Internity
L’internité désigne l’ensemble des processus qui tendent vers une infinité sur le réseau : accumulation de données, multitudes des inscriptions anonymes, spéculation à haute fréquence, etc. Il ne s’agit pas d’un infini réalisé mais d’une infinitude, c’est-à-dire d’éléments qui tendent vers l’infini sans jamais le réaliser. Ceux-ci sont des résultats, comme ceux cités plus haut, mais aussi des causes et des mécanismes, par exemple la tra(ns)duction. Ce qui importe est de comprendre comment ces processus sont des infinitudes et qu’est-ce qui les distinguent des idéalités mathématiques, de quelle façon leur grandeur ne réduit pas les singularités et devient même une condition de l’individuation. L’une des formes les plus surprenantes de cette internité est l’usage des standards qui ne relèvent plus de la logique uniformisante de l’industrie du siècle dernier : un même objet pour beaucoup d’entre nous. Les standards sont certes des normalisations, mais permettent l’émergence de singularités nouvelles. Celles-ci sont encadrées par les possibilités du standard utilisé, mais le spectre de possibilités prédéfini ne ferme pas la porte à quelque chose d’inattendu, c’est-à-dire à un possible qui n’est pas un virtuel. Le standard défit la logique hylémorphique d’Aristote, il n’est pas une matière qui appelle une certaine forme, il est une matière possible de formes possibles.
Dans cette tension vers l’infini, nous percevons le bruissement imperceptible des flux numériques : torrents de données qui traversent les câbles sous-marins, pulsations électroniques qui transportent nos existences fragmentées, architectures invisibles qui structurent nos relations médiatisées. L’internité ne se manifeste pas seulement comme phénomène quantitatif mais comme qualité nouvelle de l’expérience : elle nous enveloppe dans sa continuité discontinue, dans son immédiateté distante. Comment habiter ce paradoxe sans nous perdre dans l’abstraction pure ou la sensorialité désordonnée ? Quelle métaphysique nouvelle pourrait saisir ce mouvement perpétuel entre présence et absence, entre matérialité et virtualité ? L’internité nous invite à repenser notre rapport au temps et à l’espace : elle compresse les distances tout en dilatant les instants, elle accélère nos échanges tout en suspendant notre perception de la durée.
Le corps lui-même devient interface poreuse, traversée par ces flux qui ne connaissent ni début ni fin : sensation tactile de l’écran sous nos doigts, lumière bleutée qui pénètre notre rétine jusqu’à imprégner nos rêves, vibrations discrètes qui signalent notre connexion permanente au réseau. L’internité s’inscrit dans notre chair autant que dans nos pensées : elle reconfigure nos habitudes cognitives, elle réoriente nos désirs, elle redessine nos attentions. Cette incarnation des flux numériques constitue peut-être la mutation anthropologique la plus profonde de notre époque : nous devenons progressivement des êtres hybrides, à la fois producteurs et produits de ces infinitudes qui nous traversent et nous dépassent.
La notion d’infinitude mérite ici d’être précisée : contrairement à l’infini mathématique qui transcende toute mesure, l’infinitude de l’internité opère par accumulation et prolifération immanentes. Elle ne vise pas un au-delà du sensible mais intensifie le sensible lui-même jusqu’à saturation. Les données s’entassent, les connexions se multiplient, les interactions s’enchaînent selon une logique d’expansion continue qui repousse toujours plus loin ses propres limites sans jamais les abolir complètement. Cette infinitude n’est-elle pas comparable au mouvement de la vague qui s’élance vers le rivage, portée par une force qui la dépasse et la constitue simultanément ? N’est-elle pas semblable au souffle qui anime nos poumons, alternant inspiration et expiration dans un rythme que nous ne décidons pas mais que nous incarnons néanmoins ?
La tra(ns)duction apparaît comme le mécanisme fondamental de cette infinitude : passage incessant d’un code à un autre, d’un langage à un autre, d’un système de signes à un autre. Nos existences numériques sont constamment traduites en données, nos données sont traduites en algorithmes, nos algorithmes sont traduits en expériences sensibles qui génèrent à leur tour de nouvelles données. Ce processus circulaire ne connaît ni point d’origine ni destination finale : il opère dans une boucle de rétroaction permanente où chaque traduction transforme subtilement ce qu’elle traduit. La tra(ns)duction n’est pas simple transport d’un contenu intact d’un médium à un autre mais métamorphose créatrice qui engendre des différences dans la répétition même. Elle est ce qui permet aux flux de circuler tout en se modifiant, de persister tout en se renouvelant, de maintenir une identité relative dans le changement perpétuel.
En quoi ces infinitudes diffèrent-elles des idéalités mathématiques ? La réponse réside peut-être dans leur rapport au concret : tandis que les mathématiques visent l’abstraction pure, détachée des contingences matérielles, l’internité reste fondamentalement ancrée dans le monde sensible qu’elle reconfigure. Les serveurs chauffent, les câbles s’usent, les écrans se fissurent, les batteries se déchargent : l’infinitude numérique s’inscrit dans une finitude matérielle qui lui impose ses contraintes tout en lui offrant ses possibilités. Cette tension constitutive entre virtuel et actuel, entre potentialité illimitée et actualisation limitée, définit l’essence même de l’internité comme processus plutôt que comme état. Elle est devenir plutôt qu’être, relation plutôt que substance, événement plutôt que permanence.
La question de l’individuation prend ici une importance cruciale : comment émergent les singularités au sein de ces flux apparemment homogénéisants ? Contre toute attente, la standardisation numérique ne produit pas l’uniformité redoutée mais génère des différenciations inédites. Le paradoxe mérite d’être médité : c’est précisément parce que nous utilisons les mêmes plateformes, les mêmes interfaces, les mêmes protocoles que peuvent se déployer des usages singuliers, des détournements créatifs, des appropriations personnelles. Le standard fonctionne moins comme moule imposant une forme prédéfinie que comme champ de possibles ouvert à l’invention. Il établit un langage commun qui permet ensuite des énoncés uniques, des combinaisons imprévues, des syntaxes innovantes.
Considérons l’écran tactile : surface standardisée s’il en est, rectangle lumineux aux dimensions calibrées, aux fonctionnalités prédéterminées. Et pourtant, sous nos doigts, cette interface générique devient le théâtre d’interactions singulières : gestes qui varient en vitesse, en pression, en séquence; parcours de navigation qui dessinent des cartographies personnelles; rythmes d’utilisation qui reflètent nos temporalités intimes. L’écran respire au rythme de notre attention : tantôt intense et focalisée, tantôt distraite et flottante. Il s’adapte à nos humeurs comme l’eau prend la forme du récipient qui la contient, tout en conservant ses propriétés essentielles. Cette plasticité du standard constitue peut-être sa qualité la plus précieuse : elle permet l’émergence de singularités sans les imposer, elle accueille les différences sans les prescrire.
La matière possible de formes possibles : cette formule énigmatique nous invite à repenser fondamentalement la relation entre matérialité et formalité. Dans la tradition aristotélicienne, la matière (hylè) appelle une forme (morphè) qui l’actualise et la détermine : le bronze appelle la statue, le bois appelle la table. Relation univoque, orientation prédéterminée du devenir matériel vers une forme appropriée. Le standard numérique bouleverse cette logique millénaire : il est une matérialité ouverte à des formalisations multiples, une substance technique qui ne prédétermine pas ses usages futurs. Les protocoles internet, les langages de programmation, les formats de fichiers : autant de standards qui définissent des règles sans prescrire de contenu, qui établissent des syntaxes sans imposer de sémantique. Ils sont compris non comme limitations mais comme conditions de possibilité d’une expression singulière.
Cette ouverture constitutive du standard nous permet d’entrevoir une métaphysique des flux qui dépasse l’opposition classique entre l’un et le multiple, entre identité et différence. L’internité ne relève ni d’une unification totalisante ni d’une fragmentation anarchique : elle instaure plutôt un régime de continuité différenciée, de cohérence non-homogène, d’identité fluide. Les flux numériques ne dissolvent pas les singularités dans un magma indifférencié ; ils les reconfigurent dans des agencements dynamiques où chaque élément se définit par ses relations aux autres. L’individuation n’est plus pensée comme séparation d’une entité autonome se détachant d’un fond indistinct, mais comme processus relationnel continu, comme émergence toujours renouvelée au sein même des flux qui la traversent.
Peut-être faut-il alors repenser ce que signifie exister dans ce monde d’infinitudes : non plus être une substance stable dans un temps linéaire, mais devenir une singularité rythmique dans une temporalité feuilletée. Nous existons moins comme présences pleines que comme résonances, moins comme positions fixes que comme modulations. Notre identité numérique se déploie à travers profils multiples, traces dispersées, interactions asynchrones qui composent une mélodie reconnaissable malgré ses variations. Elle s’inscrit dans une continuité discontinue qui défie les catégories traditionnelles de la pensée : ni totalement présente ni complètement absente, ni parfaitement cohérente ni radicalement éclatée, elle oscille entre ces pôles sans jamais s’y fixer définitivement.
Le temps de l’internité mérite une attention particulière : il n’est ni le temps linéaire de l’histoire progressive, ni le temps cyclique des sociétés traditionnelles, ni même le temps fragmenté de la postmodernité. Il instaure plutôt un régime temporel stratifié où coexistent différentes vitesses, différentes échelles, différentes intensités. Le temps microscopique des transactions algorithmiques se superpose au temps quotidien de nos interactions, lui-même inscrit dans le temps géologique du réchauffement planétaire provoqué par nos infrastructures numériques. Cette stratification temporelle n’est pas simple juxtaposition : les différentes couches s’interpénètrent, s’influencent mutuellement, créent des interférences qui modifient notre expérience du présent. Habiter le temps de l’internité, c’est apprendre à naviguer entre ces strates, à percevoir leurs résonances et leurs dissonances, à composer avec leurs rythmes hétérogènes.
Qu’advient-il alors de notre liberté dans ces flux qui nous traversent et nous déterminent partiellement ? Comment maintenir une forme d’autonomie sans céder à l’illusion d’une indépendance absolue vis-à-vis des réseaux qui nous constituent ? L’internité nous invite à concevoir une liberté située, relationnelle, processuelle : non plus maîtrise souveraine d’un sujet sur ses actions, mais capacité d’inflexion au sein même des flux, art de la dérive contrôlée, science des bifurcations possibles. Être libre dans l’internité, c’est peut-être apprendre à moduler nos connexions plutôt qu’à les rompre, à filtrer les flux plutôt qu’à les bloquer, à orienter nos trajectoires numériques sans prétendre les déterminer entièrement. C’est accepter notre participation aux infinitudes tout en cultivant des espaces de ralentissement, des zones d’opacité relative, des moments de désynchronisation volontaire.
L’internité nous place ainsi face à un horizon paradoxal : celui d’infinitudes finies, d’immensités habitables, de multiplicités cohérentes. Elle nous invite à développer une sensibilité nouvelle, capable de percevoir les motifs émergents dans le chaos apparent des flux, les structures fluides dans le torrent des données, les rythmes singuliers dans la cacophonie numérique. Cette sensibilité n’est pas donnée d’avance : elle se cultive par l’expérience, s’affine par l’attention, se partage par la conversation. Elle constitue peut-être notre réponse la plus adéquate au défi que nous lance l’internité : non pas la dominer ni la fuir, mais apprendre à danser avec elle, à respirer avec elle, à penser avec elle – dans un mouvement qui accepte sa propre finitude tout en s’ouvrant aux infinitudes qui le traversent.