concepts, Grégory Chatonsky imagine et malmène intentionnellement ce qui restera, possiblement, de l’espèce humaine. “Désormais, tout ce qu’on fabrique n’est pas nécessaire. Il semble que nous ne créons que dans le but qu’il subsiste des traces de nous après l’extinction de notre espèce”.
“J’ai toujours eu un rapport bizarre à la technologie, que je considère d’un point de vue matériel et corrupteur, explique-t-il. Pour moi, la technique et le terrestre sont liés de facto. Derrière les informations que nous consommons et nous partageons via nos écrans résident des composants électroniques et des cartes graphiques parfois fabriqués par des enfants ou dans des conditions déplorables…”

C’est ainsi que le digital, la mue du numérique de nos jours, réapparaît au premier plan de l’œuvre de Grégory Chatonsky : pour contrer la fabrication à tout va de ces artefacts, qui seront bientôt ceux du passé, et pour nous accoutumer à un avenir où l’artiste se technicise et la technique s’humanise, pour le meilleur ou pour le pire…

“Aujourd’hui, deux modèles dans le discours dominant s’affrontent, soutient l’artiste. Il y a d’un côté le modèle Terminator : les humains craignent d’être remplacés par les machines et les artistes se désintègrent face aux intelligences artificielles. De l’autre, un transhumanisme annonce le fait que l’on deviendra des sortes de dieux·éesses bipolaires grâce à l’IA, qui nous permettra d’étendre pleinement nos capacités et de céder à tous nos désirs.” Grégory Chatonsky, qui n’essaye pourtant pas de développer un point de vue critique, préfère coopérer avec les nouvelles technologies. Plus intéressé par le rapport à l’altérité, il ne fait pas la différence entre l’humain et la machine quand il s’agit de créer.

Et une image apparaît
Depuis sa rencontre avec le designer industriel Goliath Dyèvre, lors de sa résidence au centre de création artistique de la Villa Kujoyama à Kyoto au Japon, Grégory Chatonsky développe un étrange support en béton (un matériau à la fois décrié pour son caractère anti-écologique, mais durable, puisqu’il peut être recyclé). Celui-ci devient le réceptacle d’objets imaginaires à activer grâce à la réalité augmentée.

Ce projet commun à ces deux lauréats du Prix pour la sculpture de l’assureur français MAIF est intitulé Internes et vient de faire le voyage à la Biennale internationale d’art de Melle, dans le Sud-Ouest de la France. Il comporte pour la première fois une impression 3D en béton creusé. Une surface qui peut être complétée par une image numérique en augmentation virtuelle générée par l’intervention du regardeur, par l’intermédiaire de son smartphone ou de sa tablette
Selon ses créateurs, cette science-fiction, utopie, ambition, à mi-chemin entre l’art et le design, permettrait à terme de systématiquement matérialiser un objet sans que celui-ci n’ait à exister physiquement. Inspirés par l’industrie et ses techniques de construction, ils se proposent ainsi de contourner l’épuisement des ressources naturelles par l’Homme avec cet usage inédit des technologies de l’impression 3D et de la réalité augmentée.

“L’art n’est pas qu’une fantaisie… souligne Grégory Chatonsky. Pour moi, la conception classique du matériau inerte, qui remonte à l’ère du philosophe grec antique Aristote, doit être révolue afin que l’on puisse arrêter de surproduire.”

Je commençais ensuite une phrase,
l’IA complétait, et ainsi de suite.
C’était hallucinant.

Également baptisé Internes, son roman écrit en collaboration avec une intelligence artificielle est le reflet de l’alternance saine que Grégory Chatonsky opère entre la méfiance et la bienveillance qu’il cultive face aux machines. “J’ai d’abord proposé à une IA des textes que j’aimais, ceux des écrivains Fernando Pessoa et Samuel Beckett”, raconte-t-il à propos de ce livre. “Je commençais ensuite une phrase, l’IA complétait, et ainsi de suite. C’était hallucinant”.

Avant cette expérience, le créateur français avait même monté un groupe de rock fictif (Capture). Son dernier salut vient de sa réalisation d’autoportraits (His Story), entièrement générés par une IA. Dans ceux-ci, Grégory Chatonsky joue à cache-cache avec les clichés de l’artiste d’atelier. De vrais-faux portraits qui révèlent davantage son univers, tout sauf déconnecté de la réalité.

From his vocation, French-Canadian Gregory Chatonsky has established an international career. Today, his tool-works and installations transcend new technologies and set the pace for AI.

“I have never had any other desire than to make art.” Since childhood, Gregory Chatonsky (born 1971 in Paris) has defined himself as an artist. At the age of ten, the surrealist practice of Max Ernst caught his eye. Five years later, he embraced drawing and painting. The Louvre and the Pompidou Center are his favorite destinations. It is in the latter that he has a revelation. As a teenager, he discovered the “Immaterials” and the first multi-media works of the 1980s. “I saw art with computers and I immediately told myself that I wanted to do that. But at that time, not much training existed for it.”

As an adult, the precocious artist therefore opted to study philosophy and visual arts. He then entered the Beaux-Arts in Paris. It is only after his consecration abroad during the 2010s and his return to France that he becomes a researcher at the prestigious École nationale supérieure de la rue d’Ulm and directs his research on the imagination of artificial intelligences and post-digital aesthetics. “Today, my legitimacy comes from my path as an artist.”

Precursor, that’s the word. Gregory Chatonsky co-founded one of the first net art collectives, which crossed art with emerging computer technologies during the mid-nineties. In 1994, nobody had Internet at home,” he recalls. There were maybe two public accesses in France. In an hour or so, you could have read almost every site that existed, even if the pages loaded very slowly… A black and white image took almost four minutes to display.”

“Technology doesn’t work as intended? It can be art.”
“I could very well have made film 100 years ago, like video art 50 years ago. But I chose to make the Web my artistic medium, because it was going to become the medium of our time.” Carried by his intuition, and as much seduced by the possible as the impossible of this new technology, Gregory Chatonsky then explored the other side of the net, such as the http communication protocols, the secured vehicles of the data put online.

At this moment, Incident.net, the group of artists within which he is active, fully puts its feet in this virtual world, considered by common mortals as truly parallel. The collective produces variable fictions. Online stories that stretch endlessly in spaces to navigate in real time and that include the first examples of virtual reality (VRML or Virtual Reality Markup Language). “While some people were only thinking about the Minitel, we were convinced that the Internet would revolutionize society. We were looked upon as aliens.”

In 2000, their first public art commission, for the Régie Autonome des Transports Parisiens (RATP), would enable them to develop an interactive site (Sous Terre) that imaged the transportation network and evoked the mazes of the Internet at the same time – an imperceptible labyrinth in its entirety. “We had the conviction that this global computer network and its infinite possibilities would surpass the human capacity for perception.”

Turning the Internet into matter
The historic shift that materialized in 2001, marked by the collapse of the American World Trade Center towers and its economic and financial symbolism, sounded the death knell for a world that was simultaneously opening up to the digital revolution. “It is from there that the very image of destruction, which fascinated us on our televisions, interested me to the point of wanting to take the Internet out into the real world,” continues Gregory Chatonsky.

A few years later, the Frenchman moved to Canada, at the invitation of the University of Quebec in Montreal (UQAM) to teach there. A land where “the so-called media arts evolve in the field of contemporary art, unlike the situation in France”, he observes.

After acquiring Canadian nationality following this ten-year experience, the artist travelled to Asia where he produced installations. He exhibited them in China and Taiwan, “as close as possible to the new technologies being developed”. With high production means and extra-large audiences, his art will be confronted to the culture of these countries where everything seems feasible. There, more than a million visitors are common for the opening of a new museum and it is traditional to rebuild destroyed historical sites for future generations.

Creation of “contemporary fossils” (“Telofossil” at the Taipei Museum of Contemporary Art in 2013), “ruins of the future”, as he puts it, that attest to the industrial overproduction in which we are engulfing ourselves… With these concepts, Gregory Chatonsky intentionally imagines and mishandles what will possibly remain of the human species. “From now on, not everything we make is necessary. It seems that we create only with the aim that there remain traces of us after the extinction of our species”.
“I have always had a strange relationship to technology, which I see from a material and corrupting point of view,” he explains. For me, technology and the earth are linked de facto. Behind the information we consume and share via our screens reside electronic components and graphic cards sometimes manufactured by children or in deplorable conditions…”

This is how the digital, the moult of the digital nowadays, reappears at the forefront of Gregory Chatonsky’s work: to counter the all-out manufacture of these artifacts, which will soon be those of the past, and to accustom us to a future where the artist becomes technicized and the technique becomes humanized, for better or for worse…

“Today, two models in the dominant discourse confront each other, maintains the artist. There is on a side the model Terminator: the humans fear to be replaced by the machines and the artists disintegrate in front of the artificial intelligences. On the other, a transhumanism announces the fact that we will become sort of bipolar god-esses thanks to AI, which will allow us to fully extend our abilities and give in to all our desires.” Gregory Chatonsky, who nevertheless does not try to develop a critical point of view, prefers to cooperate with new technologies. More interested in the relationship to otherness, he does not make the difference between human and machine when it comes to creating.

And an image appears
Since his meeting with the industrial designer Goliath Dyèvre, during his residency at the Villa Kujoyama art center in Kyoto, Japan, Gregory Chatonsky has been developing a strange support made of concrete (a material that is both decried for its anti-ecological nature, but durable, since it can be recycled). It becomes the receptacle of imaginary objects to be activated through augmented reality.

This joint project by these two winners of the French insurer MAIF’s Sculpture Prize is entitled Internes and has just made the trip to the International Art Biennial of Melle, in southwest France. It features for the first time a 3D print in hollowed-out concrete. A surface that can be completed by a digital image in virtual augmentation generated by the intervention of the viewer, through his smartphone or tablet
According to its creators, this science fiction, utopia, ambition, halfway between art and design, would eventually allow to systematically materialize an object without it having to exist physically. Inspired by the industry and its construction techniques, they propose to bypass the depletion of natural resources by Man with this new use of 3D printing and augmented reality technologies.

“Art is not just a fantasy… underlines Gregory Chatonsky. For me, the classical conception of inert material, which dates back to the era of the ancient Greek philosopher Aristotle, must be revoked so that we can stop overproducing.”

I would then begin a sentence,
the AI would complete it, and so on.
It was mind-blowing.

Also called Internes, his novel written in collaboration with an artificial intelligence reflects the healthy alternation that Gregory Chatonsky operates between the distrust and benevolence he cultivates towards machines. “I first proposed to an AI some texts I liked, those of the writers Fernando Pessoa and Samuel Beckett,” he says about this book. “I would then start a sentence, the AI would complete it, and so on. It was amazing.

Before this experience, the French creator had even created a fictional rock band (Capture). His last salvation comes from his realization of self-portraits (His Story), entirely generated by an AI. In these, Gregory Chatonsky plays hide-and-seek with the clichés of the studio artist. Real-fake portraits that reveal more of his universe, anything but disconnected from reality.