Indétermination

La réflexion de Gilbert Simondon sur la relation entre automatisme, indétermination et perfectionnement technique nous invite à reconsidérer en profondeur notre conception habituelle des machines et de leur évolution. À rebours d’une vision simpliste qui verrait dans l’automatisation croissante le signe ultime du progrès technique, Simondon propose une perspective bien plus subtile et féconde.

“En fait, l’automatisme est un assez bas degré de perfection,” affirme-t-il, remettant ainsi en question l’idée reçue selon laquelle une machine parfaite serait une machine entièrement prévisible, programmée pour accomplir invariablement les mêmes opérations sans intervention extérieure. Cette conception mécaniste de la perfection technique se trouve dépassée par une vision plus organique et interactive : “Le véritable perfectionnement des machines, celui dont on peut dire qu’il élève le degré de technicité, correspond non pas à un accroissement de l’automatisme, mais au contraire, au fait que le fonctionnement d’une machine recèle une certaine marge d’indétermination.”

Cette marge d’indétermination, loin d’être une faiblesse ou une imperfection, constitue précisément ce qui permet à la machine d’entrer en relation dynamique avec son environnement. C’est par cette ouverture, cette incomplétude délibérée, que la machine devient “sensible à une information extérieure.” Elle acquiert ainsi une forme de réceptivité qui l’éloigne du simple mécanisme déterministe pour la rapprocher d’un système adaptatif capable d’intégrer des variables contextuelles.

Dans cette perspective, le perfectionnement technique ne consiste pas à isoler la machine de son milieu par une programmation exhaustive qui anticiperait toutes les situations possibles, mais au contraire à l’ouvrir à son environnement par des zones d’indétermination calculées. La machine véritablement perfectionnée n’est pas celle qui fonctionne en circuit fermé, selon un programme immuable, mais celle qui maintient une porosité contrôlée aux flux d’informations qui l’entourent.

Cette conception remet en question la distinction traditionnelle entre le naturel et l’artificiel. Comme l’affirme Simondon dans sa seconde citation : “L’opération technique est une opération pure qui met en jeu les lois véritables de la réalité naturelle, l’artificiel est du naturel suscité.” La technique n’apparaît plus comme une rupture avec la nature ou comme son antithèse, mais comme un prolongement, une modalité particulière de son expression. L’artificiel ne s’oppose pas au naturel ; il en constitue plutôt une manifestation provoquée, orientée, mais toujours fondée sur les mêmes lois fondamentales.

Cette vision réintègre la technique dans le champ des processus naturels tout en reconnaissant sa spécificité. Elle nous invite à penser l’évolution technique non comme une progression linéaire vers toujours plus d’automatisation et de contrôle, mais comme un raffinement constant des relations entre déterminisme et indétermination, entre programmation et adaptation, entre clôture opérationnelle et ouverture informationnelle.

Les implications de cette pensée sont considérables pour notre compréhension des technologies contemporaines. À l’heure de l’intelligence artificielle et des systèmes adaptatifs, la vision simondonienne nous aide à percevoir que la véritable sophistication technique ne réside pas dans la rigidité algorithmique mais dans cette capacité à maintenir des zones d’indétermination qui permettent l’apprentissage, l’adaptation et l’évolution en contexte.