La pensée interrompue / The interrupted thought

Il s’agit d’interrompre la pensée pour poursuivre.

Un pas gagné.

On ne veut pas remplacer l’être humain, il est déjà si mortel et fragile, et puis il faudrait pour prendre sa place pouvoir reconnaître celle-ci, pouvoir se tenir face à elle et la considérer comme du dehors, comme si par ce regard adressé nous étions consistants. Tout discours du remplacement est un discours de l’identité, de l’identité perdue, de l’identité retrouvée. Si on l’assiège, c’est pour, du moins négativement, imaginer sa place. Par un creux.

La conjuration se conjure d’abord elle-même.

Quand j’écris un texte avec une IA, je commence une phrase et le logiciel poursuit. On pourrait laisser croire que cette poursuite est un pas de deux où je l’influence (puisqu’elle continue) et où elle m’influence (puisque je poursuis), mais l’IA m’interrompue. Elle suspend le flux de ma conscience non pour l’arrêter purement et simplement, mais pour la contrarier grâce à un bruit de fond, une noise, un grondement qui est celui de notre culture qui a pris aujourd’hui la forme d’un espace latent et statistique. En fait, c’est toujours « moi » qui écrit, qui tente de me rééquilibrer, de me retrouver, de poursuivre, malgré les interruptions qui sortent le flux de ma conscience du temps pour la poursuivre dans l’espace.

A 22 ans, dans le secret de ma chambre d’étudiant, je m’étais enregistré autoscopiquement avec une V-5000, coupant la caméra à chaque phrase et devant reprendre ensuite en tentant de reconstituer un discours. Bien sûr, le discours n’était pas celui que j’aurais tenu sans ces interruptions mécaniques qui fragmentaient mon discours. Il m’échappait même si je le prononçais par ma bouche, suivant son fil il se perdait et c’est ce que je recherchais : l’inconsistance conquise.

Peut-être n’ai-je jamais cherché que cette contrariété, être interrompu pour poursuivre, non pas « me » poursuivre ou que « ça » se poursuive, mais que la poursuite ait lieu, ni en moi, ni hors de moi, mais à l’épiderme.

Peut-être est-il plus difficile de décrire ce qui arrive dans les images puisque l’imagination prend le relais de la pensée et nous ne disposons pas d’un langage approprié. Essayons. Lorsque j’explore l’espace latent grâce à des prompts, et après avoir souvent fait des apprentissages spécifiques, je le fais à la manière d’un aveugle qui utilise les mots comme une canne d’aveugle pour toucher à distance. Quand l’image est générée, elle l’est en série, par un jeu de variations des mots et du « seed ». Cette série est l’image d’une partie de l’espace latent que je peux décider d’explorer ou d’abandonner pour me diriger ailleurs. Or, il faut le remarquer, je n’ai jamais découvert une partie de cet espace de façon volontaire en formant le projet dans ma tête de faire apparaître telle ou telle chose, de diriger cet espace. J’ai plutôt été l’occasion qu’autre chose arrive, en flânant, en dérivant dans des fragments de l’espace latent. La production visuelle m’étonne, parfois je m’y arrête sans doute, je me l’approprie par l’exploration. C’est donc un jeu de chance où je parie sur un petit espace parce que je veux lui laisser sa chance, je souhaite lui donner une place.

C’est donc aussi une forme d’interruption, non plus de la pensée langagière, mais de l’imagination. Ce n’est pas la même interruption, car le flux des deux facultés est fort différent. L’un est en enchaînement ou un emboîtement de lettres, de mots, de phrases, de paragraphes. L’autre est une mise en série qui nous rend sensibles aux différences, aux variations, aux passages d’une image à une autre, décrivant un monde qui n’est contenu dans aucune image, mais qui les traversent. Est-ce nécessaire de reconstituer l’histoire des peintres qui ont souhaité suspendre leur imagination anticipatrice et qui ont formé le projet non que l’image arrive par elle-même à la manière d’une révélation, mais qu’ils deviennent l’occasion pour qu’autre chose arrive, une chose qui n’a pas été anticipée et qui mérite d’être ? Les Grecs nommaient cela Diké (Δίκη), la chance et sans doute est-ce cette interruption de mes facultés que je cherche depuis toujours pour être l’occasion d’autre chose.


It’s a question of interrupting the thought to continue.

A step gained.

We don’t want to replace the human being – he’s already so mortal and fragile – and then, in order to take his place, we’d have to be able to recognize it, to be able to stand in front of it and consider it as if from the outside, as if through this gaze we were consistent. Every discourse of replacement is a discourse of identity, of identity lost, identity regained. If we lay siege to it, it’s to, at least negatively, imagine its place. Through a hollow.

The conjuration first conjures itself.

When I write a text with an AI, I start a sentence and the software continues. One might think that this pursuit is a pas de deux where I influence it (since it continues) and it influences me (since I continue), but the AI interrupts me. It suspends the flow of my consciousness, not to stop it purely and simply, but to counteract it with a background noise, a rumble that is that of our culture, which today has taken the form of a latent, statistical space. In fact, it’s always “me” who’s writing, trying to rebalance myself, to find myself, to carry on, despite the interruptions that take the flow of my consciousness out of time and into space.

At the age of 22, in the secrecy of my student room, I recorded myself autoscopically with a V-5000, cutting the camera off at each sentence and then having to start again as I tried to reconstruct a speech. Of course, the speech was not the one I would have given without the mechanical interruptions that fragmented it. It escaped me even if I pronounced it with my mouth, following its thread it got lost, and that’s what I was looking for: conquered inconsistency.

Perhaps all I’ve ever sought is this contrariness, to be interrupted in order to pursue, not “me” pursuing or “it” pursuing, but for the pursuit to take place, neither inside me nor outside me, but on the epidermis.

Perhaps it’s more difficult to describe what happens in images, since imagination takes over from thought and we don’t have an appropriate language. Let’s give it a try. When I explore latent space with prompts, and often after specific training, I do so in the manner of a blind man who uses words like a cane to touch from a distance. When the image is generated, it’s in series, through a play of variations on words and “seed”. This series is the image of a part of the latent space that I can decide to explore or abandon to go elsewhere. However, it should be noted that I have never discovered a part of this space voluntarily, forming a project in my head to make this or that appear, to direct this space. Rather, I’ve been the occasion for something else to happen, wandering around, drifting into fragments of latent space. I’m surprised by the visual production, and sometimes I stop and explore it, making it my own. It’s a game of chance where I bet on a small space because I want to give it a chance, I want to give it a place.

So it’s also a form of interruption, no longer of linguistic thought, but of the imagination. It’s not the same interruption, because the flow of the two faculties is very different. One is a sequence or interlocking of letters, words, sentences and paragraphs. The other is a series that makes us sensitive to differences, variations, transitions from one image to another, describing a world that is not contained in any one image, but runs through them all. Is it necessary to reconstruct the history of painters who wished to suspend their anticipatory imagination and who formed the project not that the image would arrive by itself in the manner of a revelation, but that they would become the occasion for something else to arrive, something that had not been anticipated and that deserved to be? The Greeks called this Diké (Δίκη), luck, and no doubt it’s this interruption of my faculties that I’ve always been looking for to be the occasion for something other.