L’involution terrestre : technique et fossilisation

La fossilisation est un processus lent d’enfouissement minéral. Une forme quelconque est prise dans une matière, laisse une empreinte qui s’enfonce progressivement sous terre. Elle devient une matière minérale et regresse dans la formation planétaire.

Cette régression silencieuse vers l’inorganique, ce mouvement d’enfouissement par lequel toute singularité finit par rejoindre l’indifférencié de la masse terrestre, ne pourrait-elle pas constituer la clé d’une ontologie qui dépasserait enfin l’anthropocentrisme tenace de notre tradition philosophique ? Car dans ce processus millénaire, quelque chose se joue qui excède radicalement l’échelle de nos existences individuelles et collectives : une temporalité vertigineuse où la distinction entre naturel et artificiel, entre donné et fabriqué, entre trouvé et produit, s’estompe progressivement au profit d’une autre logique, celle de la minéralisation universelle. N’est-ce pas là une invitation à penser selon d’autres rythmes, d’autres durées, qui ne seraient plus celles de l’intentionnalité humaine mais celles, infiniment plus lentes, de la sédimentation géologique ?

Ce qui se donne à nous comme technique – dans la brillance métallique d’un ordinateur, dans la plasticité fonctionnelle d’un téléphone portable, dans l’efficacité énergétique d’une éolienne – n’est jamais qu’un moment, une phase transitoire dans un cycle plus vaste qui commence par l’extraction et s’achève par l’enfouissement. Cycle où la distinction même entre nature et artifice perd de sa pertinence : la technique n’est ni une excroissance étrangère à la nature, ni une pure invention humaine détachée de tout substrat matériel. Elle est plutôt une modalité particulière du devenir terrestre, une configuration temporaire de la matière planétaire.

En anticipant la fossilisation de notre présent, on peut être assuré que ce dernier laissera un nombre conséquent de fossiles techniques et si on replace ce mouvement entre un commencement et une fin, on aperçoit comment ces techniques ont été formées à partir de l’extraction terrestre que ce soit pour former leur matière métallique (mine) ou plastique (extraction), ou pour les faire fonctionner en utlisant une énergie qui est le fruit d’une transformation à partir d’une matière première terrestre. Il y aurait là à développer le sens profond de l’énergie (energia) comme convertabilité de toutes choses selon l’ordre d’un usage. Avec l’extraction et la transformation énergétique, la matière de base (le charbon, le pétrole, la rivière) perd sa singularité et devient utilisable pour autre chose, par exemple pour mouvoir une voiture.

Cette conversion énergétique qui arrache la matière à sa singularité pour la transformer en pure potentialité d’usage constitue peut-être le geste technique fondamental : non pas tant la fabrication d’objets que l’institution d’une équivalence généralisée, d’une commensurabilité entre des éléments auparavant hétérogènes. Le pétrole ne vaut plus comme cette substance spécifique avec ses qualités propres, mais comme quantum d’énergie convertible en mouvement, en chaleur, en électricité. Cette abstraction énergétique, qui détache la matière de sa concrétude sensible pour la réduire à sa fonction, n’est-elle pas l’exact opposé de la fossilisation qui, elle, réinscrit toute forme dans l’épaisseur minérale de la terre ?

Et pourtant, ces deux mouvements – l’abstraction énergétique et l’enfouissement fossilisant – constituent les deux faces d’un même processus cyclique : ce qui est arraché à la terre par l’extraction, ce qui est momentanément transformé par la technique, finit toujours par y retourner, selon des échelles temporelles qui excèdent l’horizon de nos préoccupations quotidiennes. La métamorphose technique n’est jamais qu’une parenthèse dans l’immense continuité de la matière terrestre.

La fossilisation n’est donc pas seulement quelque chose qui arrivera à la technique, elle en est la provenance. La technique est dans sa formation et dans son alimentation minérale, et elle y revient dans son arrêt, son obsolescence, son abandon et son enfouissement. À y regarder de plus près, la technique a un lien matériel avec la terre. Elle en vient et elle y reviendra. Tout se passe comme si elle en avait été extraite, puis transformée pour répondre à une fonction, abandonnée pour enfin y revenir.

Cette circularité profonde du devenir technique nous invite à repenser radicalement la relation entre nature et artifice. Si la technique est à la fois issue de la terre et destinée à y retourner, peut-on encore la penser comme une simple extériorité, comme le produit d’une intention humaine imposée à une matière passive ? Ne faut-il pas plutôt la concevoir comme une modalité particulière du devenir terrestre lui-même, comme une phase transitoire dans l’immense cycle de transformation de la matière planétaire ? Non plus “natura naturata” face à “natura naturans”, mais plutôt moment spécifique dans l’autopoïèse de la terre elle-même.

Ce qui se dessine alors, c’est une ontologie où la technique n’est plus pensée à partir de l’usage humain, mais à partir de son inscription dans des cycles matériels et énergétiques qui débordent infiniment l’échelle anthropologique. L’objet technique n’est plus cette entité stable définie par sa fonction, mais une configuration temporaire de la matière-énergie en perpétuelle métamorphose. Son identité n’est plus donnée par l’intention qui a présidé à sa fabrication, mais par sa trajectoire matérielle, depuis l’extraction jusqu’à l’enfouissement, en passant par la transformation et l’usage.

C’est peut-être pour cette raison que l’on ne peut considérer la technique seulement d’un point de vue anthropologique, son usage n’est qu’un moment de son histoire, mais son histoire plonge des racines antérieures à sa mobilisation par l’être humain et elle continera après la disparition de l’espèce humaine. C’est aussi pour cette raison que la technique questionne une ontologie qui ne se réduit pas à la corrélation d’un sujet et d’un objet. Elle entretient étrangement des liens profonds avec la relation conflictuelle entre la terre et le monde comme l’avait envisagé Heidegger.

Cette dimension trans-anthropologique de la technique nous oblige à repenser fondamentalement notre position dans le grand cycle de la matière-énergie. L’humanité n’apparaît plus comme le centre et la mesure de toute chose, mais comme un agent parmi d’autres dans un processus qui la précède et lui survivra. Si la technique a une histoire qui déborde l’humanité de part et d’autre, n’est-ce pas le signe que nous devons abandonner tout anthropocentrisme dans notre façon de penser la technique ? Non pas pour verser dans un posthumanisme naïf qui ferait l’économie de la spécificité humaine, mais pour situer cette spécificité à sa juste place : comme un moment particulier, une inflexion singulière dans le grand mouvement de la matière terrestre.

Cette perspective nous permet également de repenser la question heideggérienne du conflit entre la terre et le monde. Le monde, comme horizon de sens ouvert par l’existence humaine, n’est jamais qu’une fine pellicule à la surface de la terre, une écume temporaire sur l’océan de la matière inorganique. La technique, loin d’être simplement un instrument au service du monde, serait plutôt ce par quoi la terre elle-même se configure temporairement en monde, avant de reprendre ses droits par le lent travail de la fossilisation.

La question de la fossilisation n’est pas un processus qui arrive accidentellement à la technique, elle en est le devenir profond sur des échelles de temps que nous avons encore du mal à considérer et à intégrer dans notre conception quotidienne. La fossilisation est exactement ce que je recherchais depuis des années en abordant la dislocation. La dislocation des murs en déconnectant ceux-ci de leur géométrie (Dislocation I), la dislocation d’objets usuels comme des chaises en détendant leur temporalité sur des échelles de plusieurs minutes comme si la brutalité de la destruction pouvait s’effacer au profit de la disjonction entre la matière et la forme (Dislocation II).

Cette disjonction entre matière et forme, cette lente séparation qui s’opère dans la dislocation comme dans la fossilisation, constitue peut-être le geste ontologique fondamental qui nous permet de penser au-delà de l’hylémorphisme traditionnel. Car ce qui se révèle dans ces processus, c’est que la forme n’est jamais qu’une configuration temporaire de la matière, une phase transitoire dans un devenir qui excède infiniment la stabilité illusoire de l’objet. La chaise qui se disloque lentement, le mur qui perd progressivement sa géométrie, le téléphone portable qui s’enfouit millimètre par millimètre dans le sol : tous ces phénomènes nous montrent comment la forme, loin d’être un principe organisateur extérieur à la matière, n’est qu’un moment dans son automouvement.

En fossilisant, on disloque dans le sens ou on modifie la localité des relations hylémorphiques, et en transformant ainsi le couple forme-matière, on envisage une ontologie dont l’être humain n’est plus le centre et l’échelle de valeur absolue. La technique est une involution de la terre, un moment et un passage comme si des formes s’extirpaient pendant une brève durée de l’écorce terrestre, flottaient un moment sur sa surface puis retombaient au sol et au fil des millénaires étaient aspirées par la terre.

Cette image de l’involution terrestre – où la technique n’est plus pensée comme progrès linéaire mais comme cycle d’extraction et d’enfouissement – ne nous offre-t-elle pas une perspective profondément différente sur notre rapport au monde technologique ? Non plus la posture prométhéenne de la domination de la nature par la technique, ni la nostalgie passéiste d’un retour à une prétendue authenticité pré-technique, mais plutôt la conscience aigüe de notre inscription dans des cycles matériels qui nous dépassent infiniment.

Et peut être est-ce pour cettte raison que le problème de la pollution est souvent mal posé. La pollution n’affecte pas la terre en tant que terre, la terre est solitaire, elle affecte le monde au sens d’une surface peuplée, habitée, sensibilisée par des vivants. Ce que la pollution met en danger d’extinction ce sont les espèces vivantes, mais elle n’a pas la capacité de disloquer la terre, de transformer sa configuration minérale ou son orbite cosmique. Il faut savoir distinguer les changements d’échelle qui sont autant de fils à démêler.

Cette distinction entre la terre et le monde nous permet de repenser l’écologie en des termes qui ne seraient plus anthropocentriques. Car ce n’est pas la terre qui est menacée par la pollution – la terre, dans sa masse minérale indifférente, intégrera sans difficulté tous nos déchets dans le grand cycle de la fossilisation – mais bien le monde comme habitat du vivant, comme fine pellicule biologique à la surface de la planète. Si la technique constitue un danger, ce n’est pas pour la terre elle-même, qui poursuivra imperturbablement son existence minérale bien après la disparition de toute vie, mais pour ce monde fragile que nous partageons avec les autres espèces.

Penser la technique à l’échelle géologique, la concevoir comme un moment dans le grand cycle de l’extraction et de la fossilisation, ne nous dispense donc pas de nous préoccuper de ses effets sur le monde vivant. Au contraire, cette perspective nous invite à situer plus précisément ce qui est véritablement en jeu dans la crise écologique : non pas la survie de la terre, mais celle de cette fine couche de vivant qui s’est développée à sa surface et dont nous sommes partie intégrante.

Cette conscience des différentes échelles temporelles et spatiales – depuis le temps court de l’usage technique jusqu’au temps long de la fossilisation, depuis l’espace restreint du monde habité jusqu’à l’espace infini de la terre minérale – n’est-elle pas précisément ce qui nous fait cruellement défaut dans notre rapport actuel à la technique ? N’est-ce pas cette incapacité à penser simultanément ces différentes échelles qui nous conduit soit à une angoisse paralysante face à la « fin du monde », soit à une indifférence coupable face aux destructions en cours ?