Le corps du jeu

Le corps différentiel : Une méditation sur la corporéité vidéoludique

Il m’arrive parfois, alors que mes doigts dansent sur les touches d’une manette depuis des heures, de m’arrêter soudainement et de contempler cette chorégraphie étrange : ces mouvements précis, ces pressions mesurées, cette gestualité contrainte qui, paradoxalement, ouvre en moi un espace de liberté vertigineux. N’est-ce pas là l’un des mystères les plus profonds du jeu vidéo, cette capacité à faire naître dans la contrainte même une forme inédite de transcendance corporelle ? Ce moment suspendu me révèle quelque chose d’essentiel : avec les jeux vidéo, c’est un nouveau corps qui apparaît.

Ce corps n’a rien d’angélique, d’idéal ou de purement virtuel comme on l’affirme trop souvent dans une métaphysique hâtive qui ne fait que recycler les vieux dualismes. Il est plutôt à chercher dans cet écart fertile, dans cette tension productive entre le corps organique du joueur et le corps technique de l’interface. Un jeu vidéo consiste avant tout en l’apprentissage minutieux de certaines manœuvres sur un clavier, une souris, une manette : séquences de gestes que nous incorporons progressivement jusqu’à ce qu’elles deviennent comme une seconde nature. Et pourtant, malgré les promesses de la Kinect ou de la Wii, ces interfaces ne cessent de nous résister : n’est-ce pas précisément dans cette résistance que réside leur essence même ? Ce n’est pas par défaut technique ou par maladresse ergonomique que les interfaces ludiques nous opposent cette résistance, mais parce que cette friction constitue le cœur battant de l’expérience vidéoludique.

Je me souviens de ces longues soirées d’adolescence passées à apprivoiser les combinaisons de touches d’un jeu de combat : ces heures de répétition obstinée pour que mes doigts finissent par mémoriser la séquence parfaite, le rythme exact qui permettrait à mon personnage de déployer sa chorégraphie martiale sans accroc. Dans cette lutte avec l’interface, dans cette incorporation laborieuse des possibilités gestuelles codées, quelque chose se jouait qui dépassait largement le simple divertissement : une négociation subtile entre mon corps biologique et ce prolongement technologique, une reconfiguration de mes schémas moteurs et perceptifs.

Que faisons-nous, au fond, dans un jeu vidéo ? Nous ne cessons de répéter les mêmes gestes, nous cherchons inlassablement la bonne séquence d’enchaînements gestuels pour explorer le monde qui nous est proposé. Au-delà de toute narration particulière, au-delà des mythologies héroïques ou des intrigues complexes que déploient les jeux contemporains, le monde qui nous est le plus souvent raconté est celui du corps et de la répétition. N’est-ce pas là quelque chose de profondément singulier ? Avec le jeu vidéo, nous avons enfin le droit — peut-être même l’injonction — de répéter convulsivement les mêmes gestes, encore et encore, jusqu’à leur perfection.

Cette possibilité de recommencement perpétuel constitue peut-être la rupture fondamentale avec notre existence quotidienne, où la réversibilité demeure toujours limitée. Dans la vie ordinaire, il n’y a pas vraiment de seconde chance, et s’il y en a, il n’y a certainement pas de troisième, de quatrième, de cinquième ou de sixième chance. Le temps s’y écoule inexorablement, emportant avec lui les occasions manquées, les gestes imparfaits, les erreurs irrémédiables. Le jeu vidéo, en revanche, nous offre ce luxe inouï : la possibilité de mourir et de renaître, de trébucher et de recommencer, d’échouer et de retenter, dans une boucle temporelle qui défie la linéarité de l’existence.

Cette répétition organique qui caractérise l’expérience vidéoludique est pour le moins étrange, et sa signification excède largement les catégories traditionnelles de l’action et du choix, de l’interactivité et de la jouabilité. Elle est avant tout la prise d’une différence entre le corps organique et le corps de l’interface, différence qui se joue dans le cadre d’un apprentissage spécifique. Cliquer sur son interface, actionner les bons boutons de la façon la plus naturelle possible, jusqu’à ce que la manette devienne comme une excroissance de notre propre chair, une seconde peau : n’est-ce pas là l’horizon ultime, jamais tout à fait atteint mais toujours poursuivi, de l’expérience vidéoludique ?

Peut-être alors le jeu vidéo est-il essentiellement un reconditionnement corporel. Il nous écarte du conditionnement quotidien — on a rarement vu dans un jeu un geste que nous faisions par ailleurs être réutilisé tel quel — pour nous reconditionner selon d’autres schémas. Il nous apprend de nouvelles manières de bouger, il produit de nouvelles capacités digitales à l’extrémité même de nos corps, capacités qui, sans doute, ne trouveront aucun champ d’application dans la réalité quotidienne et sociale. N’y a-t-il pas quelque chose de troublant dans cette spécialisation gestuelle qui ne sert à rien hors de son propre contexte ? Ce que nous apprenons dans le jeu vidéo ne concerne que le monde du jeu vidéo : c’est la boîte noire, l’enclave séparée, le domaine clos d’une gestualité qui n’a de sens qu’en référence à elle-même.

Représentons-nous maintenant le joueur dans son activité. Il avance dans le jeu en répétant des séquences de gestes, sa corporéité représentée et dépendante d’un plan général, le plan ludique. Cette corporéité n’est jamais unitaire, jamais homogène : elle se dédouble, se diffracte, se dissémine entre les différentes instances qui la constituent. Il y a dans cette répétition du corps une narration très particulière parce qu’elle se divise en deux flux parallèles et pourtant inséparables. D’une part, il y a ce qui rentre, ce qui est absorbé par le corps du joueur : les règles du jeu, les contraintes de l’interface, les possibilités gestuelles codées dans le programme. D’autre part, il y a ce qui sort, ce qui émane du corps et se projette dans l’espace virtuel : les impulsions nerveuses, les réflexes acquis, l’intelligence kinesthésique développée au fil des heures de jeu.

Le nom du jeu vidéo est toujours en contact avec le monde extérieur, c’est une histoire de perspective, de point de vue sur cette expérience singulière. On peut saisir le jeu vidéo du point de vue de l’extérieur, comme un objet culturel parmi d’autres, comme un dispositif technologique inscrit dans une histoire des médias, comme une industrie répondant à des logiques économiques. On peut aussi l’appréhender de l’autre côté, du côté de l’intérieur : comme une expérience corporelle spécifique, comme l’habitation d’un corps dont la gestualité est réglée par un code de jeu, par une intention unique, et non par cet ensemble d’interactions sociales complexes et historiques qui déterminent habituellement nos mouvements.

Il y a aussi, dans le jeu vidéo, cette intériorité irréductible, cette dimension phénoménologique qui échappe à toute objectivation externe. Et ces deux perspectives — externe et interne — sont toujours en contact, toujours en tension. Leur divergence irréconciliable est précisément ce qui définit l’expérience du jeu vidéo comme telle. N’est-ce pas dans cet écart, dans cette impossibilité de superposer parfaitement le corps organique et le corps virtuel, le geste réel et son corrélat numérique, que réside la spécificité de l’expérience vidéoludique ? Le jeu vidéo n’est jamais pure immersion, contrairement à ce que voudraient nous faire croire les discours marketing ; il est plutôt l’expérience d’une oscillation constante entre immersion et distance, entre incorporation et extériorité.

Le jeu vidéo est donc l’esthétique d’un corps différentiel, d’un corps qui n’est jamais identique à lui-même, qui apprend et explore toujours des séquences gestuelles artificielles. C’est aussi pour cette raison que le jeu n’est immersif qu’à la marge, de manière temporaire et fugace. L’immersion parfaite supposerait une identité complète entre le corps du joueur et le corps virtuel, une transparence absolue de l’interface — mais une telle identité abolirait précisément la différence constitutive du jeu vidéo. Ce qui fait la richesse de l’expérience vidéoludique, c’est justement que nous n’y sommes jamais complètement absorbés, que nous demeurons toujours dans cet entre-deux, dans cette oscillation entre deux régimes de corporéité.

Le jeu vidéo consiste finalement en une intelligence différentielle, c’est-à-dire en un corps de corps : non pas un corps unitaire, homogène, identique à lui-même, mais une multiplicité corporelle, un assemblage hétérogène de chairs et de circuits, de nerfs et de pixels, de muscles et de codes. Dans cette hybridation, ce n’est pas tant l’humain qui se “virtualise” que la machine qui s’incorpore, qui s’insère dans les interstices de notre sensibilité, qui prolonge et transforme nos capacités gestuelles sans jamais les abolir.

N’y a-t-il pas, dans cette expérience d’un corps augmenté, décalé, décentré, quelque chose qui résonne profondément avec notre condition contemporaine ? Ne sommes-nous pas tous, à des degrés divers, pris dans ces jeux de dédoublement, dans ces écarts entre notre corporéité immédiate et les médiations techniques qui la prolongent et la transforment ? Le joueur de jeu vidéo ne serait-il pas, en ce sens, la figure exemplaire d’une humanité qui ne cesse de négocier sa relation aux dispositifs techniques, de redéfinir les frontières de son corps propre au contact des machines ?

Peut-être est-ce là que réside la véritable portée philosophique du jeu vidéo : non pas dans les récits qu’il déploie ou dans les mondes qu’il simule, mais dans cette expérience corporelle singulière qu’il nous offre, dans cette exploration des limites de notre chair au contact de l’alterité machinique. Le jeu vidéo nous apprend moins à habiter des mondes virtuels qu’à habiter différemment notre propre corps, à le percevoir non plus comme une entité close, autonome, souveraine, mais comme un champ de forces en perpétuelle reconfiguration, ouvert aux altérations, aux extensions, aux hybridations.

Cette corporéité vidéoludique, cette intelligence différentielle qui émerge dans l’écart entre le biologique et le technique, ne nous invite-t-elle pas à repenser radicalement nos conceptions traditionnelles du corps ? Ne nous suggère-t-elle pas que le corps n’est jamais donné une fois pour toutes, qu’il est toujours à construire, toujours à inventer dans la rencontre avec les dispositifs qui le prolongent et le transforment ? Dans cette perspective, le jeu vidéo ne serait plus un simple divertissement, une évasion hors du réel, mais un laboratoire où s’expérimentent de nouvelles modalités d’être-au-monde, de nouvelles configurations sensorielles, de nouvelles alliances entre la chair et le code.

Et si le jeu vidéo, par-delà ses narrations spectaculaires et ses mondes fantastiques, nous racontait avant tout cette histoire-là : celle d’un corps en métamorphose, en perpétuelle négociation avec les techniques qui l’environnent et le traversent ? Ne serait-ce pas là sa véritable leçon, sa contribution la plus profonde à notre compréhension de ce que signifie être humain à l’ère des machines numériques ? Non pas la promesse illusoire d’une désincarnation, mais au contraire l’exploration patiente des nouvelles formes d’incarnation qui s’ouvrent à nous dans notre commerce avec les dispositifs techniques.

Le corps différentiel du joueur de jeu vidéo, ce corps qui n’est jamais pleinement lui-même ni pleinement autre, ce corps qui se constitue dans l’écart même entre l’organique et le technique, ne serait-il pas, en définitive, l’emblème d’une humanité qui apprend à se réinventer au contact de ses propres créations ?