Le flux converti en énergie aux États-Unis
Notre époque semble gouvernée par un impératif fondamental : il faut que tout circule, que le maximum de flux soit converti en un maximum de contrôle grâce à la transformation constante de l’énergie. Cette dynamique ne représente pas simplement un phénomène économique parmi d’autres, mais constitue peut-être le principe régulateur central de notre organisation sociale contemporaine.
Cette conversion énergétique opère une réduction significative de la disparité des énergies individuelles. Rendues convertibles, ces énergies singulières se trouvent ramenées à un modèle commun, à une échelle de valeur unifiée qui transcende toutes les échelles de valeurs particulières. Cette homogénéisation fonctionne comme un principe de traduction généralisée, permettant la commensurabilité entre des phénomènes initialement hétérogènes. Nous touchons ici à la question profondément complexe de la valeur – non pas simplement au sens économique restreint, mais comme système d’équivalence universel.
L’excès américain comme paradigme
Cette logique trouve une illustration particulièrement frappante aux États-Unis, où l’ampleur de la société de consommation saisit immédiatement l’observateur. Un exemple emblématique en est fourni par les restaurants américains, avec leurs plats aux proportions démesurées qu’un seul convive ne peut raisonnablement terminer. Face à ce spectacle, on ne peut s’empêcher de penser que ce surplus n’est pas accidentel mais délibéré, que cet excès est conçu précisément pour dépasser nos besoins physiologiques réels.
Ce gaspillage apparent suscite une perplexité mêlée d’inquiétude : pourquoi cette énergie inutilement dépensée, comme si cette société ne parvenait pas à dépasser une forme d’adolescence collective et à intégrer les limites de son biotope? S’agit-il simplement, comme le suggérait Georges Bataille, d’un jeu de la “part maudite”, de cette dépense improductive nécessaire à tout système économique?
Cette explication, bien que pertinente, demeure insuffisante. La surabondance alimentaire fonctionne également comme une incitation à la surconsommation, générant une forme subtile de culpabilité chez celui qui va inévitablement gaspiller. Le gaspillage n’est donc pas un simple effet secondaire, mais une véritable politique de l’énergie. Notre époque ne peut concevoir une pensée de l’énergie (qui constitue peut-être son ontologie fondamentale) sans intégrer sa dissipation comme dimension constitutive.
Le circuit de la conversion énergétique
Le cycle ne s’arrête pas à cette surconsommation initiale. L’excès énergétique absorbé sera ensuite converti en exercice physique destiné à éliminer ce surplus. Cette configuration révèle un paradoxe saisissant : on s’alimente pour perdre, on absorbe pour dissiper. Cette perte programmée repose sur un principe de traduction généralisée où la nourriture, convertie en énergie corporelle, se trouve immédiatement dépassée pendant l’activité physique compensatoire – le jogging ritualisé, la séance de fitness obligatoire.
Cette observation invite à une réflexion historique plus large sur le développement des États-Unis. Ne pourrait-on pas interpréter l’évolution de cette société à partir d’une certaine conception du corps énergétique et convertible? Cette perspective permettrait d’éclairer autrement certains traits distinctifs de la culture américaine, non comme simples particularismes, mais comme manifestations d’un rapport spécifique à l’énergie et à sa circulation.
La libération contrôlée des flux
Cette logique de conversion énergétique constitue précisément ce qui intéresse fondamentalement le libéralisme économique : libérer les flux pour mieux les canaliser et les convertir par des coupures stratégiques. Le système n’encourage pas la libre circulation pour elle-même, mais pour maximiser les possibilités de captation et de transformation de ces flux en valeur mesurable et échangeable.
Cette configuration contemporaine invite à revisiter certains concepts philosophiques classiques, notamment la notion d’energia chez Aristote. Pourrait-on établir une filiation conceptuelle, aussi audacieuse soit-elle, entre cette conception antique et le corps américain moderne, obsédé depuis le début du XXe siècle par son devenir électrique, atomique, énergétique? Ce corps soumis à une physiologie qui découpe minutieusement l’énergie désirante pour la transformer en quelque chose d’équivalent, en n’importe quelle autre forme de valeur.
L’école économique de Chicago, avec son insistance sur la rationalité des agents et l’efficience des marchés, semble porter implicitement cette philosophie de la conversion radicale du corps. Son approche théorique repose sur une conception du sujet comme gestionnaire d’énergies convertibles, perpétuellement engagé dans des calculs de transformation et d’optimisation.
La circularité du processus
Le cycle ainsi décrit présente une circularité presque parfaite : manger, laisser délibérément une partie de côté, culpabiliser et finalement manger un peu plus pour ne pas gaspiller, puis dépenser de l’énergie pour éliminer le surplus absorbé, avant de recommencer indéfiniment ce processus. Cette boucle ne constitue pas simplement une habitude culturelle ou une série de comportements individuels, mais révèle une structure fondamentale de notre rapport contemporain à l’énergie et à sa circulation.
Cette circularité ne représente pas un simple phénomène périphérique, mais pourrait bien incarner le principe organisateur central de nos sociétés contemporaines – une logique qui traverse aussi bien nos corps individuels que nos institutions collectives, nos systèmes économiques que nos représentations culturelles. Elle dessine les contours d’une ontologie énergétique qui, bien que rarement explicitée comme telle, structure profondément notre expérience du monde.