L’inhabitable

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Ceux qui campent chaque jour plus loin du lieu de leur naissance, ceux qui tirent chaque jour leur barque sur d’autres rives, savent mieux chaque jour le cours des choses illisibles; et remontant les fleuves vers leur source, entre les vertes apparences, ils sont gagnés soudain de cet éclat sévère où toute langue perd ses armes.
(Saint-John Perse)

L’homme est ce ne pas pouvoir rester et toutefois ne pas pouvoir quitter sa place.
(Martin Heidegger)

 

La nouvelle est tombée : dans un lointain passé, la planète Mars aurait pu accueillir de la vie. Cette possibilité suspendue à un temps immémorial est redoublée parce qu’il ne s’agit pas même de traces fossiles de vie, mais seulement d’une capacité. Mars aurait pu accueillir de la vie, ceci veut dire que cette planète aurait pu être habitable. Mais habitable pour qui ?

Par une telle recherche désespérée à travers le cosmos de planètes habitables, fut-ce dans le passé ou dans le futur, nous ne menons pas seulement une recherche scientifique pragmatique, nous poursuivons une question métaphysique qui a pour objectif de nous placer, nous les humains, nous les vivants, au cœur de l’univers. Au plus profond de cette immensité spatiale ce qui nous importe toujours et encore c’est notre place. Cette anthroposcène est le plus souvent spéculative : il ne s’agit aucunement de se questionner sur ce qui est mais ce qui était, sur ce qui sera, plus encore sur ce qui pourrait être.

L’être-là qui se projette dans l’espace sidéral porte avec lui sa préoccupation fondamentale : trouver un lieu où déployer son habitation, un sol sur lequel ériger sa demeure. Mais qu’est-ce qu’habiter dans cette dimension cosmique ? Le verbe « habiter » vient du latin habitare, fréquentatif de habere qui signifie « avoir ». Habiter, c’est donc avoir de façon répétée, c’est posséder dans la durée, c’est inscrire sa présence dans un lieu. L’habitation n’est pas seulement occupation d’un espace, elle est appropriation, transformation, déploiement d’un monde. Comme l’écrivait Heidegger : « Être homme veut dire : être sur terre comme mortel, c’est-à-dire : habiter. »

Mais l’habiter cosmique est-il du même ordre que l’habiter terrestre ? Lorsque nous scrutons l’espace à la recherche de planètes habitables, nous cherchons des conditions physico-chimiques compatibles avec notre forme de vie : présence d’eau liquide, atmosphère, températures modérées. L’habitabilité est réduite à ses conditions matérielles, comme si l’habiter n’était qu’une question de survie biologique. Or, l’habiter authentique implique bien plus : il suppose un rapport poétique au lieu, une capacité à y déployer un monde, à y tisser des relations signifiantes.

Cette recherche obstinée de l’habitable révèle une angoisse fondamentale : celle de notre finitude terrestre. La Terre, notre demeure primordiale, nous apparaît désormais comme précaire, menacée par nos propres actions. L’anthropocène – cette époque géologique marquée par l’impact décisif de l’activité humaine sur l’écosystème terrestre – nous place face à la possibilité d’une inhabitabilité future de notre propre planète. Paradoxe inquiétant : au moment même où nous prenons conscience de notre responsabilité envers la Terre, nous cherchons déjà ailleurs un refuge potentiel.

L’habitabilité d’une planète est toujours pensée en fonction d’un habitant présupposé, et cet habitant, c’est nous ou nos semblables. La vie que nous cherchons dans le cosmos est une vie à notre image, une vie qui partagerait avec nous certaines conditions fondamentales d’existence. Cette projection anthropocentrique traverse toute notre cosmologie scientifique : nous mesurons l’univers à notre aune, nous le pensons à partir de nos catégories, nous le questionnons selon nos préoccupations. Comme le soulignait Derrida, notre pensée est toujours déjà marquée par un logocentrisme qui est aussi un anthropocentrisme : nous ne pouvons penser l’autre qu’à partir du même, l’étranger qu’à partir du familier.

Nous observons les planètes, leur formation et leur disparition, pour comprendre les principes processuels, les possibilités planétaires en-deçà de leurs capacités réelles et singulières, comme si nous cherchions à produire une planète parfaite de toutes pièces. Cette possibilité spéculative nous apaise, l’habitable nous accueille, et nous nous reposons sur ce sol qui n’est certes pas si ferme que le terrestre, parce qu’il n’est que possible, mais qui nous offre malgré tout une assise intellectuelle. Habiter le cosmos serait donc possible.

Mais cette possibilité n’est-elle pas elle-même une illusion, un effet de notre incapacité à penser l’inhabitable comme tel ? L’inhabitable n’est pas simplement le non-habitable, le pas-encore-habitable ou le plus-jamais-habitable : il est ce qui échappe fondamentalement à notre saisie, ce qui résiste à notre appropriation, ce qui demeure irréductiblement autre. L’inhabitable est peut-être le nom même de cette altérité radicale que nous ne cessons de réduire à nos schèmes familiers.

L’inhabitable nous confronte à une double limite : limite de notre pouvoir d’habitation, mais aussi limite de notre pensée qui ne peut concevoir ce qui échappe à ses catégories. Comment penser ce qui n’est pas pour nous, ce qui existe en dehors de toute relation à notre existence ? Cette question nous place au seuil d’une pensée paradoxale : penser l’impensable, concevoir l’inconcevable, approcher ce qui par définition se dérobe à toute approche.

Les moyens déployés pour cette recherche scientifico-spéculative sont importants et nous devons comprendre la pulsion qui la détermine, cette tension nous menant à trouver coûte que coûte une autre planète d’accueil. Qu’est-ce que l’accueil ? Trouver une exoplanète dotée d’atmosphère est sans doute l’un des objectifs principaux des observations astronomiques actuelles.

L’accueil, du latin ad-colligere, signifie « recueillir vers soi ». Être accueilli, c’est être reçu, être admis, être reconnu dans sa présence. Mais qui accueille qui dans cette quête cosmique ? Est-ce la planète qui nous accueille ou est-ce nous qui l’accueillons dans notre système de pensée, dans notre conception de l’habitable ? L’hospitalité cosmique est-elle possible ou bien ne faisons-nous que projeter sur l’univers notre propre désir d’être accueillis, d’échapper à la menace de l’errance absolue ?

Dans sa réflexion sur l’hospitalité, Derrida distingue l’hospitalité conditionnelle (soumise à des lois, à des critères, à des conditions) et l’hospitalité inconditionnelle (ouverture absolue à l’autre, quel qu’il soit). Notre quête de planètes habitables relève manifestement de la première : nous posons des conditions précises à l’habitabilité, nous définissons ce qui peut nous accueillir selon nos propres critères. Mais l’univers, dans son altérité radicale, ne nous propose-t-il pas une forme d’hospitalité inconditionnelle, une ouverture infinie qui précisément ne nous « attend » pas, ne nous « prévoit » pas, et par là même nous laisse la possibilité d’exister ?

La question qui reste alors occultée et en suspens est le statut de toutes les autres planètes qui sont inhabitables. Lorsque nous en avons défini le statut anthropoexcentré (nous ne pouvons y mettre les pieds), nous cherchons parfois à savoir si avec les technologies nous pourrions y habiter malgré tout, grâce à quelques bâtiments innovateurs. Les technologies sont ici aussi spéculatives, le bâti reste un plan le plus souvent irréalisable pour des raisons économiques et sans doute il y a quelque jouissance à voir l’image d’un projet architectural irréalisable, facteur d’imaginaire.

Cette jouissance n’est pas anodine : elle révèle notre rapport fondamental à l’inhabitable comme défi, comme provocation, comme appel à un dépassement. La technologie apparaît alors comme ce qui pourrait nous permettre d’habiter l’inhabitable, de transformer l’hostilité en hospitalité, l’étranger en familier. Mais n’y a-t-il pas dans cette ambition prométhéenne une violence fondamentale, une négation de l’altérité de l’inhabitable ? En voulant rendre habitable ce qui ne l’est pas, ne nions-nous pas la spécificité même de ces mondes autres, leur droit à exister en dehors de toute relation à notre présence ?

La technè peut alors être définie comme ce qui comble l’inhabitable, un supplément permettant de replacer l’être humain au centre au moment même où il ne l’était plus. Ainsi, on passe de la fréquence lente des flux minéraux à celle rapide des flux technologiques.

Ce supplément, au sens derridien, n’est pas un simple ajout extérieur : il révèle une absence, un manque, une insuffisance au cœur même de ce qu’il vient compléter. Si la technologie est le supplément de l’inhabitable, c’est que l’inhabitable lui-même est déjà marqué par une trace de l’habitable, par la possibilité même de sa transformation. Le supplément technologique ne vient pas simplement s’ajouter à une réalité pleine et autosuffisante : il s’insère dans une faille, dans une béance qui était déjà là.

Cette logique du supplément nous invite à repenser la distinction même entre l’habitable et l’inhabitable. Ces catégories ne sont pas simplement opposées, elles sont enchevêtrées, contaminées l’une par l’autre. L’habitable porte toujours en lui la trace de l’inhabitable qu’il a dû écarter, domestiquer, apprivoiser. Et l’inhabitable garde toujours la trace d’une habitabilité potentielle, fût-elle pour d’autres formes de vie que la nôtre.

Notre regard envers les planètes non seulement inhabitables mais aussi inaménageables, est particulier. Puisque nous n’avons plus notre place spéculative sur ces surfaces, nous nous en détournons, nous estimons que ces milliards de milliards de planètes sont comme des masses indifférentes. L’inhabitable et l’inconstructible à échelle intergalactique pourraient constituer une bonne définition à ce qu’est la matière en soi et pour soi. Une matière sur laquelle nous ne pouvons pas être accueillis, une matière qui nous résiste, qui ne nous concerne pas et dont nous nous détournons. La matière est cet impossible (pour nous).

Cet impossible nous renvoie à notre propre finitude, à notre contingence cosmique. Il nous rappelle que notre existence n’était pas nécessaire, que l’univers n’avait pas besoin de nous pour exister. Comme l’écrivait Heidegger : « Et cela, c’est la voûte céleste, ce sont les astres, c’est la mer, c’est la terre, c’est ce qui menace constamment l’homme, mais en même temps le protège aussi, le soutient, le porte et le nourrit; c’est ce qui, menaçant et supportant ainsi, règne de soi-même, sans l’intervention de l’homme. »

Cette indifférence cosmique n’est pas simplement négative : elle est aussi la condition de notre liberté. C’est parce que l’univers ne nous attend pas, ne nous prescrit pas une place déterminée, que nous pouvons créer notre propre demeure, inventer notre propre façon d’habiter. L’inhabitable n’est pas seulement ce qui nous limite : il est aussi ce qui nous ouvre à la possibilité d’une habitation authentique, c’est-à-dire d’une habitation qui ne serait pas simple occupation d’un lieu pré-donné, mais création d’un monde.

Habiter, dans sa dimension la plus profonde, n’est pas s’adapter à un environnement : c’est transformer un espace en lieu, c’est inscrire dans la matière indifférente la trace d’une présence, d’une histoire, d’un sens. L’habitation authentique n’est pas domination, mais dialogue : dialogue avec un lieu qui résiste, qui propose ses propres contraintes et ses propres possibilités.

Cette conception dialogique de l’habitation nous invite à repenser notre rapport aux planètes dites inhabitables. Et si, au lieu de chercher à les rendre habitables selon nos critères, nous apprenions à les « habiter » autrement ? Non pas en y établissant notre demeure physique, mais en établissant avec elles une relation significative, en les intégrant dans notre compréhension du cosmos, en reconnaissant leur altérité comme constitutive de la nôtre ?

Les technologies contemporaines nous permettent d’habiter virtuellement ces mondes lointains : par l’exploration robotique, par l’observation astronomique, par la modélisation informatique, nous établissons une forme de présence, certes médiée, mais néanmoins réelle. Cette habitation indirecte n’est pas une habitation dégradée ou incomplète : elle est une autre modalité de notre être-au-monde, ou plutôt de notre être-au-cosmos.

L’enjeu n’est donc peut-être pas tant de rendre habitable l’inhabitable que d’élargir notre conception même de l’habitation, de la faire sortir du cadre étroit de la présence physique immédiate. Habiter, ce n’est pas nécessairement être présent corporellement : c’est établir une relation, inscrire une trace, participer à un dialogue.

Dans cette perspective, l’inhabitable n’est plus ce qui s’oppose à notre habitation, mais ce qui la provoque, la stimule, l’élargit. L’inhabitable est ce qui nous pousse à inventer de nouvelles formes d’habitation, à explorer de nouvelles modalités de notre être-au-monde. Il est ce qui, par sa résistance même, nous oblige à sortir de nos schèmes habituels, à repenser nos catégories, à inventer de nouveaux concepts.

L’habitabilité d’une planète n’est donc pas une propriété objective, indépendante de celui qui pourrait l’habiter : elle est une relation, un rapport, une rencontre entre un monde et un habitant potentiel. Et cette relation est toujours médiatisée par des techniques, par des savoirs, par des imaginaires. L’habitabilité est une construction, non pas au sens où elle serait illusoire ou arbitraire, mais au sens où elle émerge d’un processus complexe d’interaction entre différentes réalités.

En ce sens, l’inhabitabilité elle-même est une construction, une façon particulière de nous rapporter à certains mondes, de les catégoriser, de les écarter de notre horizon d’habitation. Mais cette construction n’est pas définitive : elle peut être déconstruite, repensée, transformée. L’inhabitable d’aujourd’hui peut devenir l’habitable de demain, non seulement par des transformations matérielles, mais aussi par des transformations conceptuelles, par de nouvelles façons de penser l’habitation elle-même.