La perception neutre et indifférente des flux
Il y a d’un côté le flux comme idéologie qui trouve sa forme privilégiée dans la mondialisation économique. C’est l’impératif catégorique de fluidification par lequel rien ne doit s’arrêter, tout doit couler sans cesse, aucun barrage, aucune rupture. Cette idéologie du flux est aussi celle de la transparence, véritable utopie économique dans lequel tous les acteurs du marché doivent avoir accès à la même qualité d’information.
Ce monde sans friction que nous promettent les prophètes de la mondialisation heureuse, ne l’ai-je pas rencontré, un jour d’été, dans un aéroport international ? Surfaces lisses de verre et d’acier, mouvements perpétuels des voyageurs se déplaçant comme des particules dans un accélérateur, écrans scintillants affichant en temps réel les arrivées et les départs, transactions invisibles des cartes de crédit : tout conspirait à créer l’illusion d’un univers parfaitement huilé, sans résistance, sans opacité. J’étais fasciné et simultanément mal à l’aise face à cette chorégraphie impeccable où chaque friction semblait abolie, où tout paraissait s’écouler selon un plan préétabli. N’est-ce pas le rêve ultime du capitalisme tardif ? Cette circulation perpétuelle des corps, des marchandises, des informations, des capitaux — monde de pure transparence où rien ne s’accumule, où rien ne s’arrête, où tout est en mouvement constant. Fluidité sans entrave qui serait, selon ses apologistes, la condition même de notre liberté contemporaine.
D’un autre côté, il y a les flux, dans leur multiplicité irréductible et phénoménologique, qui sont des événements, des états. Il est impossible d’en dresser la liste complète car nous sommes entourés de ces flux qui, à la différence de l’idéologie du flux, sont fragiles, petits, variables. Ce sont des tout petits événements, parfois à peine perceptible et c’est pour cela qu’il faut y faire attention.
Ces micro-événements, je les ai observés un matin de printemps, assis sur un banc public dans un parc urbain : gouttes de rosée glissant lentement le long d’un brin d’herbe, fourmis traçant leurs chemins complexes entre les racines d’un arbre, nuages se transformant imperceptiblement dans le ciel, conversations fragmentées des passants dont je ne saisissais que des bribes éparses. N’y avait-il pas, dans cette multitude de flux simultanés, quelque chose d’irréductiblement différent de l’idéologie de la fluidification ? Ces phénomènes n’obéissaient à aucun impératif de transparence ou d’optimisation ; ils étaient là, simplement, dans leur fragilité et leur contingence, dessinant des trajectoires imprévisibles, s’interrompant puis reprenant, se croisant parfois en des configurations éphémères. Ces flux-là ne sont-ils pas la texture même de notre expérience vécue, avant toute abstraction, avant toute mise en système ? Ils se dérobent à notre volonté de maîtrise tout en sollicitant notre attention la plus fine, notre présence la plus complète.
La structure de ces micros événement est pour le moins complexe à analyser parce qu’on ne peut pas les décomposer aisément, leur causalité est multiple, turbulente, comme parsemée d’embûches. Il y a quelque chose qui étonne toujours la perception et le regard face aux nuages, à la circulation routière, à l’eau qui coule, aux gens qui traversent la rue. Tout se passe comme si notre perception était débordée par cette multiplicité irréductible, par toutes ces choses qui semblent se frotter dans les flux. Ceux-ci seraient-ils quelque chose appartenant à la logique du complexe? Rien n’est moins sûr, parce qu’il faut justement dépasser cette question de la complexité qui suppose encore la possibilité, à titre d’idéal régulateur, de la décomposition du complexe en éléments simples. Il faut dépasser cette vision et parvenir avec les flux à tout mettre à plat, à tout mettre au même niveau, au même degré, sans aucune différence, justement pour sauvegarder la multiplicité des différences et ceci sans faire appel à aucune échelle de valeur comparative. Il y a là un tour de force de la pensée de la perception qui doit donner à neutraliser, à rendre neutre l’ontologie des flux.
Ce que le texte désigne comme un « tour de force » n’est-il pas précisément le défi que nous adressent certaines formes d’art contemporain ? Je me souviens de cette installation vidéo où l’artiste avait filmé, pendant des heures, le mouvement des passants dans une gare : projetées simultanément sur plusieurs écrans, ces images créaient une fascinante chorégraphie aléatoire où aucun élément ne semblait privilégié, où aucune hiérarchie ne s’imposait. N’était-ce pas là une tentative de « mettre à plat » les flux, de les présenter dans leur multiplicité irréductible, sans les soumettre à une narration linéaire ou à une interprétation unifiante ? Face à cette œuvre, j’éprouvais simultanément une sensation d’égarement et de libération : égarement devant l’impossibilité de saisir la totalité de ce qui s’offrait à mon regard, libération face à la possibilité d’une attention flottante, vagabonde, qui n’aurait plus à s’ordonner selon des schèmes préétablis.
Car n’est-ce pas là l’exigence fondamentale pour approcher authentiquement les flux : renoncer à la tentation de l’analyse réductrice, abandonner le fantasme d’une décomposition exhaustive qui ramènerait l’inconnu au connu, l’imprévisible au prévisible, le chaotique à l’ordonné ? Les flux nous invitent à une autre modalité de la pensée, plus humble et simultanément plus ambitieuse : humble parce qu’elle renonce à la maîtrise illusoire du réel, ambitieuse parce qu’elle s’ouvre à une complexité qui excède toujours nos catégories. Cette pensée n’est pas simple contemplation passive ; elle est vigilance aiguë, attention soutenue à ce qui, dans le déploiement des flux, échappe constamment à notre prise.
Le neutre et l’indifférenciation doivent mener à rendre pensable la solitude des flux. Ils sont sans nous. Nous pourrions disparaître et le fait que nous puissions penser notre propre absence n’est pas le signe que celle-ci est le fruit que de notre pensée mais simplement que la pensée peut se tourner vers cette étrangeté, car ce dehors, la seconde qui existe sans nous. Bien sûr, il y a toujours un doute, toujours un risque, toujours un trouble de savoir ce qui est en nous et ce qui est hors de nous. Nous ne pourrons jamais simplement défendre une logique de l’absolu ou de la subjectivité. Il faudra revenir, par des détours parfois, à ces questions. Les flux sont sans moi parce que justement s’ils peuvent déborder, s’ils peuvent venir à manquer, c’est que leur mode de présence est indépendant. Et c’est pour cela que malgré toutes les techniques humaines, qui sont sans aucun doute d’abord des techniques permettant de réguler et de contrôler les flux, ceux-ci, les flux, ne peuvent jamais être complètement maîtrisés. Ils gardent toujours une part de solitude. Quelque chose dans les flux est irréductible sans pourtant être compact, car les flux ne sont pas ramassés sur eux-mêmes, ils ne cessent au contraire de se diviser, de se répandre, de s’excéder. Ils ne sont pas des substances mais des états sans support substantiel pour se concrétiser.
Cette « solitude des flux » n’est-elle pas ce qui nous saisit, parfois, face à certains spectacles naturels qui semblent nous ignorer souverainement ? Je me souviens de cette nuit passée en montagne, où j’observais le déferlement des nuages entre les sommets : masses vaporeuses glissant silencieusement, se déchirant contre les arêtes rocheuses, s’étirant en volutes fantomatiques avant de disparaître dans l’obscurité — tout ce théâtre d’ombres et de lumières se déroulait avec une parfaite indifférence à ma présence. N’était-ce pas là l’expérience concrète de ce que le texte nomme « le dehors, la seconde qui existe sans nous » ? Ces flux atmosphériques existaient bien avant l’apparition de l’humanité sur Terre et continueront leur danse bien après notre disparition : ils sont radicalement étrangers à notre temporalité, à nos préoccupations, à nos valeurs.
Cette indépendance fondamentale des flux ne nous condamne-t-elle pas à une certaine mélancolie, à la conscience aiguë de notre marginalité cosmique ? Peut-être. Mais n’est-elle pas aussi l’occasion d’une forme particulière de joie, celle que procure la rencontre avec ce qui nous excède infiniment, avec ce qui résiste à notre volonté d’appropriation ? Les flux, dans leur solitude essentielle, nous offrent paradoxalement la possibilité d’une relation non possessive au monde, d’une attention qui ne cherche pas à capturer son objet mais à l’accompagner momentanément dans son déploiement autonome.
Car si les flux sont « sans nous », nous ne sommes pas pour autant absolument séparés d’eux : nous y participons, nous sommes traversés par eux, nous sommes nous-mêmes, d’une certaine façon, des complexes de flux — biologiques, énergétiques, informationnels, affectifs. Notre corps n’est-il pas lui-même un système métastable de flux en interaction constante : flux sanguin, flux nerveux, flux respiratoire, flux hormonal ? Notre conscience même n’est-elle pas plus semblable à un courant qu’à une substance, à un processus qu’à un état ? Il y a là un paradoxe fondamental : nous sommes simultanément dans les flux et face à eux, participants et observateurs, emportés par eux et tentant de les saisir par la pensée.
Ce dont nous parlons ici peut sembler bien abstrait mais finalement il en va d’abord d’un mode de perception, d’une esthétique véritable des flux. Il faut dans un premier temps changer notre manière de percevoir, changer corps, changer ses habitudes et ses intuitions, son conditionnement. Lui apprendre, à ce corps, à sentir autrement, à sentir hors de lui, à penser son étrangeté, et l’autre étrangeté celle des flux. À moins de faire cet effort on risquerait alors d’être enfermé en soi, dans une subjectivité qui resterait tributaire d’elle-même. Mais justement les flux, leur fragilité même, offrent la possibilité d’une autre pensée qui doit s’adapter de part en part à son objet, parce que les flux ne sont pas seulement objets pour un sujet, ils ne sont pas simplement dans ce rapport, ils nous excèdent.
Cette exigence d’un « changement de corps » n’évoque-t-elle pas certaines pratiques spirituelles ou artistiques qui visent précisément à transformer notre rapport sensible au monde ? Je me souviens de cet atelier de danse contemporaine auquel j’avais participé : pendant des heures, nous avions exploré les possibilités de mouvement de nos corps en relation avec les flux d’air, d’eau, de sons qui traversaient l’espace. Il ne s’agissait pas d’imiter ces flux mais de s’y abandonner, de s’y fondre momentanément, de devenir soi-même flux parmi les flux. N’était-ce pas là une tentative concrète de réaliser cette « esthétique véritable » dont parle le texte ? Une manière d’éduquer la sensibilité à percevoir ce qui, habituellement, lui échappe, à s’ouvrir à ces microphénomènes qui constituent la trame invisible du réel ?
Car l’enjeu est bien celui-là : sortir de l’enfermement dans une subjectivité close sur elle-même, dans une conscience qui ne reconnaîtrait dans le monde que ce qu’elle y a préalablement projeté. Les flux, dans leur altérité radicale, dans leur indépendance obstinée, nous offrent précisément la possibilité d’une telle sortie, d’une telle ouverture. Ils nous invitent à une forme de décentrement, d’ex-stase (au sens étymologique d’un « se tenir hors de soi ») qui serait simultanément une intensification de notre présence au monde et une reconnaissance de notre participation à quelque chose qui nous dépasse infiniment.
Ce décentrement n’est-il pas d’ailleurs la condition même de toute expérience esthétique authentique ? Qu’est-ce que la contemplation d’un paysage, l’écoute d’une œuvre musicale, la lecture d’un poème, sinon cette capacité à se laisser traverser par des flux de sensations, d’émotions, de significations qui ne viennent pas de nous mais auxquels nous nous rendons disponibles ? L’art, dans ce qu’il a de plus profond, n’est-il pas précisément cette invitation à sortir de soi pour accueillir l’étrangeté du monde, pour entrer en résonance avec des flux qui nous excèdent ?
L’idéologie des flux correspond à la relation instrumentale à la technique, à ce qui étant sous-la-main disparaît dans son usage. L’expérience des flux correspond quant à elle à la finitude technologique, c’est-à-dire à une relation non-fluide, accidentée, variable aux technologies qui ne cessent de s’approcher et de s’éloigner, restant à-portée-de-main.
Cette distinction finale n’éclaire-t-elle pas d’un jour nouveau notre rapport contemporain aux technologies numériques ? D’un côté, l’idéologie des flux qui rêve d’interfaces parfaitement transparentes, d’une connectivité absolue, d’une disponibilité permanente de l’information — utopie technicienne où la médiation technologique s’effacerait dans la pure immédiateté de son usage, où le medium deviendrait invisible au profit du message qu’il véhicule. De l’autre, l’expérience concrète que nous faisons quotidiennement de ces technologies : pannes imprévisibles, incompatibilités frustrantes, obsolescences programmées, complexités irréductibles — autant de frictions qui nous rappellent constamment la matérialité têtue des dispositifs, leur résistance à notre volonté de maîtrise.
Je me souviens de cette journée où, confronté à une panne d’internet, j’avais redécouvert avec étonnement la présence physique de mon routeur : boîtier mystérieux clignotant dans un coin de mon appartement, habituellement oublié dans la transparence de son fonctionnement mais soudain redevenu visible dans sa défaillance. N’était-ce pas là une parfaite illustration de cette « finitude technologique » dont parle le texte ? Ce moment où la technique cesse d’être « sous-la-main » pour redevenir « à-portée-de-main », où elle n’est plus simple instrument docile mais objet doté d’une certaine autonomie, d’une certaine opacité, voire d’une certaine résistance.
Cette expérience de la finitude technologique n’est-elle pas paradoxalement ce qui peut nous sauver de l’idéologie des flux ? Car c’est précisément dans ces moments de friction, d’interruption, de dysfonctionnement que s’ouvre la possibilité d’une relation plus lucide, plus critique, plus créative aux technologies qui nous entourent. Loin de l’idéal d’une fluidité parfaite qui ne ferait que renforcer notre dépendance et notre passivité, ces expériences de la discontinuité nous rappellent notre responsabilité d’usagers, notre capacité d’invention, notre liberté fondamentale face aux dispositifs techniques.
Ainsi, les flux authentiques, dans leur fragilité et leur imprévisibilité, nous invitent à une forme de sagesse technologique qui ne serait ni technophilie béate ni technophobie réactionnaire, mais plutôt une attention vigilante aux tensions, aux contradictions, aux accidents qui constituent la texture même de notre expérience contemporaine. Une sagesse qui saurait reconnaître dans les flux non pas l’idéal d’une transparence absolue mais plutôt la beauté fragile des rencontres contingentes, des configurations éphémères, des turbulences créatrices.
Car les flux, dans leur multiplicité irréductible, dans leur étrangeté fondamentale, dans leur indépendance obstinée, nous offrent peut-être la possibilité d’une relation au monde qui ne serait ni domination ni soumission, mais dialogue patient, attention soutenue, émerveillement renouvelé. Ils nous enseignent une forme particulière d’humilité : non pas résignation passive face à ce qui nous dépasse, mais reconnaissance active de notre inscription dans des processus qui nous précèdent et nous survivront, qui nous traversent et nous constituent sans jamais se réduire à notre compréhension ou à notre maîtrise.
N’est-ce pas là, finalement, ce que nous recherchons dans toute expérience esthétique digne de ce nom : cette capacité à nous ouvrir à ce qui nous excède, à nous laisser transformer par la rencontre avec une altérité qui résiste à toute appropriation définitive ? Les flux, dans leur fragilité même, dans leur évanescence, dans leur irréductible étrangeté, nous offrent précisément cette possibilité : non pas la vaine promesse d’une maîtrise illusoire du réel, mais l’expérience toujours renouvelée d’un émerveillement face à ce qui, dans le monde, demeure irréductiblement autre, irréductiblement vivant.