Des fictions irrésolues

Il m’a toujours semblé qu’il existait deux formes d’œuvres. Les premières constituent des solutions parce qu’elles proposent des actes de synthèse. La synthèse comme décomposition du complexe en éléments simples et recomposition pour produire du simple composé (Descartes), a depuis longtemps semblé en Occident une façon de nous guérir.

Les secondes sont irrésolues, elles restent à même les flux complexes de l’existence, elles ne les réduisent pas, elles les suivent. Le caractère fini d’une œuvre ne permettait que par des stratagèmes stylistiques de laisser l’ouverture de cette irrésolution (Pessoa, Godard et quelques autres). J’aimerais aborder le médium numérique comme la possibilité d’infinitudes qui sont structurellement irrésolues parce qu’il n’y a plus de correspondance entre le temps d’inscription par le prétendu auteur et le temps de lecture du spectateur : l’œuvre continue à se produire, encore et encore selon les variables programmées en rapport avec des flux externes (par exemple le réseau qui est la surface d’inscription des multiplicités anonymes irrésolues).

Comment comprendre cette tension fondamentale entre résolution et irrésolution, entre finitude et infinitude qui traverse l’histoire de nos créations ? Cette dichotomie n’est-elle pas le reflet d’une ambivalence plus profonde face à l’existence même ? D’un côté, le besoin rassurant de clôture, d’achèvement, de sens définitif ; de l’autre, la fascination vertigineuse pour l’écoulement perpétuel, l’indétermination féconde, le mouvement sans fin. Les œuvres qui embrassent cette seconde voie ne nous invitent-elles pas à une forme de sagesse paradoxale, celle qui consiste à habiter le flux sans chercher à s’en extraire ?

Le paradoxe de cette proposition réside sans doute dans le télescopage entre le caractère mathématique de la programmation informatique et l’infinitude irrésolue du flux de l’existence. Toutefois ce paradoxe n’est aucunement une contradiction dans la mesure où la mathématique informatique n’est pas identique au projet de maîtrise de la mathématique classique. Il y a dans l’informatique un refus de l’idéalité et l’affirmation d’une performativité matérielle : on produit des résultats. L’informatique fait sortir la mathématique du projet platonicien (on pourrait d’ailleurs démontrer que la mathématique contemporaine sort également de ce projet par la théorie des ensembles).

Considérons un instant ce que signifie cette performativité matérielle : le code s’exécute, se déploie, génère des variations, crée des mondes virtuels qui échappent progressivement aux intentions initiales de leur créateur. La programmation devient alors une forme de mise en mouvement plutôt qu’une détermination figée. L’algorithme n’est plus la prison logique d’un raisonnement clos sur lui-même, mais le canal par lequel s’écoule un flux de potentialités. N’est-ce pas là une métamorphose profonde de notre rapport à la création ? Le code comme lit d’une rivière dont les eaux ne cessent de se renouveler, plutôt que comme moule rigide qui fige la matière en une forme définitive.

L’une des formes dominantes dans notre esthétique contemporaine de la résolution et de la synthèse est sans doute le cinéma qui hante de part en part l’imaginaire de nos vies : les personnages poursuivent un cheminement traversé par des péripéties qui les mettent à distance de leurs objectifs, le cours de l’histoire avançant la distance entre le point où ils sont et le point où ils vont, diminue soit que le premier se modifie par rapport au second soit que le second se modifie par rapport au premier. Les personnages persistent ou acceptent le défaut d’existence. Le cinéma est irréaliste dans la mesure où il propose le plus souvent, à quelques exceptions près, des solutions existentielles. On retrouve là le schéma aristotélicien.

Cette structure narrative si profondément ancrée dans nos consciences n’est-elle pas devenue une prison cognitive, un carcan qui nous empêche de percevoir le caractère fondamentalement irréductible de l’existence ? Le héros qui triomphe ou échoue, l’intrigue qui se dénoue, le conflit qui trouve sa résolution : autant de schémas qui nous bercent d’illusions consolatrices. La vie, dans son écoulement perpétuel, ne connaît ni dénouements, ni points finaux, seulement des transitions, des métamorphoses, des reprises et des variations. Le fleuve ne “résout” pas son cours ; il coule, simplement, indifférent aux catégories narratives que nous lui imposons.

J’aimerais imaginer une fiction infinie ne cessant de se produire et n’offrant donc aucune fin, fût-ce à titre de possibilité. La seule fin n’est pas une fin, elle serait seulement le décrochage du spectateur qui couperait un moment le flux. La fiction pourrait bien continuer en l’absence de spectateur. Ces fictions seraient habitées de personnages sans guérison possible, donc sans situation amenant une résolution, mais poursuivant un flux existentiel. Le problème ne serait pas même posé comme problème, il resterait problématique : quel est le problème de ces personnages ?

Qu’est-ce qu’un personnage qui ne cherche pas à résoudre sa propre énigme ? Une figure qui n’avance pas vers un dénouement de son histoire, mais qui simplement persiste dans sa propre durée ? Ne serait-ce pas, paradoxalement, un être plus fidèle à notre condition véritable ? Car nous sommes nous-mêmes ces êtres de flux, pris dans l’écoulement incessant des jours, des rencontres, des événements, sans qu’aucune synthèse définitive ne vienne jamais ordonner cette multiplicité chaotique. Nos vies ne sont pas des récits bien construits, mais des courants qui se mêlent, se séparent, forment des tourbillons et des méandres, sans jamais atteindre l’océan d’une conclusion.

Il s’agirait donc de fictions organisées (parce que programmées) mais dont la variabilité, qui est l’expression visuelle des variables programmatiques, ouvrirait la contingence. Non pas le hasard, mais la contingence comme possibilité que ce qui arrive n’arrive pas, que le tout autre arrive, fût-ce dans la répétition. La fiction ne cesserait de se reprendre. On passerait d’une épistémologie existentielle (comment se comporter par rapport à la vie) à une ontologie existentielle (comment la vie est).

Cette contingence programmée, n’est-elle pas la forme la plus adéquate pour exprimer notre condition contemporaine ? Nous habitons désormais un monde de flux numériques qui modifient profondément notre rapport au temps, à l’espace, à autrui. Ces flux ne sont ni totalement prévisibles, ni totalement chaotiques : ils sont précisément contingents, susceptibles de bifurcations inattendues, de reconfigurations soudaines. Le médium numérique permet ainsi de créer des œuvres qui ne sont plus des objets clos, mais des processus ouverts, des systèmes dynamiques qui évoluent selon des règles internes tout en restant sensibles aux perturbations externes.

La beauté de ces œuvres réside précisément dans cette tension permanente entre détermination et indétermination : elles sont structurées sans être figées, organisées sans être prévisibles. Elles manifestent une forme d’intelligence propre, non pas celle de l’auteur qui les aurait conçues de toutes pièces, mais celle qui émerge de leur dynamique interne, de leur capacité à générer des configurations toujours nouvelles. N’est-ce pas, au fond, la définition même de la vie : cette capacité à persister dans l’être tout en se transformant continuellement ?

Ces fictions infinies nous inviteraient ainsi à une forme de contemplation active : non pas l’absorption passive d’un récit prédéterminé, mais l’attention soutenue à un processus en cours, à un déploiement dont nul ne connaît l’issue. Le spectateur deviendrait alors témoin d’un devenir plutôt que consommateur d’un produit fini. Sa relation à l’œuvre ne serait plus celle de la compréhension qui maîtrise, mais de l’accompagnement qui suit, qui épouse les contours mouvants d’une réalité en perpétuelle métamorphose.

Le médium numérique, par sa plasticité intrinsèque, par sa capacité à combiner calcul rigoureux et variations infinies, apparaît comme le lieu privilégié de ces nouvelles formes narratives. L’écran n’est plus la fenêtre sur un monde fictif statique, mais la surface d’inscription de flux dynamiques qui se reconfigurent sans cesse. L’œuvre numérique ne représente plus le monde : elle en devient un fragment, une extension, un prolongement qui vibre au même rythme que lui. Elle ne cherche pas à nous faire évader de la réalité, mais à nous y plonger plus profondément, à nous rendre sensibles à sa complexité irréductible, à son caractère fondamentalement inépuisable.

Ainsi, ces fictions infinies nous enseigneraient peut-être une sagesse nouvelle, une manière d’habiter le monde sans chercher à le dominer, à l’enfermer dans nos catégories conceptuelles. Elles nous rappelleraient que l’existence n’est pas un problème à résoudre, mais un mystère à vivre, un flux à suivre, une danse à danser. Elles nous inviteraient à renoncer au fantasme de la maîtrise pour embrasser l’art subtil de la navigation, du louvoiement, de l’adaptation constante à un environnement changeant. N’est-ce pas là, finalement, la leçon la plus précieuse que puisse nous offrir l’art : non pas nous consoler de notre finitude, mais nous réconcilier avec elle, nous apprendre à l’habiter pleinement, joyeusement, sans regret ni nostalgie d’une impossible éternité ?