Le droit contre les artistes

En 1998, j’avais été invité par Anne Roquigny au Web Bar pour participer à ma première conférence en tant qu’artiste. Celle-ci portait sur le droit du netart, tendance à laquelle je participais et qui avait pour objectif de considérer le Web comme un médium en utilisant les flux de données. Je n’avais aucune connaissance juridique, mais j’avais défendu mon point de vue d’artiste en argumentant que le droit d’auteur qui semble protéger les artistes pouvait bien au contraire constituer une censure et une limitation du droit à la création. En effet, dans le contexte de la multiplication des flux de données sur le Web, les artistes, à la suite des papiers collés, du Surréalisme et du pop art, se saisissaient de ceux-ci, les utilisant, les détournant, les questionnant à la manière d’un matériau. Des ayants droit peu scrupuleux pouvaient alors lancer des procédures contre des artistes en ne prenant pas en compte :

  • Qu’il est difficile, et pour ainsi dire, impossible pour un individu de connaître le statut juridique d’une image qui est copiée de site en site.
  • Que ce type de projets artistiques ne génère dans la plupart des cas aucun profit.
  • Que le droit doit protéger la liberté de création des artistes qui donnent au public des éléments de réflexion sur les flux médiatiques qui sont le plus souvent passivement consommés.
  • Que le déplacement de ces images dans un contexte artistique en modifie le statut.

Dans cette conférence, je défendais l’hypothèse que la protection du droit d’auteur était fondée sur une conception anachronique de l’art datant du XIXe siècle et que la défense d’une prétendue originalité et unicité de l’œuvre avait été largement bouleversée au XXe siècle par les artistes. J’estimais que le droit devait s’adapter à l’art et non l’inverse. En ce sens, je proposais que les ayant-droits puissent, avant de lancer de destructrices procédures contre des artistes ou des particuliers, leur signaler la situation afin que ceux-ci puissent réagir en conséquence en attribuant ou en effaçant les documents. Bien sûr dans le cas d’un usage par une structure économique dégageant un bénéfice de cette image, le problème était différent.

Près de 25 ans plus tard, après de nombreux projets utilisant des médias glanés sur le Web et avoir problématisé cette création à partir des flux dans une thèse de doctorat, je trouve dans mes spams plusieurs emails d’une entreprise basée en Suisse m’indiquant que j’utilise indûment des images d’une célèbre agence de presse et me demandant de verser sur un site Internet entre 600 et 1000 euros par image (au nombre d’une dizaine pour un total de 8000 euros environ). Trouvant la ficelle un peu grosse, je suppose qu’il s’agit là d’une arnaque, comme il en existe de très nombreuses sur Internet, et que cette demande disproportionnée n’est pas très crédible. Par précaution j’efface ces images et je vérifie sur mon blog l’ensemble des images, retirant celles qui pourraient être problématiques.

Ces images étaient utilisées pour illustrer certains de mes textes théoriques (ironie du sort, une photographie de Jeff Koons par exemple ou d’une cohue pendant le Black Friday) mais aussi dans des œuvres artistiques, par exemple dans ma série « Perfect Skin » portant sur Kim Kardashian ou dans un autre dispositif comparant des images de personnes trouvées sur Internet. Il importe de dire que j’utilise des logiciels qui aspirent automatiquement des images, puisque je travaille sur de grandes quantités de données et des flux, à partir de Google. Il faut aussi insister que ces images introduites dans une œuvre artistique sont modifiées par ce nouveau contexte et que je cherchais aussi là à questionner la notion d’œuvre d’un point de vue artistique et juridique. Par ailleurs, si ces images avaient été postées sur des réseaux sociaux comme FB ou Twitter, je crois que nulle poursuite n’aurait été engagée. Cette ironie laisse songeur.

À la suite de l’effacement de ces documents, je n’ai pas de nouvelles et j’estime alors que la situation est réglée.

Plusieurs mois après, un cabinet d’avocats parisien me contacte par email exigeant que je paye ces sommes exorbitantes sous 14 jours alors même que les images ont été depuis longtemps effacées et que je n’en ai tiré aucun bénéfice. Je fais quelques recherches sur Internet et je découvre dans les forums des messages de particuliers terrorisés. Pour l’usage d’une image sur un blog personnel, on leur demande plusieurs milliers d’euros. Une petite association humanitaire est ainsi prise dans une procédure, une personne âgée aussi, etc. Bref, on est bien loin de la défense du droit d’auteur, mais dans une entreprise d’harcèlement juridique de particuliers.

Je décide de répondre à ce cabinet d’avocats pour d’une part demander la preuve de cette revendication des droits et pour discuter avec eux de l’usage temporaire, sans bénéfice que j’en ai fait et sur mon statut d’artiste utilisant des flux de données. Il me semble que des juristes pourraient être intéressés par ces questions. L’email m’est renvoyé avec un message d’erreur. J’estime alors qu’il s’agit de phishing : une personne scanne automatiquement les sites et exige qu’on lui verse des sommes importantes directement sur Internet.

Il y a bien sûr un doute, mais j’attends la suite, car je souhaite défendre la liberté de création des artistes, la distinction entre un usage strictement commercial d’une image et son usage artistique et la progressivité de l’avertissement en particulier quand l’image est glanée sur Internet avec une grande difficulté à l’attribuer.