La représentation en politique

I. La représentation comme limite

Il faut en finir avec la démocratie représentative de la même manière qu’il fallait en finir avec la représentation artistique. De la mimesis nous ne retiendrons que des effets de surface, des procédures tourbillonnaires, mais nous n’en ferons pas le mot final. La démocratie représentative ne doit pas être exclue comme telle, ce qui doit être contestée est son hégémonie parce qu’elle n’est qu’une image de la démocratie. Et de la même manière que nous devons être critique quant à ce mode démocratique quand il veut subsumer l’ensemble des procédures démocratiques, nous devons nous méfier avec véhémence de toute authenticité politique, de tout discours d’essentialisation qui mettant en cause la représentation croit revenir à la chose même, selon une logique fusionnelle que l’histoire a déjà parcouru en tout sens.

Cette analogie entre représentation artistique et représentation politique n’est pas fortuite. Dans les deux cas, un même mécanisme est à l’œuvre : la substitution d’une image à une réalité, d’un signe à un référent, d’un tenant-lieu à une présence. Dans les deux cas également, ce mécanisme a progressivement perdu sa fonction initiale – rendre présent l’absent – pour s’instituer en système autonome, régulé par ses propres lois, détaché de ce qu’il était censé représenter.

L’histoire de l’art a montré comment la mimesis, principe fondateur de la représentation occidentale, a graduellement cédé la place à une exploration des conditions mêmes de la représentation, jusqu’à l’émergence de pratiques qui contestent radicalement la primauté du représentatif. De Manet à Pollock, de Duchamp à l’art conceptuel, c’est toute une généalogie critique qui a déconstruit l’évidence du rapport mimétique, révélant son caractère conventionnel, historique, idéologique.

La critique de la représentation politique suit un chemin parallèle. Initialement conçue comme un dispositif permettant l’expression médiatisée d’une volonté collective – le peuple trop nombreux pour s’assembler délègue son pouvoir à des représentants –, elle s’est progressivement transformée en système autoréférentiel, où les mécanismes de la représentation fonctionnent pour eux-mêmes, indépendamment de ce qu’ils sont censés représenter.

Il ne s’agit pourtant pas de rejeter en bloc tout mécanisme représentatif, de prôner un retour illusoire à une présence immédiate, à une transparence sans reste entre gouvernants et gouvernés. Une telle posture ne ferait que reconduire, sous couvert de critique, le fantasme d’une authenticité première, d’une origine pure dont la représentation ne serait que la corruption. L’histoire a suffisamment montré les dangers de ces discours de l’authenticité, qui débouchent souvent sur des logiques totalitaires, où le corps social est supposé fusionner dans une unité organique, incarnée par un chef, un parti, une race, une nation.

La critique de la représentation démocratique ne peut donc se contenter d’opposer le “vrai” au “faux”, l’authenticité à l’artifice, la présence à la représentation. Elle doit plutôt interroger les conditions concrètes dans lesquelles s’exerce le pouvoir, les dispositifs qui structurent la participation politique, les mécanismes qui permettent ou entravent l’expression des singularités.

II. L’érosion des fondements élitaires

La délégation démocratique ne fonctionne plus parce qu’elle était fondée sur une certaine idée des élites qui étaient suffisamment éduquées pour agir au nom de…, à la place de… et qui a fini par s’agiter sur une place laissée vacante. On sait combien les démocratie occidentales sont devenues au cours du temps des oligarchies confisquant aux individus (on ne parle pas de peuple qui fut aussi un concept produit par une conception élitaire) le pouvoir d’agir.

Le système représentatif reposait historiquement sur une conception élitiste du pouvoir politique. Seuls les “meilleurs” – aristocratie étymologique – étaient jugés capables de délibérer rationnellement sur les affaires publiques, de s’élever au-dessus des intérêts particuliers pour percevoir l’intérêt général. Cette conception, héritée de la pensée classique et reformulée par les théoriciens de la démocratie moderne, justifiait la délégation comme transfert légitime du pouvoir des “incompétents” vers les “compétents”.

Mais ce fondement élitaire de la représentation démocratique a progressivement perdu sa crédibilité. D’une part, l’extension de l’éducation, l’accès généralisé à l’information, la complexification des sociétés ont rendu obsolète l’idée d’une supériorité intellectuelle et morale naturelle des représentants. D’autre part, le fonctionnement effectif des systèmes représentatifs a révélé une tendance structurelle à l’oligarchisation, où les élites politiques, loin de transcender les intérêts particuliers, se constituent en classe distincte, avec ses propres intérêts, ses propres codes, sa propre reproduction.

Cette transformation oligarchique n’est pas accidentelle, mais inscrite dans la logique même du système représentatif. Comme l’avait analysé Robert Michels dès le début du XXe siècle à travers sa “loi d’airain de l’oligarchie”, toute organisation, y compris celles qui se veulent les plus démocratiques, tend à développer une structure bureaucratique et hiérarchique, où le pouvoir se concentre entre les mains d’une minorité de dirigeants. Cette oligarchisation résulte de facteurs techniques (division du travail, spécialisation des tâches), psychologiques (besoin de leadership, apathie des masses) et politiques (contrôle des ressources, des informations, des réseaux).

Les démocraties représentatives contemporaines illustrent parfaitement cette tendance. Les “élites” politiques actuelles ne se distinguent plus par une supériorité intellectuelle ou morale, mais par leur capacité à maîtriser les codes du jeu politique, à mobiliser les ressources nécessaires pour accéder aux positions de pouvoir et s’y maintenir. Loin d’agir “au nom de” ou “à la place de” leurs mandants, elles “s’agitent sur une place laissée vacante”, occupant un espace politique déserté par des citoyens de plus en plus désengagés, défiants, atomisés.

Cette confiscation du pouvoir d’agir est d’autant plus problématique qu’elle s’opère sous couvert de légitimité démocratique. Les mécanismes électifs, censés garantir la souveraineté populaire, fonctionnent de plus en plus comme des rituels vides, où le choix des citoyens se réduit à l’alternative entre des options prédéterminées, entre des personnalités interchangeables issues des mêmes filières, des mêmes milieux, partageant les mêmes présupposés.

La notion même de “peuple”, mobilisée pour légitimer le pouvoir représentatif, apparaît de plus en plus comme une construction idéologique, un concept abstrait forgé précisément pour justifier la délégation et la confiscation du pouvoir. Le “peuple” n’existe pas comme entité homogène, unifiée, dotée d’une volonté propre que des représentants pourraient fidèlement traduire. Il est une multiplicité irréductible de singularités, de différences, d’intérêts hétérogènes que le système représentatif tend à réduire, à uniformiser, à subsumer sous des catégories abstraites.

III. L’émergence du réseau comme paradigme

En ce moment même de nouvelles structures démocratiques apparaissent dont l’image n’est pas conceptuelle mais opérationnelle et que l’on nomme le réseau. Ce n’est pas simplement un effet temporaire que le réseau ait été utilisé par tous les mouvements de révoltes de ces dernières années. Le réseau est l’image d’une nouvelle organisation politique qui a été déjà largement commenté et qui rejoint cette nouvelle structuration des individus: les multitudes, concept qui permet de ne pas unifier les singularités, qui empêche de subsumer le multiple sous l’opérateur de l’unité (le concept politique qui tue les individus si ceux-ci ne sont pas réductibles).

Face à l’épuisement du modèle représentatif, de nouveaux paradigmes politiques émergent, moins comme des théories abstraites que comme des pratiques concrètes, des modes d’organisation expérimentés dans les luttes contemporaines. Le réseau constitue sans doute la figure centrale de ces nouvelles modalités démocratiques, non pas comme simple métaphore, mais comme structure opérationnelle permettant d’articuler différemment le rapport entre singularité et collectivité, entre autonomie et coordination.

Ce n’est pas un hasard si le réseau a été le mode d’organisation privilégié des mouvements contestataires récents, des Indignés au Printemps arabe, de Occupy Wall Street aux Gilets jaunes. Au-delà de la dimension tactique – contourner la répression, éviter la récupération, maintenir l’autonomie des initiatives –, ce choix témoigne d’une transformation plus profonde des imaginaires politiques, où la verticalité hiérarchique cède la place à l’horizontalité des connexions, où la centralisation du pouvoir est remplacée par la distribution des capacités d’agir.

Le réseau n’est pas simplement un outil technique ou organisationnel ; il constitue un modèle politique alternatif, qui reconfigure les rapports entre unité et multiplicité, entre représentants et représentés, entre décision et exécution. Contrairement à la représentation, qui repose sur une logique de substitution (le représentant parle à la place du représenté), le réseau fonctionne selon une logique de connexion (chaque nœud est relié à d’autres nœuds, sans hiérarchie préétablie).

Dans un réseau, le pouvoir n’est pas concentré en un point central, mais distribué entre les différents nœuds. La légitimité ne découle pas d’une délégation formelle, mais de la capacité effective à mobiliser, à connecter, à faire circuler. L’unité n’est pas présupposée comme condition de l’action collective, mais produite provisoirement par la coordination des singularités. La décision n’est pas le privilège d’une minorité d’élus, mais le résultat d’un processus complexe d’interactions, de négociations, d’ajustements.

Cette logique réticulaire correspond à l’émergence d’une nouvelle figure du sujet politique : non plus le peuple comme totalité homogène, mais la multitude comme multiplicité hétérogène. Le concept de multitude, élaboré notamment par Antonio Negri et Michael Hardt à partir d’une relecture de Spinoza, désigne précisément cette multiplicité irréductible de singularités qui ne se laisse pas subsumer sous une unité transcendante. La multitude n’est pas le peuple, elle n’est pas une masse indifférenciée, elle n’est pas une classe définie par sa position dans les rapports de production. Elle est un ensemble de singularités qui coopèrent sans renoncer à leurs différences, qui agissent en commun sans se fondre dans une identité collective.

Le réseau constitue la forme organisationnelle adéquate à cette multitude, en ce qu’il permet l’articulation des singularités sans leur subordination à une unité transcendante. Chaque nœud du réseau garde son autonomie tout en étant connecté aux autres, chaque singularité participe à l’action commune sans abdiquer sa spécificité. La puissance du réseau réside précisément dans cette capacité à coordonner sans uniformiser, à produire du commun sans effacer les différences.

Cette articulation entre réseau et multitude n’est pas simplement une utopie politique ; elle correspond à des transformations effectives des modes de subjectivation, de production, de socialisation dans les sociétés contemporaines. Les technologies numériques, les nouvelles formes de travail immatériel, les modes de vie urbains, les pratiques culturelles hybrides contribuent à façonner des subjectivités réticulaires, des identités multiples, des appartenances fluides qui ne peuvent plus être adéquatement représentées dans le cadre des institutions traditionnelles.

IV. La critique de la mimesis

Il faut donc en finir avec la représentation en démocratie parce qu’elle a les mêmes défauts que la mimesis en art quand elle devient hégémonique. En renvoyant toujours à un autre objet (le référent) elle s’autoconstitue comme un objet en soi selon une logique autoimmune (Derrida), elle se réifie et fini par se prendre elle-même pour une fin (Adorno), de sorte que les élites qui n’en ont plus que le nom s’autoconservent, se perpétuent, concentrent un pouvoir que nul ne leur a donné, qu’ils n’ont même pas volés et qui est aussi imaginaire que la monnaie qui circule sur les marchés.

La critique de la représentation politique peut s’inspirer des analyses qui ont déconstruit la mimesis artistique. Dans les deux cas, un même processus est à l’œuvre : ce qui n’était initialement qu’un moyen de rendre présent l’absent finit par s’autonomiser, par fonctionner pour lui-même, indépendamment de ce qu’il était censé représenter. La critique de la mimesis artistique par Adorno ou Derrida, la déconstruction des mécanismes représentatifs par Foucault ou Rancière peuvent ainsi nourrir une critique renouvelée de la représentation politique.

Jacques Derrida a analysé le caractère “auto-immun” des systèmes représentatifs, qui, censés protéger une identité, une présence, finissent par la menacer, par la détruire de l’intérieur. L’auto-immunité désigne ce processus par lequel un organisme se retourne contre ses propres défenses, détruisant ce qui devait le protéger. De même, la représentation politique, censée garantir l’expression de la volonté populaire, finit par la neutraliser, par l’immuniser contre toute effectivité réelle. Les mécanismes représentatifs, loin de permettre l’expression du pouvoir constituant de la multitude, deviennent des dispositifs de capture, de neutralisation de ce pouvoir.

Theodor Adorno a montré comment, dans l’industrie culturelle, la logique mimétique se transforme en réification : ce qui n’était qu’une médiation devient une fin en soi, une chose autonome qui impose ses propres lois. De même, dans la démocratie représentative, les mécanismes de délégation, qui n’étaient que des moyens pour l’exercice du pouvoir collectif, se sont réifiés en dispositifs autonomes, gouvernés par leurs propres règles, détachés de leur fonction initiale. Le système politique devient autoréférentiel, se prenant lui-même pour objet, pour finalité.

Ce processus d’autonomisation de la représentation explique comment les élites politiques actuelles peuvent concentrer un pouvoir que personne ne leur a véritablement donné, qu’elles n’ont même pas eu besoin de “voler” au sens traditionnel du terme. Ce pouvoir est largement imaginaire, comme la valeur de la monnaie financière, mais ses effets sont bien réels. Il repose moins sur la force brute que sur des mécanismes symboliques, sur des croyances partagées, sur des rituels qui maintiennent l’illusion d’une légitimité démocratique.

Ces élites ne se perpétuent pas principalement par la coercition, mais par leur capacité à contrôler les conditions d’accès aux positions de pouvoir, à définir les règles du jeu politique, à déterminer ce qui est dicible et ce qui ne l’est pas, ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. Leur domination est d’autant plus efficace qu’elle s’exerce non par l’imposition frontale d’une volonté, mais par la structuration du champ des possibles, par la définition des termes mêmes dans lesquels les problèmes sont posés et les solutions envisagées.

La représentation politique, comme la mimesis artistique, n’est donc pas simplement une technique neutre de médiation entre une réalité et son expression ; elle est un dispositif de pouvoir qui produit des effets spécifiques, qui façonne la réalité qu’elle prétend simplement refléter. Elle n’est pas seulement un miroir déformant, mais une matrice productive qui engendre certaines formes de subjectivité, de socialité, de rapport au monde.

V. Vers une politique postconsensuelle

Il faut donc en finir, encore une fois, comme lors de tout mouvement révolutionnaire. Non pas pour une table rase, mais simplement pour inventer d’autres modalités qui sont déjà à l’œuvre dans la vie de chacun quand vous accédez à ce texte de lien en lien.

L’appel à “en finir” avec la représentation n’est donc pas une invitation au nihilisme politique, à la destruction tous azimuts des institutions existantes. Il ne s’agit pas de faire table rase du passé pour édifier sur ses ruines un ordre radicalement nouveau, selon la logique des révolutions classiques. Une telle posture ne ferait que reconduire le fantasme d’une rupture absolue, d’un recommencement à zéro qui n’a jamais été qu’une illusion métaphysique.

Il s’agit plutôt de reconnaître et d’amplifier les pratiques alternatives qui sont déjà à l’œuvre, parfois souterrainement, dans les interstices du système représentatif. Ces pratiques ne constituent pas un modèle unique, une solution globale qui remplacerait la démocratie représentative, mais une multiplicité d’expérimentations, de tentatives, d’initiatives qui explorent d’autres manières de faire politique, d’autres modes d’organisation du commun.

Ces alternatives sont déjà présentes dans de nombreux domaines : dans les mouvements sociaux qui expérimentent des formes d’auto-organisation horizontale, dans les communautés numériques qui développent des modes de coopération distribués, dans les initiatives locales qui inventent des formes de gouvernance participative, dans les pratiques artistiques qui explorent de nouveaux modes de création collective. Elles sont à l’œuvre quand vous naviguez “de lien en lien” sur internet, construisant votre propre parcours plutôt que de suivre un chemin prédéterminé, établissant des connexions inédites plutôt que de reproduire des associations convenues.

Ces pratiques ne se présentent pas comme des modèles achevés, comme des solutions clés en main, mais comme des processus ouverts, expérimentaux, fragiles. Elles ne visent pas à remplacer un système par un autre, mais à multiplier les espaces d’autonomie, les zones d’expérimentation, les possibilités d’action collective non médiatisée par les mécanismes représentatifs.

Cette politique post-représentative est aussi une politique “postconsensuelle”, qui ne cherche pas à reconstruire une unité perdue, à restaurer un consensus imaginaire, mais à faire proliférer les différences, à multiplier les points de vue, à intensifier les conflits productifs. Elle ne vise pas l’harmonie d’une communauté réconciliée avec elle-même, mais la vitalité d’une multitude traversée de tensions, de désaccords, de devenirs hétérogènes.

Une telle politique implique de renoncer à la quête illusoire d’une solution définitive, d’un modèle parfait, d’un système idéal. Elle invite plutôt à une expérimentation continue, à une invention permanente de nouvelles formes de vie, de nouvelles modalités d’action collective, de nouveaux agencements du commun. Elle exige une attention constante aux conditions concrètes, aux situations spécifiques, aux possibilités effectives plutôt qu’aux principes abstraits ou aux idéaux intemporels.

Cette approche ne signifie pas l’abandon de toute exigence normative, de toute visée émancipatrice, de tout horizon utopique. Mais elle inscrit ces exigences, ces visées, ces horizons dans la matérialité des pratiques, dans la concrétude des expériences, dans l’immanence des processus plutôt que dans la transcendance des idéaux. Elle substitue à la logique du “grand soir”, de la rupture absolue, une logique de la transformation progressive, de la contamination virale, de la prolifération rhizomatique.

En ce sens, la critique de la représentation ouvre sur une politique de l’expérimentation plutôt que de la représentation, de l’immanence plutôt que de la transcendance, du processus plutôt que du résultat, de l’invention plutôt que de la reproduction. Une politique qui ne cherche pas à représenter un monde déjà là, mais à participer à l’émergence de mondes nouveaux, à la création de possibles inédits, à l’actualisation de virtualités non encore explorées.